Retour de l’État? edit

11 juin 2020

Que n’a-t-on entendu quand la pandémie s’est déclarée ! Elle manifestait l’échec d’un capitalisme à courte vue qui sacrifiait la planète aux profits des multinationales. Elle révélait notre négligence coupable face à une mondialisation débridée, nous nous sommes réveillés dépendants de la Chine pour les médicaments et les équipements sanitaires les plus essentiels. Elle mettait à nu la hiérarchie inverse des utilités sociales et des rémunérations financières. L’État, mis en sommeil au nom de l’idéologie libérale, était dès lors sommé de relocaliser, de réquisitionner, de redistribuer et de conditionner ses aides aux entreprises.

Et pourtant avec le recul les tentatives d’associer pandémie et réchauffement climatique n’ont guère été probantes. Le risque pandémique connu par l’humanité depuis la nuit des temps n’illustre guère l’écocide perpétré par le capitalisme financiarisé triomphant mais plus simplement le développement de l’activité humaine qui favorise les zoonoses. Quant aux thèses des collapsologues il suffit de rappeler que le risque pandémique était absent de leurs scénarios catastrophe pour relativiser leur contribution au débat. Enfin il est difficile d’établir que la violence de la crise soit le résultat du démantèlement de notre État social.

De même le slogan des gauchistes « nos vies valent mieux que leurs profits » n’a jamais été aussi juste sauf qu’il décrit le comportement des capitalistes honnis et des États bourgeois qui ont préféré immobiliser les économies et confiner les populations pour limiter au maximum le coût humain de la pandémie. Même les solutions d’immunisation collective pour préserver l’économie défendues un moment par Trump et Johnson ont été vite abandonnées. Faut-il ajouter que les politiques menées en Europe, en particulier d’indemnisation du chômage partiel, d’étalement des crédits et d’annulation de charges sociales et fiscales pour les entreprises en difficulté illustrent la capacité des gouvernants à accepter des déficits abyssaux pour maintenir le niveau de vie des populations confinées, éviter les faillites et les licenciements, ce qui s’est traduit par le mot d’ordre « quoiqu’il en coûte ».

Omnipotence et impuissance

À la faveur de la crise, l’État serait donc de retour : employeur d’un salarié privé sur deux à travers l’indemnisation du travail partiel, trésorier des entreprises petites ou grandes, architecte des relocalisations bref providence d’une économie à genoux.

Curieusement, les défaillances à répétition de ce même État pour les masques de protection, les tests virologiques et sérologiques, les  respirateurs et le matériel de réanimation… bref sa réponse à la crise sanitaire n’est guère évoquée quand l’État est célébré.

De même la découverte de l’incroyable dépendance pharmaceutique et de l’effondrement national de l’industrie pharmaceutique, qui avaient pourtant suscité tant de rapports et d’alertes parlementaires sur la pénurie de spécialités pharmaceutiques, n’ont guère contribué à activer des politiques correctrices de la part de cet État tant loué par ailleurs.

Enfin le désarmement organisé sur près de dix ans des instruments de riposte au risque pandémique comme la suppression de l’EPRUS, des stocks de précaution, le démantèlement d’une logistique intégrée ne sont guère attribués aux dysfonctionnements d’un État omnipotent et impuissant.

Les enquêtes menées sur la gestion de la pandémie (notamment par Daviet et Lhomme dans Le Monde), et au-delà sur la préparation des États au risque pandémique, livrent un bilan de carence de l’appareil d’État, de la chaîne de commande gouvernement-administration, des effets des querelles inter-administratives.

Faillite de l’État-stratège : le risque pandémique avait été correctement évalué au début des années 2000 et avait provoqué une réponse politique articulée avec une organisation dédiée (l’EPRUS) et l’octroi de moyens massifs. Mais cette réponse s’est progressivement délitée sans que personne au sein du pouvoir politique décide de changer de cours et en débatte avec d’éventuels contre-pouvoirs.

Défaillance de l’État de service public : le risque sanitaire n’a plus été pris en charge par des autorités sanitaires à la suite de querelles de prérogatives entre appareils administratifs rivaux, le SGDN l’emportant progressivement sur la DGS. Les querelles paralysantes entre DGS, Agence France Santé, ARS, Assurance maladie faisaient l’ordinaire du travail administratif dans l’indifférence générale.

Insuffisances des autorités de contrôle : le Parlement, la Cour des Comptes, par leurs critiques de la politique pandémique de Xavier Bertrand et Roseline Bachelot, ont désarmé la politique de prévention et ouvert la voie à un nouveau conformisme administratif.

Échec enfin de ceux qui dans l’administration et le gouvernement ont eu à gérer la pénurie de masques, de tests… et qui ont au gré des événements déconseillé puis conseillé les masques, ont été incapables de monter en puissance en matière de tests, tergiversé sur le traçage… pour ne rien dire de l’impéritie de la commande publique, de la paralysie provoquée par une politique de réquisition brouillonne.

S’il est un enseignement qui ressort avec évidence de la crise du Covid-19, c’est que notre État autoritaire, centralisateur et procédurier est à repenser. L’absence d’impulsion politique, l’impéritie de la bureaucratie et l’affaiblissement des contre-pouvoirs ont progressivement généré un État omnipotent et impuissant.

Sans que la contradiction ne leur apparaisse, ceux-là mêmes qui incriminent le capitalisme et vantent l’État entendent poursuivre les gouvernants au pénal. La responsabilité politique devra certes être engagée le moment venu mais nombre de dysfonctionnements majeurs de l’État ont été révélés par cette crise. Ils doivent être au cœur des réformes à venir, d’autant que quelques facteurs d’espoir émergent aussi à la faveur de cette crise.

Réformer

S’il est un rôle que nul ne conteste à l’État et que celui-ci remplit par la force des choses c’est bien celui de garant en dernier ressort de l’activité économique et du revenu des ménages. L’État est l’assureur ultime, seul à même de socialiser le risque catastrophique. Cette évidence passée a été confirmée avec éclat à l’occasion de cette crise.

Si le concept d’État stratège se révèle creux, il existe des configurations heureuses où des politiques visionnaires tracent une politique, mobilisent des moyens et se dotent d’une organisation efficace, comme ce fut le cas avec les ministres Bertrand et Bachelot. Les vertus du centralisme font alors merveille. Mais rien n’assure que cette politique persiste dans la durée.

Le dénuement de l’État constaté au plus fort de la crise du fait d’une dépendance trop grande vis-à-vis de la Chine de l’Inde en matière de production de principes actifs pharmaceutiques inscrivent l’exigence de résilience de l’écosystème de santé au cœur des missions de l’État. Que ce soit par la constitution de stocks de précaution, de relocalisation de certaines productions, de flexibilité de certains outils industriels, l’État doit programmer la réponse aux grands risques.

La bonne nouvelle d’une crise qui a frappé lourdement l’Europe réside dans la redécouverte des vertus des stratégies coopératives. On a assisté en direct à la naissance d’une Europe de la santé articulée autour de trois volets : l’achat et la gestion mutualisée de stocks de précaution et la constitution d’équipes mobiles d’intervention, l’esquisse d’un BARDA européen pour promouvoir la recherche médicale et vaccinale et la constitution d’un Centre européen de gestion des risques épidémiques (ECDC sur le modèle du CDC américain) constituent un pas dans la bonne direction. De même une réflexion sur la relocalisation partielle en Europe des chaînes de valeur dans l’industrie pharmaceutique est amorcée. Là aussi les tabous tombent dès lors que c’est la régionalisation des chaînes de valeur plus que l’autarcie qui est envisagée.

Le concept de « deep state » ne résiste pas à l’épreuve des faits en France. Cet « État profond » ne s’est guère manifesté pour porter dans la durée quelque orientation que ce soit, ni la centralisation de l’approvisionnement, ni la décentralisation, ni la gestion par les autorités de santé, ni la maîtrise par la Sécurité civile… Le processus de délitement constaté montre que lorsque l’impulsion politique initiale faiblit, que l’agenda politique se déplace, la logique des appareils administratifs rivaux reprend le dessus. Les millefeuilles administratifs, sociaux et territoriaux ont pleinement exprimé leurs logiques de fonctionnement : redondance des moyens, dilution des responsabilités, défense des pré-carrés bureaucratiques.

Facteur aggravant, la pandémie a illustré les effets paralysants pour l’action politique des controverses scientifiques portées sur la place publique. Que peut faire le politique lorsque les débats portent autant sur la nouvelle maladie que sur les dispositifs protecteurs quand de plus n’existent ni traitements validés, ni vaccin ?

À l’inverse, le désarmement sanitaire et le démantèlement de l’administration de mission apparaissant comme le produit de coalitions improbables de budgétaires obstinés, d’appareils administratifs rivaux, de politiques distraits, de groupes d’intérêt en quête de reconnaissance et de scientifiques divisés.

Certains observateurs, forts des expériences allemande, coréenne ou suédoise vont jusqu’à évoquer « une étrange défaite » française et incriminent le centralisme, l’autoritarisme, le fétichisme procédurier. Même si certains échecs sont avérés, la France n’est pas en 1940. Le centralisme bureaucratique sera certainement à porter au débit de la France mais la formidable mobilisation de l’hôpital public et sa capacité à se réinventer dans l’urgence sont à porter à son crédit.

Pour le gouvernement, passé le moment de l’autocritique, trois chantiers ont été ouverts qu’il faudra suivre : celui de la réforme du système de santé qui éclipse celle des retraites ou comment tirer le meilleurs parti des budgets mobilisés (comparables à l’Allemagne mais bien moins efficaces) ; celui de la réforme de l’État dans le sens de la déconcentration, de la décentralisation et de la simplification administrative (qu’est devenu le nouveau girondisme un moment envisagé par le président de la République ?) ; et enfin celle de la stratégie industrielle articulée entre niveau européen et niveau national (sans renouer avec les mânes de Colbert, quels sont les segments des chaînes de valeur ajoutée à préserver sur le territoire européen et à défaut français ?).

Passé le moment de l’urgence et du quoi qu’il en coûte, il faudra aborder ces chantiers, cartes sur table, avec lucidité sur les erreurs passés, avec réalisme sur les marges de manœuvre économiques. Une opinion publique défiante ne facilitera pas la tâche.