Défiance et arrogance edit

4 février 2020

Deux mots semblent désormais solidement installés dans les analyses de la situation politique actuelle : les gouvernants déplorent la défiance des citoyens à l’égard de leurs représentants et les citoyens dénoncent l’arrogance des gouvernants. Il est rare que l’on évoque l’arrogance des citoyens et la défiance des gouvernants à l’égard de la démocratie représentative, même si cette inversion pourrait rendre compte de bien des aspects de notre vie politique. L’excessive défiance des citoyens se nourrit souvent de l’excessive confiance en leur jugement. Quant au comportement des gouvernants, il semble aujourd’hui relever davantage de la faiblesse que de l’arrogance et témoigner parfois d’un découragement à l’égard de la démocratie représentative. C’est le cas, dans nos démocraties, lorsque l’État est réduit au statut de « bureau des réclamations » (selon l’expression du juriste Robert Lafore dans son récent ouvrage L’Individu contre le collectif. Qu’arrive-t-il à nos institutions ?). Mais ce pourrait bien être aussi le cas, paradoxalement, dans les « démocratures » illibérales et dans les mouvements populistes. Le philosophe américain Harry Frankfurt, dans On bullshit, soutient que cet illibéralisme est bien loin de pouvoir se laisser ranger sous les figures traditionnelles de l’arrogance politique.

Les gouvernants des sociétés démocratiques sont évidemment peu enclins à se suicider en évoquant l’arrogance des citoyens. Et personne ne s’est jamais spontanément avoué arrogant (les récents travaux français sur la défiance étayent leurs analyses sur des enquêtes d’opinion, dans lesquelles les citoyens ne font évidemment jamais part de leur arrogance).  Si par ce dernier terme on entend un « vice intellectuel » – que le philosophe Pascal Engel, dans Les vices du savoir, définit comme l’incapacité à juger nos propres jugements et à prendre en compte les jugements que les autres portent sur les nôtres – il est clair qu’une telle immodestie caractérise aujourd’hui le comportement de certains citoyens. Les formes de cette arrogance sont multiples. Invoquer « mon intérêt » ou « mon droit » comme un absolu indiscutable nie l’idée même de démocratie en réduisant la politique à un rapport de force et le bien commun à une résultante de celui-ci. Évoquer « ma conception de l’intérêt de tous » ou « ma conception des droits de tous » en conférant à ces énoncés le même caractère absolu postule un intérêt ou un droit dont la légitimité, parce que transcendante, n’est plus à établir par le processus politique, ce qui revient à réduire la fonction des institutions démocratiques à l’implémentation de valeurs que l’on fait valoir contre l’État (souvent par le recours au juge). Dans ce dernier cas, l’individu ou le groupe s’autoproclame source de la légitimité en oubliant que les revendications adressées à l’espace public sont multiples et contradictoires, et que la démocratie a été inventée pour articuler les demandes sociales dans une synthèse dont la visée est le bien commun. Il en va de même de l’arrogance non plus axiologique (décrétant ce qui doit être, le bien), mais épistémique (décrétant ce qui est, la vérité). Intervenir dans l’espace public en diffusant une information supposée objective, sur un réseau social par exemple, sans le moindre souci de la vérification des sources équivaut à s’arroger le droit de décréter soi-même, avant tout débat, ce qui est vrai ou faux. Pour parodier une formule du Droit canon, le citoyen endosse souvent les habits de l’infaillibilité : « il a toutes les archives dans son cœur ».

Une telle posture est évidemment aussi ancienne que la démocratie. Elle est le revers inévitable de l’intervention active et critique des citoyens dans l’espace public. Les individus, dans les régimes totalitaires, ne sont pas tentés par l’arrogance. Qui plus est, aujourd’hui, face à la complexité des problèmes que nos sociétés ont à résoudre, un citoyen, même s’il est prudent, peut ne pas être en mesure de tracer précisément une ligne de démarcation entre ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas – cette ligne dont les philosophes, de Socrate à Kant en passant par Montaigne, postulent un peu trop vite la netteté. Dans un pays comme la France, le poids des traditions compte également (E. Cohen et G. Grünberg rappelaient récemment, dans un article de Telos, que l’idéologie jacobine et sans-culotte est encore bien vivante dans notre pays). Il faudrait sans doute évoquer aussi les insuffisances de notre système éducatif qui, prompt à inculquer le « penser par soi-même » mais souvent moins enclin à enseigner la prudence intellectuelle et le scepticisme, ne parvient que difficilement à pallier l’effondrement de tout ce qui garantissait un socle de valeurs partagées et rendait possible le dialogue démocratique.

Un trait particulier de cette arrogance politique, aujourd’hui, est qu’elle s’enracine souvent, de manière paradoxale, dans un profond relativisme épistémologique (quant à la vérité) et axiologique (quant aux valeurs). La haute complexité des problèmes que nos sociétés beaucoup plus hétérogènes qu’autrefois affrontent ; l’isolement dans lequel se retrouvent un grand nombre d’individus abandonnés à eux-mêmes dans le désordre du monde ; les difficultés que rencontrent les institutions démocratiques lorsqu’elles doivent faire face aux demandes contradictoires émanant des citoyens, tout cela contribue à entretenir l’idée que nous ne parviendrons plus à connaître scientifiquement la société ni à définir le bien commun. Il en résulte un relativisme de masse qui peut virer rapidement au dogmatisme, en particulier lorsque l’esprit critique se dégrade en complotisme pour essayer de redonner un sens à ce qui échappe à la compréhension (« je sais quels sont les intérêts – argent, pouvoir ou sexe – qui sous-tendent les discours et les actions des élites »).

Les dirigeants des États démocratiques sont-ils trop arrogants ou trop modestes ? Le lieu commun de l’arrogance des élites masque ce que l’étude du fonctionnement de nos institutions met pourtant en évidence : la faiblesse, voire la paralysie, de nombreux États démocratiques contemporains, pris en étau entre les demandes multiples et contradictoires des citoyens. Robert Lafore, dans l’ouvrage cité,  constate que l’État « a du mal à se charger du destin commun au travers duquel se cimente une communauté relativement intégrée parce que les individus s’y sentent solidaires » ; « les demandes se démultiplient, les besoins se cumulent et se diversifient, les problèmes se complexifient, le condamnant alors à une sorte de course éperdue où, pour justifier sa place et son fonctionnement, il est sans cesse conduit à embrasser plus large alors même que cela mine son efficience ».

On sait que ce constat suscite fréquemment aujourd’hui le rêve illusoire de la restauration d’une forte autorité étatique et d’un peuple homogène. Ce n’est pas la moindre contradiction des politiques populistes que de dénoncer l’arrogance des élites tout en prônant l’instauration d’un pouvoir centralisé et hiérarchique. Mais, à y regarder de près, les démocrates auraient tort de retourner mécaniquement le reproche d’arrogance contre les politiques illibérales. À la différence des mouvements et régimes totalitaires du XXe siècle, elles ont abandonné toute prétention à fonder scientifiquement leur action (Julien Benda, dans La trahison des clercs, soulignait à juste titre ce trait des politiques nazie et communiste, qui se fondaient et justifiaient dans les théories proclamées scientifiques de la lutte des races et de la lutte des classes). Leur arrogance – à supposer que ce terme soit encore approprié –est d’un type bien différent.

Le philosophe américain Harry Frankfurt a forgé le concept de bullshit (qu’on peut traduire par foutaise) pour désigner une nouvelle méthode de gouvernement, celle qui, pour écarter le savoir des experts, n’entre pas sur leur terrain, ne se contente pas non plus de les récuser d’emblée, mais entend décrédibiliser l’idée même de vérité. La posture est très différente de celles, traditionnelles, que sont l’arrogance technocratique (qui prétend détenir la vérité) et le mensonge politique (qui à sa façon rend hommage à la vérité, en donnant l’apparence de celle-ci).  Le bullshiter dit n’importe quoi et il peut se contredire et reconnaître qu’il se contredit (en sachant que ses électeurs interpréteront ses propos comme une mise en œuvre du principe « boniment contre boniment »). Son arrogance est d’une grande modestie. Elle revient à dire : « je ne suis pas un expert et je n’ai nul besoin du savoir de vos experts, ni de leurs normes de vérité, je suis simplement à l’écoute du peuple, car le peuple, dont je suis seulement l’interprète, sait d’instinct où est son intérêt ». Le populiste affirme qu’il sait par instinct ce que veut le peuple, comme le peuple sait par instinct où est le bien commun : « Je suis prêt à parier n’importe quoi, c’est mon instinct politique, c’est ce que le pays veut » (D. Trump, 18/10/2019).

On objectera que la politique populiste ne construit cette façade que pour mettre en œuvre une politique cohérente (par exemple négationniste en matière environnementale) et ambitieuse (au service des plus fortunés). Cela est incontestable mais ne devrait pas masquer ce que de nombreux analystes soulignent également : l’improvisation et la navigation à vue, les effets pervers des politiques protectionnistes, l’indigence des programmes économiques et, finalement, l’absence de toute vision claire de l’avenir de nos sociétés et de celui de l’humanité. En ce sens, il n’est pas impossible d’analyser les politiques populistes comme une réaction de panique qui témoigne d’une grande impuissance face à la tâche consistant à construire une démocratie aussi complexe que l’est la réalité sociale contemporaine, et finalement d’une profonde défiance à l’égard de la politique démocratique et peut-être à l’égard de toute politique. Pierre Rosanvallon, dans l’introduction de son dernier ouvrage, Le Siècle du populisme, remarque justement qu’à la différence de toutes les politiques qui, dans le passé, se présentaient comme des alternatives à celle de la démocratie libérale, le populisme n’a suscité aucune théorisation digne de ce nom. Ce mouvement politique est curieusement d’une grande modestie intellectuelle – non pas celle qui est au cœur de l’idéal démocratique, mais celle de l’impuissance et du renoncement politiques.