La mer Rouge, artère maritime de l’Europe: de la piraterie à la guerre navale? edit
Le 20 novembre dernier, un événement a marqué le monde maritime et la géopolitique navale : le Galaxy Leader, un roulier sous pavillon des Bahamas détenu par une société britannique elle-même contrôlée par un citoyen israélien, a été capturé et détourné vers les côtes du Yémen dans une opération héliportée menée par un commando Houthis. Largement relayé sur les médias et réseaux sociaux, cet incident a été une démonstration opérationnelle du soutien du groupe armé Houthis au Hamas dans leur opposition à Israël exacerbée par la situation dans la bande de Gaza.
Quelques semaines après cette attaque, quelle est la situation sur zone ? Quelles sont les conséquences et réactions locales et circonstancielles ? Plus largement, cet événement s’inscrit dans un contexte géopolitique incertain qui nous interroge sur la dépendance de nos sociétés globalisées à la liberté de navigation maritime.
Un bouleversement rapide des routes maritimes de la mondialisation
Dans les semaines suivant le détournement, plus de trente attaques ciblant des navires marchands ont été recensées dans la zone. Ces actions, exécutées avec une variété de tactiques incluant des drones aériens et de surface, des tentatives d’assaut de vive force ainsi que des missiles antinavires et balistiques, ont souligné la sophistication croissante des capacités militaires des rebelles Houthis ainsi que leur savoir-faire. Réussir à mener de telles opérations, à plusieurs reprises, requiert des capacités de planification, de coordination et d’exécution significatives.
Du fait de ces attaques, le détroit de Bab el Mandeb, point de transit stratégique pour le commerce maritime international qui voit passer 12% du trafic mondial et un million de barils de pétrole par jour, est devenu une zone de haute insécurité, mettant en péril la navigation entre l'Europe et l'Asie. Au début de 2024, le trafic avait diminué de 50% par rapport à l’année précédente passant de plus de 500 navires par semaine à 270 car face à cette menace, les réactions des armateurs ont été immédiates et pragmatiques. Les plus grands armateurs, en particulier ceux spécialisés dans les porte-conteneurs tel que le français CMA/CGM, ont redirigé leurs navires via le sud de l'Afrique. Une décision qui, bien que coûteuse – le tarif du container entre Shanghaï et Rotterdam est passé d’environ 1000 euros à plus de 5000 euros – visait à assurer la sécurité des cargaisons et des équipages, incapables de se protéger face à des agressions de niveau militaire bien supérieures à celles dont ils avaient l’habitude de se prémunir avec les pirates somaliens. Cette situation a également entraîné une augmentation spectaculaire des coûts d'assurance, jusqu’à 100%, reflétant la perception accrue du risque dans la région.
La mer Rouge, oubliée lorsque les flux de la mondialisation s’écoulent sans difficulté, a vu son rôle économique rappelé par cette crise. Dès qu’une artère de la mondialisation se bouche, l’économie mondiale en pâtit…
Les marines sur le pied de guerre
En réponse à ces attaques, les États disposant de capacités navales et aériennes dans la région, notamment les États-Unis avec trois frégates et la Grande-Bretagne et la France avec une frégate chacune, se sont rapidement mobilisés. Leur objectif est double : protéger en priorité les navires sous leur pavillon et maintenir la liberté de navigation dans les eaux internationales.
Les États-Unis ont pris l'initiative dès le 18 décembre en formant la coalition « Prosperity Guardian ». Cette opération, bénéficiant de la structure de commandement existante de la Combined Maritime Force basée à Bahreïn et articulée autour du groupe aéronaval Eisenhower, réunit plusieurs États, dont la Grande-Bretagne, le Canada, le Danemark et la Norvège. La nature des contributions pouvant aller du déploiement d’une frégate comme c’est le cas pour la Grande-Bretagne au détachement d’officiers de liaisons. L’objectif est avant tout de disposer d’un soutien politique élargi démontrant ainsi une approche coordonnée face à la menace. D’ailleurs, le cadre juridique international a été renforcé par les Nations Unies dont le Conseil de sécurité a adopté le 10 janvier la résolution 2722, qui condamne fermement les attaques et fournissant un support légal aux États engagés dans la protection de la navigation maritime.
En complément de cette opération maritime et dans un cadre purement national les États-Unis et la Grand- Bretagne, prenant le risque d’une escalade militaire, ont conduit des frappes sur le territoire yéménite les 11 et 23 janvier dernier. Ces frappes ont ciblé des infrastructures de surveillance, de lancement de drones et de missiles ainsi que de commandement.
Les Américains ont également conduit des opérations spéciales visant à perturber l’approvisionnement en missiles des Houthis par l’Iran via la mer. Cette information, normalement secrète, a été révélée à l’occasion du décès en opération de deux Navy Seals le 11 janvier.
L’intervention française: en solitaire en attendant l’Union Européenne
Consciente des enjeux régionaux, la France dispose de manière quasi permanente de bâtiments de combat dans la zone maritime de l’Océan Indien, zone qui couvre également le golfe Arabo-persique. C’est grâce à ce prépositionnement que la frégate Languedoc a pu être engagée très rapidement. Dès le 9 décembre, puis le 11 décembre la frégate a abattu des drones aériens Houthis qui ciblaient des navires de commerce ou la frégate elle-même.
La position française de collaborer avec « Prosperity Guardian » sans pour autant se placer sous son commandement n’est pas une surprise si on se réfère à engagements maritimes précédents et peut s’expliquer par trois arguments principaux. Le premier est opérationnel, lié à la volonté de conserver une appréciation autonome de la situation et de maîtriser complètement nos règles d’engagement dans un contexte particulièrement volatile. Ces exigences peuvent être intégrées dans les règles de la coalition avec la notion de « Caveat », c’est-à-dire d’exclusion mais ce n’est pas sans générer des contraintes opérationnelles. Le second argument est politique et vise à ne pas associer la France à une opération qui mènerait des actions non conformes à nos intérêts ou notre politique régionale. Il est à ce propos intéressant de noter que les frappes aériennes réalisées par les États-Unis et la Grande Bretagne l’ont été sous contrôle strictement national, en dehors de l’opération « Prosperity Guardian ». Enfin, le troisième argument est stratégique. Comme ce fut le cas avec l’opération « Atalante » face à la menace des pirates somaliens au tournant des années 2010, l’Union Européenne ne peut pas esquiver ses responsabilités car c’est directement sa prospérité qui est en jeu. En ayant en tête les chiffres de notre dépendance à cette route maritime mentionnés ci-dessus, comment l’UE pourrait-elle uniquement se reposer sur nos alliés américains dont les intérêts peuvent être différents voire en compétition et, qui plus est, rentrent en période électorale ? L’action de la France, soutenue notamment par l’Allemagne, pour mettre sur pied une opération aéro-maritime de l’UE au large du Yemen semble prometteuse. Au bilan, collaborer avec « Prosperity Guardian » sans en faire partie, présente de nombreux intérêts, notamment en partage du renseignement, sans pour autant prendre de risque politique et favoriser l’avenir.
L’ensemble de ces initiatives confirme s’il en était besoin le défi opérationnel que constitue la sécurisation dans la durée d’une zone étendue face à une menace de cette intensité.
Deux tactiques sont possibles et le plus souvent combinées.
L’approche par convoi : avant de rentrer dans une zone les navires de commerce sont rassemblés et escortés par des bâtiments de guerre chargés d’assurer leur sécurité. Cette approche est adoptée lorsque le niveau de menace est élevé, les navires à très haute valeur ajoutée et les distances à franchir importantes. Elle fut utilisée avec succès lors de la bataille de l’Atlantique face aux attaques de U-boats allemands. Elle présente l’inconvénient d’être très contraignante pour les navires commerciaux, qui doivent attendre la constitution du convoi et adopter la vitesse du plus lent.
La seconde tactique consiste à répartir des navires de combat le long de l’itinéraire, le trafic étant uniquement contraint de respecter des routes préalablement définies. Cette approche, plus souple pour le trafic mais plus incertaine face à des menaces sophistiquées comme celles mises en œuvre par les Houthis, fut celle adoptée pour lutter contre la piraterie dans le Golfe d’Aden.
Face aux Houthis, il est probable qu’une combinaison des deux tactiques soit adoptée. Les navires les plus précieux ou vulnérables (paquebots, câbliers, navires techniques) bénéficieraient d’une escorte alors que les zones les plus critiques seraient sécurisés par des moyens militaires répartis.
Le vrai défi sera de disposer d’une flotte de frégates et de moyens aériens de surveillance suffisants et dans la durée. En fonction de l’intensité de la menace et de la capacité d’élongation des armes houthies, cela pourrait nécessiter au-delà d’une dizaine de frégates en permanence à la mer.
Aucune marine n’est en mesure de soutenir seule et dans la durée un tel effort, d’où la mise en place de différentes opérations navales combinées avec des frappes à terre pour détruire le potentiel adverse.
Au-delà des opérations militaires, c’est la voie politique et diplomatique qui doit concentrer les efforts de la communauté internationale dans son ensemble et des acteurs régionaux en particulier. Trouver une issue au conflit yéménite prendra du temps car contrairement aux pirates somaliens qui étaient principalement dans une logique financière, les rebelles Houthis inscrivent leur action dans une approche idéologique visant à remettre en cause l’équilibre des forces dans la péninsule arabique.
Si la mise en place de ces opérations échoue à rétablir la confiance des armateurs, le trafic dans la zone restera durablement perturbé. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le trafic commercial entre l’Europe et l’Asie est altéré par la situation géopolitique régionale. Ainsi, après la guerre des 6 jours, le canal de Suez avait été fermé de 1967 à 1975.
Aujourd’hui, alors que nos modèles économiques sont interdépendants, optimisés et à flux tendus – l’usine Tesla de Berlin sera fermée deux semaines début février faute d’approvisionnement logistique – dans une période déjà marquée par l’inflation, cela serait un nouveau coup dur significatif pour notre économie européenne déjà fragile.
La liberté de navigation partout menacée
Au-delà des coûts financiers directs de cette crise, ce sont les conséquences globales de l’inaction qu’il faut considérer. Laisser des bateaux civils se faire attaquer sans réagir, c’est créer un précédent et fragiliser dans son ensemble la liberté de navigation, à Bab el Mandeb comme ailleurs dans le monde. La situation en mer Rouge, comme celle en mer Noire ou dans le détroit de Taïwan et potentiellement demain dans le détroit d’Ormuz, vital pour l’Europe, sont les composantes d’une confrontation plus vaste, menée notamment par la Russie et l’Iran, visant à affaiblir les économies libérales et remettre en cause l’ordre international.
Alors que le plus souvent les sujets maritimes sont éloignés des préoccupations de nos concitoyens et des médias, la situation en mer Rouge constitue une opportunité d’alerter sur les risques pesant sur la liberté de navigation. La relocalisation industrielle en Europe, souhaitable à de nombreux aspects, tant politique que social, économique ou écologique prendra du temps et ne sera jamais complète. Dès lors et pour les décennies à venir, toute remise en cause de cette liberté aura des conséquences très directes et immédiates sur nos économies libérales. Comme le démontrent les Houthis, cette liberté n’est jamais acquise et peut être contestée à tout moment, même par des acteurs non-étatiques ne disposant pas de marine.
À l’heure du réarmement, rappelons-nous la citation de Richelieu : « Les larmes de nos souverains ont le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée. »
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