A l'OMC l'Europe peut encore (un peu) bouger... edit

20 mars 2006

L'agriculture reste un obstacle à la conclusion d'un accord multilatéral sur le commerce dans le cadre du cycle de Doha. Les positions se sont beaucoup rapprochées en un an, mais il est politiquement très difficile pour les pays membres de réduire les derniers écarts. A ce stade, chaque concession unilatérale semble immédiatement intégrée par les autres membres, et les compteurs de la négociation remis à zéro. Cela encourage à ne se découvrir qu'en dernier, au risque d'un échec collectif. L'Union Européenne ayant mis sur la table une offre plutôt ambitieuse dès octobre 2005, la partie est aujourd'hui difficile pour le négociateur européen Peter Mandelson.

Celui-ci est marqué de près par certains Etats-membres. A l'automne, la France l'a accusé d'outrepasser son "mandat" en mettant sur la table une offre qui mettrait en cause certaines dispositions de la Politique agricole commune, que la France considère comme "sanctuarisée" jusqu'en 2013. La France tente maintenant de mobiliser des pays membres pour lui interdire toute concession supplémentaire dans le domaine agricole.

Sur un plan technique, on peut toujours trouver que l'offre européenne d'octobre 2005, et a fortiori des concessions supplémentaires, nécessitent des modifications de la Pac. Mais considérer celle-ci comme immuable n'a guère de sens. La proposition européenne doit être jugée par rapport à la Pac future. Des facteurs internes, comme la contrainte budgétaire et le besoin de financer des politiques européennes de recherche ou de cohésion constituent une menace bien plus sérieuse pour la Pac qu'un accord à l'OMC. Le soutien de l'opinion publique européenne pour la Pac fléchit. Les critiques fusent sur son coût, sur ses effets vis-à-vis des pays en développement (d'ailleurs ambigus, mais dénoncés de manière assez manichéenne par les ONG), sur ses effets sur l'environnement ou les ressources en eau. La révélation récente au grand public des noms des principaux bénéficiaires de la Pac, pour l'essentiel des individus aisés voire très fortunés, est passée quelque peu inaperçue en France. Mais dans le reste de l'Europe, elle a contribué à poser ouvertement la question de la légitimité de tels transferts publics.

Bref, il est probable qu'après 2013, l'essentiel de la Pac sera mis en question pour des raisons qui sont bel et bien internes. La perspective d'un réexamen de la Pac en 2008, obtenue par Tony Blair, pourrait même précipiter l'échéance. Et l'on peut s'attendre à ce qu'il reste peu de choses des instruments actuels dans dix ans.

Faut-il donc s'arc-bouter, comme le fait la France, à défendre l'intégrité d'une politique dont le temps est compté ? La France a mené ces dernières années nombre de combats d'arrière-garde, défendant les aspects les plus critiquables de la Pac, comme le soutien indifférencié aux prix, la pérennité d'aides à la distribution très inégalitaire ou les subventions à l'exportation. Récemment, face aux exigences budgétaires britanniques, l'intransigeance de la France vis-à-vis de ce qu'on appelle le "premier pilier" (les aides à la production et les compensations pour les baisses de prix) a conduit à sacrifier les politiques d'avenir, comme celles qui étaient destinées à réorienter la Pac vers une politique plus axée sur le développement rural et le respect de l'environnement (le "second pilier", dont les budgets annoncés ont été fortement réduits par le Conseil européen lors du compromis de décembre 2005).

Historiquement, les négociations à l'OMC ont plutôt exercé une saine pression pour des réformes que l'on savait souhaitables, mais pour lesquelles le processus de décision communautaire, somme d'intérêts nationaux, n'arrivait pas à réunir un consensus. C'est grâce au coup de pouce externe de la "contrainte OMC" qu'ont été décidés en 1992 l'abandon progressif du soutien des prix et de sa cohorte d'excédents coûteux au profit d'aides directes bien plus efficaces pour soutenir les revenus ; ou en 2003 le découplage de ces aides de la production et leur réorientation vers des fonctions plus environnementales ; ou en 2005 la fin des exportations subventionnées qui organisent un transfert coûteux du contribuable européen vers les consommateurs étrangers.

Néanmoins, cette fois-ci, la pression de la négociation OMC pousse au démantèlement d'instruments qui ne sont pas tous aussi critiquables que ceux que l'on a supprimés dans le passé. L'offre de l'UE à Hongkong est une offre déjà ambitieuse, qui prévoit en particulier des fortes baisses de droits de douane pour des produits importants. Un accord sur la base de la proposition européenne éliminerait des protections excessives et des rentes qui ont résisté au temps. Il constituerait déjà un choc important pour certains secteurs. Aller jusqu'à accepter les demandes des Etats-Unis conduirait à éliminer pratiquement tous les instruments publics, hors des aides découplées qui n'ont plus de rôle économique si ce n'est celui de simple transfert de revenu. Or le secteur agricole n'est pas à l'abri de soubresauts. Avec une baisse des droits de douane de 85% prévue dans la proposition US et la compétitivité de nouveaux exportateurs comme le Brésil, la production de viande bovine européenne serait par exemple réduite à peu de chose (l'UE pourrait appliquer des coupes plus faibles sur quelques catégories de bœuf en les traitant en "produits sensibles" mais des simulations montrent que l'impact de la proposition US serait néanmoins considérable). Le secteur reste important pour de nombreuses régions ; l'élevage extensif, qui serait particulièrement touché, crée des montants non négligeables de valeur économique sous forme de contribution au paysage et au développement rural. Dans le cas de la proposition du G20, les clauses sur le soutien interne sont telles que l'UE se retrouverait avec très peu de marge de manœuvre pour soutenir un secteur en cas de crise majeure, sanitaire, par exemple, tant elle serait contrainte dans l'utilisation de paiements gardant un lien avec les capacités de production.

Dans la négociation actuelle, sans défendre "l'arc-boutisme" français, qui risque fort de se révéler contre-productif, on peut comprendre que l'Europe s'attache à sauvegarder une capacité de régulation d'un secteur en cas de crise, ou des mécanismes d'intervention assurant un horizon plus prévisible aux producteurs. Plusieurs experts évoquent aussi de possibles ruptures technologiques qui pourraient faire de l'agriculture un secteur clé dans la production de biens non alimentaires, énergétiques ou industriels. La plupart des pays développés investissent d'ailleurs lourdement dans une R&D biologique en comptant sur le développement de techniques assises sur une activité agricole. Tant qu'une incertitude plane sur de telles ruptures, le moment n'est pas nécessairement idéal pour jouer à l'extrême la division internationale du travail en s'approvisionnant uniquement auprès du grenier brésilien ou nord-américain.

Dans la négociation actuelle, l'UE pourrait sans doute faire quelques concessions supplémentaires sur le volet "soutien interne", sur le nombre de produits "sensibles" qui échapperaient partiellement à la réduction des droits de douane, ou sur la formule de calcul des contingents d'importation pour ces produits. Dans ces domaines, l'offre européenne semble faible, et très en-deçà des attentes des autres pays. Quelques efforts sur des droits de douane seraient sans doute gérables avec un délai d'ajustement suffisant. Mais sur les points principaux de l'accès au marché, il semble difficile pour l'UE d'aller très au-delà de ses propositions d'octobre. Accepter les concessions demandées par les Etats-Unis ou le Brésil rendrait difficile la sauvegarde d'un mécanisme de filet de sécurité (prix planchers) dans des secteurs comme l'élevage, le maintien d'une capacité de gérer les marchés de céréales face à des voisins aussi imprévisibles que l'Ukraine et la Russie, et de traiter des crises conjoncturelles dans des secteurs comme les fruits et légumes ou les volailles. La marge de manœuvre du négociateur européen est donc réduite.

Cet article a été repris par Le Figaro Economie le 21 mars 2006.