Europe: les inconséquences de Laurent Wauquiez edit

28 mars 2019

Laurent Wauquiez a répondu à la lettre et aux propositions d’Emmanuel Macron sur l’Europe dans Le Monde du 12 mars dernier. La critique principale qu’il adresse au président est la suivante : « Vouloir construire une Europe fédérale sur les décombres des nations est une profonde erreur ». Laissons de côté le caractère outrancier de la formule – comme le disait Talleyrand, tout ce qui est excessif est insignifiant – pour nous concentrer sur le fond.

Il est étrange, en 2019, de continuer à opposer l’Europe des nations à l’Europe fédérale lorsqu’on connaît un peu le fonctionnement de l’Union européenne. Comme si le développement de l’une se faisait nécessairement au détriment de l’autre. Il est pourtant facile de plaider l’inverse. On entend souvent dire que l’Union européenne est malade et inefficace tandis que les seules entités résistantes sont les États, et notamment les États-nations. Un rapide tour d’horizon de la situation des États européens prouve le contraire. Ce sont surtout eux qui sont malades et l’Union européenne qui tente d’en soigner les faiblesses et d’en contenir les dérapages. Prenons quelques exemples mais précisons d’abord que l’Union européenne est à la fois une Europe des nations et une Europe fédérale. C’est d’ailleurs ce qui lui donne sa solidité et lui permet de fonctionner.

L’Europe à la rescousse de l’État-nation

Dans un ouvrage désormais classique publié pour la première fois en 1992, The European Rescue of the Nation State, l’historien britannique Alan S. Milward montrait que la Communauté européenne avait été un des moyens, et non le moindre, de refonder la légitimité d’États européens sortis très affaiblis de la Deuxième Guerre mondiale, qui devraient d’une façon ou d’une autre affronter le fait de l’interdépendance, et qui depuis 1890 n’avaient pas réussi à contenir la puissance allemande. Les Trente Glorieuses ne sont pas seulement une période d’essor économique mais un mouvement, beaucoup moins évident qu’il n’y paraît a posteriori, de réaffirmation de l’État-nation comme forme légitime du développement historique. Si dans ce processus de relégitimation la forme de l’État-providence a joué un rôle fondamental, l’Europe a offert un sens, des ressources intellectuelles et politiques, et en renforçant une forme de synchronicité elle a aidé les États à mener à bien leur reconstruction puis leur modernisation à marche forcée. « Le nouveau consensus politique sur lequel s’est construit ce sauvetage, écrivait Milward, a nécessité le processus d'intégration, l’abandon à la supranation de zones limitées de souveraineté nationale ».

Cette histoire, très différente de celle que peuvent (se) raconter les souverainistes de 2019 comme ceux de 1992, trouve une résonnance aujourd’hui. Certes, depuis 2010 et dans la zone euro en particulier, les progrès du fédéralisme ont pu entrer en conflit avec les aspirations des responsables politiques nationaux ou des peuples à mener les politiques qu’ils souhaitaient : la Grèce illustre bien la possibilité qu’un « fédéralisme d’exception », pour reprendre une formule de Jean-Claude Trichet, prenne le pas sur l’expression démocratique de la volonté populaire. Et au-delà de cet exemple extrême les politiques budgétaires nationales sont désormais soumises à un contrôle exigeant de la Commission. Mais parallèlement le Conseil européen, c’est-à-dire les États, s’est affirmé comme l’instance de référence dans l’Union, reléguant la Commission dans un rôle relativement mineur. Surtout, le « sauvetage de l’État nation » s’est rejoué dans un contexte nouveau, celui de l’essor du régionalisme et des tentations sécessionnistes.

Si l’Espagne a survécu aux coups de boutoir des nationalistes catalans, c’est au soutien sans faille des Européens qu’elle le doit – soutien qui condamnait d’avance toute survie économique d’un hypothétique État catalan. Le cas de la Belgique est moins spectaculaire mais fait apparaître la même logique profonde. Ce n’est pas pour sauver l’État providence belge, qui est l’une des principales causes de discorde, que Wallons et Flamands sont condamnés à s’entendre. C’est parce que ceux qui prendraient l’initiative d’une sécession se retrouveraient, au sens propre, tout seuls.

Le cas du Royaume-Uni est encore plus éclatant, avec la question épineuse de la frontière irlandaise sur laquelle butte le Brexit : c’est l’appartenance à l’Union européenne qui permet au Royaume-Uni de conserver son intégrité territoriale sans placer l’Irlande du nord dans une situation intenable.

La Grèce enfin a certes connu une expérience dramatique depuis dix ans, et il est clair que l’incomplétude des institutions monétaires de la zone euro, comme les tergiversations des autres États-membres, ont aggravé ses problèmes. Mais il est permis de considérer que la crise en cours est aussi une consolidation à marche forcée d’un « État » grec dont on a découvert avec effarement qu’il n’avait d’État que le nom, ne disposant ni de l’état-civil, ni d’une administration décente, ni des moyens de faire payer l’impôt à des composantes majeures de la nation grecque, ni même d’un cadastre. Allons plus loin : sans la forte pression des Européens, la tendance spontanée des Grecs et de leurs représentants aurait été au pourrissement des relations avec le voisin du nord, dans une région qui a connu plusieurs conflits armés il y a deux décennies. L’Union européenne joue ici comme ailleurs un rôle majeur pour contraindre les passions politiques les plus délétères et ramener la coexistence entre États-nations à une cohabitation pacifique.

Un rempart contre les dérapages

L’Union européenne au cours des dernières années a ainsi contribué à conforter les États en difficulté et ce de trois manières. Elle a évité la faillite à la Grèce en se portant à son secours alors même que les Traités l’en empêchaient. Elle a pesé en faveur du plus faible dans les négociations sur le Brexit en plaidant la cause irlandaise pour la préservation de l’Accord du Good Friday en faisant sienne l’exigence d’une frontière ouverte entre les deux Irlande. Elle a enfin pesé de tout son poids en faveur de l’unité espagnole en ne laissant aucun espoir à la sécession catalane.

Mais son rôle a été plus décisif encore puisqu’elle a contribué à la réforme interne des pays membres et servi de gardien des grands équilibres budgétaires. Elle a ainsi contribué à limiter les dérapages budgétaires, par exemple de l’Italie en parvenant à un accord avec le gouvernement italien sur l’étalement des mesures de pouvoir d’achat et sur la réforme des retraites. Elle a conforté les efforts du gouvernement portugais pour une relance de l’investissement, une politique sociale plus généreuse dans le respect des règles budgétaires communautaires. Elle a enfin puissamment contribué au financement de la réforme du système bancaire espagnol, gangrené par le clientélisme et le localisme. Dans la gestion de crise c’est l’UE qui a su faire preuve de pragmatisme et d’esprit de décision en allant au-delà de son mandat pour préserver les peuples et ce sont les élites politiques nationales qui n’ont pas été à la hauteur de la situation, on pense à Salvini, à Puidgemont ou au premier gouvernement Tsipras.

L’UE est ainsi le bouclier des États européens fragilisés. Certes l’Union n’a pas été capable d’inventer un cadre stable pour prévenir les prochaines crises mais même les mouvements populistes ont appris… et renoncé à la sortie de l’euro. Quand Laurent Wauquiez pointe « notre incapacité à nous réformer et à réduire l’excès de la dépense publique », rappelons que c’est au niveau européen que s’exerce la pression principale (peut-être insuffisante ? ne faut-il pas ici « plus d’Europe » ?) pour que les États contiennent leurs niveaux de dépenses et évitent de saborder dans la dette toute maîtrise de leur destin.

L’Union européenne veille également au respect des valeurs qui sont à la base du pacte européen. C’est ici que M. Wauquiez se contredit d’une manière stupéfiante.  « N’oublions pas, écrit-il, que l’Europe est une civilisation dont le mode de vie est aussi précieux que les valeurs : elle est le fruit de trois traditions, gréco-latine, judéo-chrétienne et des Lumières. Dans une mondialisation déséquilibrée nous portons une voix unique qu’il faut transmettre aux générations à venir. » Fort bien, même s’il est étrange de distinguer les valeurs des modes de vie. Ceux-ci ne sont-ils pas la matérialisation de celles-là ? Mais si l’on pose la question des valeurs il faut le faire de façon conséquente. Ces valeurs à défendre dans l’ensemble européen et mondial sont-elles mieux défendues par les nations ou par l’Union européenne (encore une fois Europe des nations et Europe supranationale) ?

Wauquiez contre l’exclusion d’Orban

Prenons l’exemple de la Hongrie et du gouvernement de Viktor Orban. Celui-ci a lancé depuis quelque temps une campagne contre l’Union européenne. Il lui oppose le modèle de la « démocratie illibérale » qu’il espère diffuser à l’ensemble de l’Europe. Il a ainsi déclaré : « l’ère de la démocratie libérale touche à sa fin ». Il a fini par chasser de Hongrie George Soros, juif d’origine hongroise, son université et ses associations d’aide aux réfugiés, en employant des arguments typiquement antisémites, le décrivant ainsi sans le nommer : « il n’avance pas à la lumière du jour, mais se cache, il ne se bat pas directement, mais furtivement, il n’est pas honorable, mais sans scrupules, il n’est pas national mais international, il ne croit pas au travail mais spécule avec de l’argent ; il n’a pas de patrie, mais estime que le monde entier lui appartient. » Il a repris à son compte la thèse du « grand remplacement », affirmant que l’Europe allait être envahie par l’islam. On vient de voir, avec la tuerie de Christchurch, les effets que peut avoir ce type de discours sur les fanatiques racistes de par le monde. Il a lancé une campagne de fake news sur la politique d’immigration de l’UE.

La mise en cause des valeurs auxquelles Wauquiez tient tant est telle que Margaritis Schinas, la porte-parole de la Commission, a répliqué : « la campagne du gouvernement hongrois est choquante. Des théories conspirationnistes ridicules sont désormais diffusées au plus grand nombre. Les Hongrois méritent mieux que cela, ils méritent des faits, pas des fictions ». Rappelons que le 12 septembre 2018, le Parlement européen a voté à la majorité qualifiée (448 votes pour, 197 contre et 48 abstentions) la résolution suivante : le Parlement « invite le Conseil à constater s’il existe un risque clair de violation grave, par la Hongrie, des valeurs visées à l’article 2 du traité de l’Union européenne et à adresser à la Hongrie des recommandations appropriées à cet égard ».

Qui défend le mieux ces valeurs que Wauquiez entend transmettre aux générations à venir : l’UE, ou la France représentée ici par lui-même quand au sein du PPE il fait voter la représentation française contre l’exclusion du Fidesz d’Orban, alors que Juncker, membre du PPE et président de la Commission, déclarait : « je vois beaucoup d’incompatibilités entre ses paroles et les valeurs chrétiennes-démocrates sur lesquelles la famille PPE est fondée » ? Wauquiez n’a-t-il pas salué la fermeté d’Orban sur la crise migratoire et dit ne pas être « gêné » par l’approche du Premier ministre hongrois sur cette question ? Ne s’inquiète-t-il pas dans Le Monde de « la montée de l’islamisme qui menace les fondements de notre civilisation » ? Quelles sont, alors qu’Orban met en cause ouvertement, et chez lui efficacement, l’Etat de droit, ces valeurs des Lumières qu’il prétend défendre mieux que le président de la République ?  Estimant « qu’il y a des lignes rouges à ne pas franchir comme celles de l’État de droit ou la liberté de la justice », alors qu’Orban a franchi ces lignes rouges depuis longtemps, comment peut-il déclarer que son parti « a toute sa place au sein du PPE » ?

Estimant qu’il faut assurer la protection contre l’immigration aux frontières de l’Europe, comment définit-il concrètement l’avantage d’une Europe des nations face à « l’Europe fédérale » ? Alors qu’il reproche à Macron de n’avoir ni la volonté ni les moyens « d’arrêter l’immigration de masse » en France, faut-il lui rappeler qu’une telle menace n’existe pas actuellement ? Depuis le pic de 2015 qui vit l’Allemagne accueillir près d’un million de réfugiés, les flux ont été divisés par 10. Quant à la France si elle reste avec plus de 100 000 demandes de réfugiés la deuxième destination, elle n’accorde sa protection qu’à environ un tiers des demandeurs.

Enfin, estimant à juste titre que « l’Europe doit assumer le rapport de force avec les géants du XXIe siècle », comment, selon lui, « l’Europe des nations » pourrait faire beaucoup mieux en la matière que l’Europe « fédérale » qu’il accable de ses critiques, au moment où l’Italie devient le premier pays membre du G7 à intégrer le projet d’infrastructures maritimes et terrestres lancé par la Chine, les Nouvelles Routes de la soie ?