Retour sur la colère edit

14 février 2019

L’interprétation selon laquelle le mouvement des Gilets jaunes exprimerait un sentiment de colère semble s’être imposée partout comme une évidence, aussi bien dans le discours des acteurs que dans celui des responsables politiques et des commentateurs. Le dossier du numéro de février de Philosophie Magazine intitulé « Le retour d’une passion enfouie » n’échappe pas à la règle.

L’inférence d’un comportement à un sentiment qui en serait la motivation – en l’occurrence ici la colère – est cependant loin d’aller de soi. Certes, personne ne se hasarderait à expliquer les actions des casseurs par la colère – sauf peut-être ceux qui, postulant que toute violence est une réponse à une violence, considèrent que tout agresseur est victime d’une injustice. Il est clair en effet que d’autres motivations inspirent les auteurs d’actes violents, qu’il s’agisse du désir de piller, de la fascination pour le chaos, du goût de l’affrontement, de la haine ou, dans le cas des militants extrémistes, d’un calcul stratégique dénué de tout affect.

Mais, au-delà du cas des comportements les plus violents, l’idée selon laquelle ce mouvement social traduirait un sentiment de colère accumulé depuis des années jouit du statut d’explication par défaut. Les travaux des théoriciens des émotions publiques (James Averill, Martha Nussbaum et bien d’autres) et des croyances publiques (Raymond Boudon, en particulier) devraient pourtant nous mettre en garde contre une telle explication, qui ne sert ni le mouvement des Gilets jaunes ni le débat démocratique. L’inférence des mouvements de protestation à la colère, lorsqu’elle ne s’interroge ni sur la nature de celle-ci ni, plus généralement, sur la nature de ces affects particuliers que sont les émotions publiques, risque en effet d’ouvrir la voie à deux interprétations traditionnelles, celles qui ramènent les comportements sociaux aux seules motivations que sont l’intérêt et la passion, le calcul rationnel et la pulsion irrationnelle. La première interprétation, partant du constat que la colère, dans le contexte de forte médiatisation des mouvements sociaux, fait inévitablement l’objet d’une mise en scène, aura tendance à la percevoir comme relevant de la rhétorique politique. Disqualifiée comme inauthentique, elle n’apparaîtra plus alors que comme un acte de langage, une stratégie masquant des intérêts individuels ou catégoriels. La seconde interprétation, face à l’évidente sincérité de la majorité des participants, sera tentée de considérer cette colère comme authentique, mais au prix de sa réduction à un sentiment immédiat, extérieur au langage. Ce sentiment pourra alors aussi bien être invoqué, par les acteurs et par ceux qui les soutiennent, comme une preuve de la justesse des revendications (« on ne se met quand même pas en colère comme cela pour rien ! ») que, par d’autres, comme un témoignage supplémentaire de l’incurable irrationalité des foules, de leur incapacité à être motivées par autre chose que des accès pulsionnels.

S’agissant de la première interprétation (la colère-intérêt), nombreux sont les travaux, ceux de James Averill ou Martha Nussbaum par exemple, qui rappellent que les émotions publiques, dont ils s’attachent à dégager la particularité et l’originalité, peuvent aussi être jouées, et qu’à ce titre elles peuvent relever de la rhétorique politique. Montaigne en savait déjà long sur ce point, qui estimait dans ses Essais que tel homme « pouvait soutenir jusques au feu l’opinion pour laquelle, entre ses amis, et en liberté, il n’eût voulu s’échauder le bout du doigt ». La mise en scène de la colère, dans les parlements, n’a jamais impressionné les protagonistes du jeu politique, qui n’ignorent pas qu’il s’agit d’un spectacle à destination du public. Les actes ou déclarations virulentes de certains gilets jaunes sur les chaînes d’information relèvent à l’évidence du même registre. En faire le constat, c’est simplement rappeler qu’aujourd’hui plus que jamais l’action politique est inséparable de la communication et que les émotions sont aussi des éléments de langage – sans se prononcer sur le bien-fondé ou l’absence de bien-fondé du mouvement social en question.

S’agissant de la seconde interprétation (la colère-passion), Raymond Boudon n’a cessé de rappeler qu’une émotion proprement publique, même si elle n’est jamais un sentiment irrationnel, encourt toujours le risque d’être pensée, à l’opposé de ce que fait la première interprétation, comme étrangère au langage (l’économiste Vilfredo Pareto, au début du XXe siècle, affirmait que les deux seules sources de l’action humaine sont la raison et les forces psychiques irrationnelles). S’en tenir à la seule invocation de la colère, c’est maladroitement prêter le flanc – ou habilement suggérer – que les colères, lorsqu’elles sont sincères, ne font que traduire les sentiments irrationnels et les illusions des foules.

C’est pourquoi, face à ces deux interprétations qui guettent l’explication par la colère, il me paraît essentiel de rappeler qu’une émotion publique naît toujours sur la base de ce que R. Boudon appelait une croyance – qu’on peut tout aussi bien nommer, pour éviter la connotation négative de l’usage commun de ce terme, un jugement. R. Boudon désigne en effet par croyance un système d’arguments adopté par des individus dès lors qu’il n’existe à leurs yeux aucun autre système concurrent sérieux (« il faut, pour améliorer le sort des plus défavorisés, augmenter le SMIC »). C’est parce qu’il n’y a pas d’émotion publique sans un tel jugement sous-jacent que les agents sociaux, lorsque leurs colères ne se réduisent pas à une stratégie de communication au service d’intérêts égoïstes, peuvent en venir à verbaliser celles-ci – pas seulement pour dire qu’ils sont en colère, comme malheureusement cela a trop souvent été le cas dans les médias depuis deux mois, mais pour chercher à faire valoir leurs intérêts en invoquant des valeurs susceptibles d’être partagées, ou au moins discutées, par l’ensemble des citoyens. Seule cette verbalisation peut dissocier les éléments affectif et cognitif qui, selon Aristote, composent le sentiment de colère : le désir de vengeance et le constat qu’on est victime d’une injustice (« un acte de dépréciation atteignant nous-mêmes ou nos proches, quand cette dépréciation n’est pas justifiée », Rhétorique). Sans cette dissociation, le jugement passe au second plan, et la colère en vient, en refusant tout débat, à rejeter l’ordre du langage – pour finir parfois en simple haine (un sentiment qui, à la différence de la colère, n’a plus besoin d’invoquer aucune injustice, l’objet de la haine étant haï non plus pour ce qu’il fait mais pour ce qu’il est); avec cette dissociation, au contraire, le constat dont parle Aristote (« je suis victime d’une dépréciation non justifiée ») est soumis à l’appréciation des citoyens, c’est-à-dire entre dans l’espace public.

On objectera à cette conception des émotions publiques qu’il va de soi que ceux qui rapportent les manifestations à la colère supposent que celle-ci est motivée par un jugement, comme peut en témoigner l’épithète qui, depuis le début de ce mouvement social, accompagne ce sentiment comme son ombre : il s’agirait d’une « colère légitime ». Car ce qui rend une colère légitime ne peut être que le bien-fondé du jugement (« je suis victime d’une injustice ») sur lequel elle repose. Mais il ne suffit pas, pour reconnaître ce lien entre l’émotion et le jugement sous-jacent, de qualifier une colère de « légitime ». Cette adjonction ne signifie rien si l’on ne précise pas quel est le jugement en question et en quoi il est légitime. Il est frappant de constater que ce terme de légitime, dans la crise que nous avons vécue, a très souvent été administré aux manifestants par les commentateurs et les gouvernants comme un simple calmant dénué de tout contenu. Quant aux acteurs eux-mêmes, ils en ont usé et abusé, sans chercher à argumenter pour dire en quoi tel ou tel de leurs jugements (« le Président de la République doit démissionner ») est légitime – comme si le seul affect de colère légitimait quoi que ce soit.

Il me semble que nous aurions tout à gagner à mettre de côté toutes les interprétations en termes de colère et à ne plus chercher à valoriser celle-ci (la sincérité d’une émotion n’est évidemment pas une preuve de vérité du jugement sous-jacent, comme on voudrait nous le faire croire) ni à la dévaloriser (toutes les colères ne se réduisent pas à des stratégies de communication ou à des sentiments irrationnels : il y a des colères justes, comme le dit Aristote). Prendre au sérieux les émotions publiques – qui ne se réduisent d’ailleurs pas, même chez les Gilets jaunes, à la colère : on a peu parlé, dans cette crise, de l’inquiétude, du doute et d’autres affects – c’est d’abord tout faire pour essayer de restituer les jugements sous-jacents des acteurs en favorisant leur verbalisation. C’est seulement en tant que potentiellement verbalisable qu’une colère est légitime, si l’on veut dire par là non pas tant que le jugement qui la sous-tend est fondé mais d’abord qu’il doit être pris en considération dans le processus démocratique. Sans cette verbalisation, aucun dialogue politique ne peut commencer. Lorsque ceux qui se disent ou que l’on dit en colère parviennent, au-delà de la rhétorique et de la mise en scène de l’authenticité, à formuler des arguments, nous entrons dans le champ de l’espace public. Mais, est-il besoin de le rappeler, un argument, qu’il porte sur des faits ou des valeurs, ou qu’il préconise telle ou telle action, peut être convaincant, faible ou dénué de toute pertinence. Il appartient au débat démocratique de juger de sa valeur.