Le retour de la guerre froide edit

18 janvier 2022

Dans leur article récent publié sur Telos, intitulé « la normalisation du Kazakhstan, retour à l’URSS ? », Cyrille Bret et Florent Parmentier estiment que « si la rhétorique de la Guerre froide est commode, elle ne doit pas faire illusion : la Russie d’aujourd’hui n’a ni visée impériale ni vocation mondiale. Elle est crispée dans la défense de son glacis stratégique. » Ils avancent un argument en faveur de  cette thèse : la Russie n’a plus les moyens matériels nécessaires pour reconstituer l’URSS et elle n’en a pas l’ambition. On pourrait ajouter, dans le même sens, qu’elle ne dispose plus non plus de la force de cette idéologie conquérante qu’était l’idée communiste. Ils rejettent donc la thèse selon laquelle la Russie aurait l’ambition de reconstituer son empire défunt. Je voudrais discuter cette thèse et défendre l’idée que, quelles que soient les différences évidentes qui existent entre la période de la guerre froide et aujourd’hui, la comparaison entre les deux époques est néanmoins la plus heuristique pour analyser la crise internationale actuelle. Elle nous fournit des éléments pour comprendre à la fois comment Poutine conçoit la « défense » de son glacis et met en oeuvre cette conception et quelle est aujourd’hui la perception qu’en ont ceux qu’il considère comme ses adversaires et les conséquences qu’ils en tirent pour leur propre compte.  

Que «défend» Poutine et comment?

Dans l’imaginaire de cet ancien agent du KGB qu’est Poutine, le point de départ est l’URSS dont la disparition a constitué à ses yeux « la plus grande catastrophe du XXe siècle ». Son but principal semble de plus en plus nettement de reconstituer autant que faire se peut l’empire soviétique. Le fait qu’il dispose de moyens réduits pour y parvenir n’empêche pas qu’il puisse en avoir l’intention. Son action se nourrit de son profond ressentiment de l’effondrement de l’URSS, et de l’affaiblissement subséquent de la Russie dans lequel l’Occident, un Occident qui à ses yeux n’a pas tenu les promesses faites à Gorbachev, porte une part de responsabilité. L’OTAN est à ses yeux un rival et un adversaire ; dans son expression publique il semble même considérer que c’est pour la Russie le danger principal, comme du temps de la Guerre froide. On peut s’étonner de cette focalisation sur l’Alliance atlantique, dont chacun sait qu’elle s’est notablement affaiblie depuis l’écroulement de l’URSS, - retrait de troupes américaines en Europe, hésitations croissantes des Etats-Unis à s’engager sur des théâtres extérieurs, volonté de Trump de dégengager les Etats-Unis de l’OTAN. Mais Poutine a été marqué par le « bouclier antimissile » déployé en Europe centrale par les Américains au début des années 2000 (voir cet article publié sur Telos en 2009) et, depuis l’intervention russe en Géorgie en 2008, l’affrontement avec l’Occident est manifestement au cœur de sa stratégie, dans le droit fil de celle de l’URSS. Pour lui, la Guerre froide n’est pas terminée. Il s’agit là chez lui d’une obsession, qui par ailleurs n’est pas sans avantages politiques puisqu’il permet de focaliser l’attention sur un ennemi extérieur, revitalisant la vision quelque peu paranoïaque du rapport à l’Ouest qu’avait développée l’URSS au fil de son histoire, et qui trente ans après sa disparition marque encore les mentalités. Indissociable de cette vision est l’aspiration à la grandeur, la nostalgie entretenue pour les années de puissance mondiale. C’est dans cette vision mégalomaniaque et paranoïaque qu’il instrumentalise l’idée que son pays est menacé et réduit à la défensive, alors qu’en réalité c’est la Russie poutinienne qui est à l’offensive.

Comment Poutine conçoit-il en effet et mène-t-il son action « défensive » ? Elle consiste d’abord à conserver ou reconquérir la domination russe sur les anciennes républiques soviétiques qui n’ont pas intégré l’UE et l’OTAN. D’où l’annexion de la Crimée, l’occupation du Donbass ukrainien et d’une partie de la Géorgie ainsi que la « protection » de la Biélorussie. À quoi s’est ajoutée récemment son intervention au Kazakhstan et ses préparatifs d’une nouvelle invasion de l’Ukraine.

Il a une vision très large de la « défensive » : il n’a jamais accepté l’indépendance des Pays baltes et réclame une sorte de neutralisation des anciens pays communistes d’Europe orientale entrés dans l’UE et l’OTAN. Bref, il voudrait rétablir une version modernisée du rideau de fer le plus à l’ouest possible. Sa vision est bien celle de l’ancien empire soviétique. Sa conception de la stratégie défensive est plus extensive encore comme le montre son action en Afrique et en particulier au Sahel et en Centre-Afrique et son soutien aux régimes dictatoriaux de Bachar el Assad ou de Nicolas Maduro et des oligarques cubains. Il ne s’agit pas ici que d’alliances de circonstance, mais d’une ligne politique, qui correspond du reste à ses propres intérêts politiques intérieurs : il défend en priorité les régimes autoritaires parce que ses véritables adversaires sont les régimes démocratiques. Il est amené du coup à livrer son combat sur l’ensemble de la planète. Même si la Chine peut lui apparaître comme une menace à terme, c’est avec elle qu’il trouve des compromis car il s’agit là d’un régime totalitaire qui lutte lui aussi contre les progrès de la démocratie. Son ennemi est l’Occident, comme au temps de la Guerre froide. Certes, le communisme n’existe plus, mais, aujourd’hui comme hier, le clivage principal oppose les régimes démocratiques et les régimes autoritaires.

Ce combat se traduit par des tentatives de déstabilisation des démocraties, notamment en Europe et aux États-Unis : cyber-attaques, interventions sur Internet pour favoriser l’élection de Trump, achat de personnalités politiques en Europe, soutien aux partis hostiles à l’Union européenne, installation de médias de propagande en Europe. Là encore il ne s’agit pas simplement d’affaiblir des concurrents ou de promouvoir les intérêts russes. Il s’agit bien d’affaiblir des démocraties libérales, de faire apparaître leurs défauts, de casser leur soft power et leur influence. Il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas parce que l’Occident est menaçant mais au contraire parce qu’il n’a que mollement réagi à l’invasion de l’Ukraine et à l’annexion de la Crimée que Poutine est tenté aujourd’hui d’aller plus loin encore en Ukraine. Pour lui, se défendre signifie en réalité attaquer. Son attachement à la reconstitution de sa sphère d’influence l’amène à  mettre ouvertement en cause le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dont il use par ailleurs cyniquement quand il s’agit de pousser ses pions, ainsi lors du référendum éclair en Crimée (2014).

Cette stratégie « défensive » trouve son pendant à l’intérieur de la Russie dans la politique de liquidation de toute opposition politique, dans le combat déterminé contre les libertés et dans la défense de l’autocratie poutinienne. C’est bien, toujours, de démocratie et de libertés dont il s’agit.

Le début de réponse de l’Occident

Depuis la fin de l’URSS, l’Occident a abandonné sa stratégie de containment à l’égard de la Russie et, comme nous l’avons dit, l’OTAN s’est progressivement affaiblie au point qu’Emmanuel Macron estimait récemment que l’organisation était en état de « mort cérébrale ». Poutine a pu penser dans ces conditions qu’il pouvait relancer son offensive, en finir avec le régime ukrainien et replacer l’Ukraine dans sa zone d’influence. C’est cette situation nouvelle qui a amené l’Occident à réagir face au danger d’invasion d’une partie supplémentaire de l’Ukraine. Le Secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, s’est inquiété récemment du risque « réel » de conflit et a appelé ses membres à se préparer à un échec de la diplomatie. Les Occidentaux, tous unis pour une fois, ont appelé la Russie à négocier mais en déclarant en même temps qu’une nouvelle agression contre l’Ukraine appelerait de leur part une forte réponse, tout en reconnaissant toutefois qu’une intervention militaire était exclue. Le danger russe leur est ainsi réapparu dans toute sa gravité. Tandis que la Finlande réaffirmait son droit à intégrer l’OTAN, la Suède a condamné les agissements de la marine russe en mer baltique. Du coup, le clivage ancien s’est reformé, les deux camps se dressant à nouveau l’un contre l’autre. Plus la Guerre froide est à nouveau évoquée, c’est à dire une compétition antagonistique entre la Russie et l’Occident, et plus la mémoire du  projet initial de l’OTAN est réactivée chez les Occidentaux. Par son action, Poutine a reconstitué, peut-être à tort de son propre point de vue, l’unité occidentale, ce qui pourrait trouver une traduction à la fois dans l’évolution future de l’OTAN et dans le projet, jamais mis en œuvre jusqu’ici, de défense européenne. L’évolution de la position allemande est de ce point de vue  significative. Les jours qui viennent nous diront si nous sommes véritablement revenus à la période de la Guerre froide ou non. La balle aujourd’hui est dans le camp de Poutine.