La jeunesse et Mélenchon: dernier vote avant la fin du monde edit

5 mai 2022

Au premier tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a raflé la mise auprès des 18-24 ans : 31% des votants de cette classe d’âge, soit le premier choix, avant Marine Le Pen (26%) et Emmanuel Macron (20%) (sondage IPSOS)[1]. Les 25-34 ans ont même défoncé ce score : 34% pour le lider maximo des Insoumis. Si les votes Emmanuel Macron/Marine Le Pen se prêtent sans trop de problème à une lecture en terme de bloc de classes, les classes aisées contre les classes populaires, en revanche les suffrages Mélenchon, par leur caractère protéiforme, intriguent.

Gauche et jeunesse diplômée

En 2022 comme en 2017, la préférence en faveur de Jean-Luc Mélenchon est concentrée massivement chez les jeunes ; après 35 ans, le cœur des électeurs chavire beaucoup moins pour le leader de LFI. Ce vote est hétérogène en termes de catégories socio-professionnelles (25% des cadres, et 23% des ouvriers), il touche des diplômés du supérieur (26% des bac + 3, et seulement 14% des personnes ayant un niveau d’études inférieur au bac), il s’exprime surtout chez des catégories économiques de niveau moyen ou proche du SMIC – conséquence logique de la forte proportion de jeunes (28% des électeurs Mélenchon gagnent moins de 1250 euros par mois et 25% gagnent entre 1250 euros et 2000 euros). Il est aussi le premier vote chez les chômeurs (34%). Il est principalement associé à des préoccupations sur l’environnement et les inégalités sociales, et dans une moindre mesure, de pouvoir d’achat[2]. Il est clairement détaché de considérations sur la guerre d’Ukraine (19% contre 27% pour l’ensemble des votants et 48% chez les électeurs d’Emmanuel Macron). Il est aussi un vote de dernière minute, avec une pulsion stratégique : en 2022, faire barrage à Marine Le Pen dès le premier tour et permettre à Jean-Luc Mélenchon d’accéder à une confrontation directe avec le Président sortant. Le stratagème n’a pas marché, mais a failli réussir.

Cette inclination de la jeunesse pour la gauche radicale, en particulier de la jeunesse diplômée, vient de loin. Elle était déjà présente à la présidentielle de 2017, comme nous l’avons dit[3]. L’enquête que j’ai coordonnée en 2021 et qui a été menée dans le cadre d’un partenariat Arte et France-Culture, enquête qui reflète la gauche culturelle et qui met l’accent sur les jeunes diplômés urbains l’atteste : pour les femmes diplômées ou en voie de l’être de 18-24 ans, les proximités politiques se déclinent ainsi : 14% pour l’extrême gauche, 26% pour la gauche, 21% pour les écologistes, contre respectivement 16%, 17% et 11% pour les hommes (Voir « L’imaginaire politique de la gauche culturelle », Telos, 12 mars 2022). Dans cette même enquête, et à tous les âges de la vie, on se dit d’autant plus en proximité avec l’extrême-gauche, la gauche ou avec les écologistes qu’on a un niveau de doctorat ou de master, alors que les personnes qui ont juste le niveau du bac ou moins manifestent une moindre attirance. Ce tropisme « gauche écologique » est aussi établi dans l’enquête que j’ai effectuée avec Jean-Laurent Cassely sur les surdiplômés[4]. Pour ceux-ci la labellisation « gauche » importe en raison de sa résonnance morale et elle se confond avec l’écologie : placé au zénith des préoccupations, le récit écologique constitue une boussole pour repenser la société, en particulier les modes de vie.

La corrélation entre diplôme et vote à gauche a été étudiée depuis une vingtaine d’années. « Les partis de gauche sont ainsi passés du “parti des travailleurs” à celui de “parti des surdiplômés” note, dans la foulée d’autres auteurs, Thomas Piketty qui évoque une « gauche brahmane (brahmin left), une gauche des sachants par rapport à une droite des affaires (merchant right)[5]. Pour parler à cette fraction de la jeunesse, Jean-Luc Mélenchon use du langage de la radicalité : il vise à éradiquer les inégalités de tous ordres (sociales, géographiques, de genre, d’âge, d’origine ethnique, etc.) et lance une déclaration de guerre à l’ordre établi. Tout en conservant la dénonciation des inégalités sociales, matrice principale de la social-démocratie, il aborde de nouveaux fronts auxquels cette fraction de la jeunesse est sensible. En effet moins centrée sur le sujet de la méritocratie scolaire et des inégalités, dont elle est partie prenante, cette jeunesse éduquée se sent davantage concernée par les discriminations de genre, d’origine ethnique, d’orientation sexuelle, des éléments identitaires qui relèvent de contingences individuelles et non de l’effort de chacun comme le détaille l’essayiste Thomas Frank[6] en s’appuyant sur l’exemple américain.  

Vote d’âge, vote désenchanté/vote «avant la fin du monde»

Le vote pour Mélenchon, depuis le début de la campagne a tenté (puis réussi) à capter le « désir de gauche », voire l’envie de la jeunesse de renverser la table. Le programme politique des Insoumis – anti capitaliste, anti-européen et anti-OTAN, défavorable à l’envoi d’armes aux Ukrainiens, VIe République, fiscalité confiscatoire pour les riches, créolisation, retraite à 60 ans, etc. - est probablement peu appréhendé dans le détail par les 18-24 ans, mais sa volonté de rupture l’est. Dans l’enquête Arte/France-Culture, l’opinion des 18-24 ans hauts diplômés urbains est en phase avec l’idéologie des Insoumis sur deux points au moins : un sentiment européen affaibli (40% seulement d’entre eux souhaitent que l’on s’allie avec l’Europe contre 58% pour les + de 55 ans)[7], l’idée que l’écologie est incompatible avec le capitalisme (74%).

À ce mouvement de conviction se joint le désenchantement d’une fraction d’entre eux. Ceux qui pour une raison ou une autre se vivent comme déclassés par rapport aux espoirs que la détention d’un bon diplôme, souvent plus élevé que celui de leurs parents, avait fait naître : diplômés sans débouchés, « intellectuels précaires », enseignants ou cadres de la fonction publique mal payés, cadres qui ne trouvent plus sens à leurs travail, tout cela constitue un ensemble d’actifs assez fragmentés, séduits par un scénario de contestation de la mondialisation libérale et qui s’investissent dans l’écologie active et les modes de vie ou de travail alternatifs. Dans Génération surdiplômée nous avons regroupé ces individus sous la bannière d’alter élite. Sans surprise, les menaces liées au dérèglement climatique sont ressenties plus vivement par les nouvelles générations, et une partie d’entre elles est étreinte par un sentiment d’épuisement ou de révolte d’avant la fin du monde.

Décalés par leur système de valeurs et leur mode de vie, ces jeunes diplômés ont construit leur propre version du monde et leur propre imaginaire politique. La pensée politique dont ils se réclament est bien éloignée du bréviaire de gauche des anciennes générations. Les négociations entre le PS et le parti des Insoumis en vue des législatives l’attestent. Les caciques socialistes refusent cet accord, notamment en raison de la toile de fond anti européenne des Insoumis. Mais ils doivent affronter une autre génération de militants, affranchie du bagage historique de la social-démocratie européenne, qui, eux, sont prêts à rejoindre les Insoumis. Il existe donc une scission d’âge au sein de la Gauche. La fascination d’une fraction des diplômés pour Jean-Luc Mélenchon, vieux tribun qui exalte la rhétorique « du passé faisons table rase », dégage ainsi un parfum d’éternel recommencement.

Épilogue : au second tour, c’est Emmanuel Macron qui « plie le match » chez les 18-24 ans, avec 68% des suffrages (sondage IFOP le 24 avril). Ce résultat suppose que, dans cette classe d’âge, et pour les diplômés, le front républicain fonctionne et que le vote se transforme sans trop de déchirements en faveur du candidat des Marcheurs. Cette remise de la balle au centre est à méditer par ceux qui ne voient la jeunesse que sous l’image « des enragés ».

[1] Election présidentielle, sociologie des électorats, IPSOS. Nous ne prendrons pas en compte le sujet de l’abstention dans cet article.

[2] CEVIPOF/Ipsos, enquête électorale vague 10.

[3] Monique Dagnaud, « Comment Jean-Luc Mélenchon a ravi le vote de la jeunesse », Telos, 3 mai 2017

[4] Dans l’enquête menées avec Jean-Laurent Cassely en 2019[4] sur les surdiplômés on trouve des résultats analogues. Ainsi pour les 25-39 ans de niveau bac +5 les proximités politiques sont les suivantes : 21% gauche hors écologistes (PS, LFI, PC, LO, NPA), 25% LREM et MODEM, 14% pour Europe-Ecologie-les Verts, 7% pour LR, 6% pour le RN, 26% aucun parti. Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021.

[5] Thomas Piketty, « Brahmin Left vs Merchant Right: Rising Inequality and the Changing Structure of Political Conflict (Evidence from France, Britain and the US, 1948-2017) », working paper pour le World Inequality Database, mars 2018.

[6] Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, Agone, 2018.

[7] Moins de 5% d’entre eux souhaitent que l’on s’allie avec les États-Unis ou avec la Russie.