La crise russo-ukrainienne vue d’Ankara edit

25 février 2022

Depuis la tentative ratée de coup d’Etat (15-16 juillet 2016) contre Recep Tayyip Erdoğan, certains analystes avaient cru relever un rapprochement diplomatique assumé entre Moscou et Ankara. A titre d’exemple, rappelons les déclarations du président turc au Monde peu de temps après le putsch : « Quand M. Poutine m’a appelé pour me présenter ses condoléances, il ne m’a pas critiqué sur le nombre de militaires ou de fonctionnaires limogés. Alors que tous les Européens m’ont demandé : pourquoi tant de militaires sont en détention, pourquoi tant de fonctionnaires ont été démis ?[1] » Côté russe, cet événement était interprété comme une véritable fenêtre d’opportunité pour amorcer un réchauffement des relations avec la Turquie (relations alors particulièrement tendues du fait des approches antagonistes du dossier syrien par ces deux Etats, mais également de l’élimination d’un avion russe SU-24 par l’armée turque le 24 novembre 2015, ainsi que de l’assassinat de l’ambassadeur de Russie à Ankara, le 19 décembre 2016[2]), comme en témoigne le storytelling alors instauré par les médias officiels russes, selon lesquels c’est Vladimir Poutine qui aurait averti Recep Tayyip Erdoğan de ce futur coup d’Etat. Par ailleurs, la participation des autorités turques au processus d’Astana pouvait laisser envisager une coopération durable entre Ankara et Moscou : le traité qui en a résulté (conclu le 4 mai 2017) octroyait à ces deux pays (aux côtés de l’Iran) le statut de partenaires dans le cadre de la gestion de « zones de désescalade ». Enfin, les déclarations répétées d’Erdoğan quant à l’acquisition de S-400 constituaient un autre indice nourrissant l’hypothèse d’un rapprochement durable turco-russe. Or, depuis le regain de tensions autour de la crise russo-ukrainienne, Ankara s’est nettement positionné du côté de Kiev.

Des drones turcs fournis à l’Ukraine

Suite à la reconnaissance par Poutine (le 21 février) des « républiques » séparatistes pro-russes de Donetsk et Lougansk, le ministère des Affaires étrangères turc qualifia cette décision de « violation claire de l’unité politique, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale » de l’Ukraine. Le lendemain, Volodimir Zelenski exprima sur Twitter sa « gratitude » pour le soutien apporté par Recep Tayyip Erdoğan, ainsi que pour sa défense de « l’initiative d’un sommet des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU », auquel se seraient joints Kiev, Ankara et Berlin[3].

Quelques semaines avant, l’appui des autorités turques à l’Ukraine s’était également manifesté à travers la livraison de drones Bayraktar TB2. Or, ces drones sont produits par l’entreprise Baykar Defence, dont le directeur technique n’est autre que le gendre d’Erdoğan, Selçuk Bayraktar. Le président turc se rendit d’ailleurs en Ukraine le 3 février 2022 pour conclure un accord ayant trait à ces livraisons, qui prévoyait même que les futurs TB2 seraient assemblés sur place. Avant ce nouveau projet d’acquisition, l’armée ukrainienne détenait déjà douze drones turcs depuis 2020. Rappelons d’ailleurs que ce fut un drone Bayraktar qui permit aux forces de Kiev de frapper fin octobre un canon Howitzer D-30 utilisé par des séparatistes pro-russes. Or, le poids déterminant accordé aux drones turcs était au cœur de la communication de Bakou suite à la récente guerre du Haut-Karabakh (septembre-novembre 2020). S’il convient de ne pas surestimer le rôle joué par ce type d’armement sur l’issue du conflit, il n’en demeure pas moins que le discours déployé alors par les autorités azerbaïdjanaises contribua à accroître la réputation des drones turcs, comme l’illustrent les déclarations suivantes d’Ilham Aliyev : « Ces drones ont permis de diminuer nos pertes. Ils montrent la puissance de la Turquie.[4] » En effet, sur la trentaine de drones dont disposait l’armée azerbaïdjanaise au début du conflit, une dizaine était des Bayraktar TB2.

La mer Noire, un vieil espace de tensions turco-russes

Tous deux riverains de la mer Noire, l’Ukraine et la Turquie entretiennent donc une relation particulière à cette zone, tantôt appréhendée comme lieu d’échanges ou de confrontations avec le voisin russe. Si on adopte une perspective historique, cet espace maritime a été à de nombreuses reprises le théâtre de projection de la rivalité entre l’Empire ottoman et la Russie tsariste, notamment lors de la guerre de Crimée (1853-1856). Après la relative connivence entre la jeune République kémaliste et l’URSS naissante, le regain de tension entre Ankara et Moscou à propos de la crise des détroits turcs – mais également les revendications territoriales de Staline sur les provinces de Kars et Ardahan – poussa les dirigeants turcs à se tourner vers le camp occidental : la Turquie adhéra donc au plan Marshall en 1947 et – forte de son implication aux côtés des Américains pendant la guerre de Corée – rejoignit l’OTAN en 1952.

Un sentiment d’encerclement par la Russie ?

Il a été maintes fois souligné que l’élargissement continu de l’Alliance atlantique à des Etats que Moscou considère comme son « étranger proche » alimenterait un sentiment d’« encerclement » chez les élites politiques russes. Or, il est permis de penser qu’un tel ressenti est également présent chez les dirigeants turcs : l’activisme de leur diplomatie en Ukraine est certainement motivé par la crainte de se voir encerclé … par la Russie. « A encercleur, encercleur et demi » : telle est sans doute la grille de lecture qui prédomine à Ankara. Une grille de lecture alimentée par la présence croissante de Moscou dans son environnement régional. En effet, la Russie bénéficie d’un accès supplémentaire à la mer Noire via sa présence en Abkhazie, province sécessioniste de Géorgie dont elle a reconnu l’« indépendance » en 2008, aux côtés de l’Ossétie du Sud (où elle est également implantée). De plus, après la guerre du Haut-Karabakh, la déclaration tripartite signée le 9 novembre 2020 par les responsables azerbaïdjanais, arméniens et russes prévoie, pour une durée de cinq ans reconductible tacitement, le déploiement « de forces de maintien de la paix russes, composées de 1960 militaires […], 90 véhicules blindés et 380 véhicules ou équipements spéciaux, le long de la ligne de contact dans le Haut-Karabakh et le long du corridor de Latchine »[5]. Rappelons que la Russie possède sa plus grande base militaire à l’étranger à Gyumri, une localité de l’Arménie voisine, et que deux « positions d’appui » ont été déployées dans ce même pays l’année dernière, dans la région de Syunik. Sur son voisinage Sud, la Turquie fait face à un régime syrien, allié de l’Iran, dont elle avait initialement souhaité le renversement, et qui ne doit sa survie qu’à l’intervention de la Russie à partir de 2015 : en plus d’avoir assuré la sécurisation de la base navale de Tartous, cette opération a eu pour conséquence de permettre à Moscou de se voir octroyer la base aérienne de Hmeimim. En Libye, la Turquie est là aussi confrontée à la présence de la Russie, à travers le soutien de la société paramilitaire Wagner au maréchal Haftar contre le Gouvernement d’union nationale (soutenu par Ankara). Enfin, à Chypre, la présence massive d’investisseurs russes n’est pas sans susciter certaines interrogations de la part d’Ankara, mais également de Bruxelles.

Pourtant, en dépit de ce sentiment d’encerclement et de son soutien à Kiev, l’approche privilégiée par Ankara demeure la voie diplomatique. Durant sa visite en Ukraine le 3 février dernier, Erdoğan déclara que « La Turquie est prête à faire sa part pour résoudre la crise entre deux pays amis qui sont ses voisins en mer Noire »[6]. Fin janvier, le président turc affirma également qu’« En tant que membre de l’OTAN, nous ne voulons pas d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine, ce serait de mauvais augure pour la région »[7]. Comme le résume Bayram Balci, « La Russie est devenue un ‘’frennemi’’ géant pour la Turquie. Les Turcs ont le sentiment d’être encerclés par les forces russes, très présentes en Syrie et en mer Noire depuis l’annexion de la Crimée ... Mais les deux pays partagent aussi des relations économiques primordiales »[8]. Ainsi, l’économie turque s’avère être dépendante de la venue de touristes russes, mais également des importations de produits agricoles provenant de ce pays. Avec le « frennemi » russe, la nécessité d’une bonne entente contribue donc à favoriser le recours à la négociation, en dépit de la méfiance inspirée par sa présence de plus en plus visible dans son environnement régional. Du point de vue des autorités turques, la perception de la Russie pourrait donc se résumer par l’adage suivant : « Confiance impossible, affrontement improbable. »

 

[1] Cité dans BELHADI S., « Et si Poutine était le grand gagnant du coup d'Etat manqué en Turquie ? », La Tribune, 9 août 2016. Disponible sur : https://www.latribune.fr/economie/international/et-si-poutine-etait-le-grand-gagnant-du-coup-d-etat-en-turquie-591560.html

[2] Le meurtrier (Mevlüt Mert Altıntaş) a été abattu le soir même par la police turque, et cinq autres personnes accusées de complicité ont été condamnées à la prison à vie le 9 mars 2021. Présenté par les autorités d’Ankara comme un membre du mouvement güleniste, Altıntaş avait accompagné son geste par une évocation des bombardements d’Alep : « On meurt à Alep, vous mourez ici. »

[3] Compte Twitter officiel de Volodimir Zelenski, 22 février 2022. Disponible sur : https://twitter.com/ZelenskyyUa/status/1496112709670158336

[4] Cité dans SAUTREUIL P., « Les drones, étendard de la puissance azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh », La Croix, 16 octobre 2020. Disponible sur : https://www.la-croix.com/Monde/drones-etendard-puissance-azerbaidjanaise-Haut-Karabakh-2020-10-16-1201119774

[5] « Haut-Karabagh : dix enseignements d’un conflit qui nous concerne », Sénat, 17 février 2022. Disponible sur : http://www.senat.fr/rap/r20-754/r20-7545.html

[6] Cité dans MERELLE L., « Ukraine : la Turquie veut jouer les médiateurs elle aussi », Euronews, 4 février 2022. Disponible sur : https://fr.euronews.com/2022/02/03/crise-russo-occidentale-le-ballet-diplomatique-continue

[7] Cité dans DE FOUCAUD L., « Crise ukrainienne : nouvelle journée de discussions, Erdogan entre dans le ballet diplomatique », France 24, 3 février 2022. Disponible sur : https://www.france24.com/fr/europe/20220203-ukraine-joe-biden-et-emmanuel-macron-s-engagent-%C3%A0-se-coordonner-face-%C3%A0-la-russie

[8] Cité dans PENNARGUEAR C., « Crise en Ukraine : le président turc Erdogan écartelé entre Moscou et Kiev », L’Express, 3 février 2022. Disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/drones-turcs-contre-chars-russes-pourquoi-erdogan-s-invite-a-kiev_2167329.html