Séisme électoral en Andalousie: les partis espagnols attrapés dans des sables mouvants edit

4 décembre 2018

C’est pleins d’arrière-pensées nationales que les responsables électoraux attendaient les résultats des onzièmes élections régionales au Parlement andalou. Convoquées par la présidente socialiste Susana Diaz pour le dimanche 2 décembre, ces élections constituaient un double test grandeur nature. L’action et la popularité du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez étaient soumis à un premier jugement dans une terre favorable aux socialistes. Ensuite, les dynamiques sorties de ce scrutin permettraient au président Sánchez d’envisager des élections générales anticipées.

La chasse gardée du PSOE

Chasse gardée du PSOE qui a gouverné l’Andalousie sans interruption depuis 1982, la région est le réservoir des voix du socialisme au niveau national. Dans l’effondrement qui a marqué la trajectoire récente du PSOE – de 44,5% des voix en 2008 à 22% en 2016 –, l’Andalousie a toujours été le môle de résistance (le PSOE y obtient 51,9% des voix en 2008 et 31,2% en 2016), au point que certains observateurs voyaient le PSOE devenir le grand parti régional de l’Espagne du Sud (Andalousie et Estrémadure). Le scrutin de ce dimanche 2 décembre devait permettre de mesurer la solidité retrouvée du PSOE après qu’il avait récupéré le gouvernement national.

Les sondages prédisaient, qui plus est, un éclatement du vote de droite et de centre-droit. La montée de Ciudadanos (C’s) menaçait clairement les positions du PP. Aux régionales de 2015, le PP avait obtenu 26,6% des voix et C’s 9,7%. Les enquêtes pré-électorales pour 2018 pronostiquaient une égalité des deux entre 18 et 20%. Dans ces conditions, seule une alliance des gauches – PSOE et Podemos – serait envisageable. Dans un billard à trois bandes, ce résultat anticipé validait la stratégie de Pedro Sánchez au niveau national et obligeait Susana Diaz, la rivale de Sánchez lors des primaires socialistes du printemps 2017, à se ranger à cette union des gauches alors que, depuis 2015, elle gouvernait la région avec le soutien (sans participation) de C’s.

Le Centro de Investigaciones Sociólogicas, un organisme gouvernemental d’enquêtes et de sondages, dirigé par le socialiste militant José Felix Tezanos, avait largement aidé à caler ce schéma idéal. Dans son enquête du 26 novembre dernier, le PSOE était autour de 37% des voix et de 46 élus, Adelante Andalucía, le nom de la coalition rassemblée autour de Podemos, à 20% et 21 sièges. En troisième et quatrième position, les droites du PP et de C’s.

Des résultats surprenants

Mais le scrutin du 2 décembre a invalidé tous les pronostics. Avec une participation faible (58%, alors que la moyenne des dix élections précédentes est de presque 68% avec un record en 1996 [78%] et un point bas en 1990 [55%]), le PSOE a subi un recul spectaculaire. Il passe de 35,3% à 28,5% des voix et de 47 à 33 députés (sur un total de 109). Passant de justesse la barre du million de voix, il en perd presque 400 000 par rapport à 2015.

Le PP dont l’effondrement devait marquer la déliquescence a mieux résisté que prévu (et la manipulation des enquêtes d’opinion par les socialistes permet au PP de masquer son recul puisque son résultat est analysé davantage au regard des sondages que par rapport à son précédent résultat). Avec 750 000 voix (20,75%) et 26 élus, le PP recule de 6 points par rapport à 2015 (1,07 million de voix et 33 élus).

Adelante Andalucía, la coalition de Podemos dirigée par la charismatique Teresa Rodríguez mariée au maire de Cadix, José María González Santos, appelé aussi Kichi, rassemble 584 000 voix et 16,2% (17 élus). En 2015, la convergence des gauches avait obtenu près de 800 000 voix et 20 sièges, mais sous deux listes concurrentes (Podemos et Izquierda Unida). L’alliance n’a pas créé de dynamique favorable.

Ciudadanos devait être le grand gagnant du scrutin et il l’est : passant de 370 000 voix à 660 000 (de 9,2% à 18,3%), le parti apparaît bien comme la promesse de renouvellement du centre-droit.

Mais la surprise, à l’origine du séisme électoral qui s’est produit, vient du résultat de Vox, un parti qualifié d’extrême-droite, fondé par des anciens militants du PP désolés de l’attentisme et de la modération de Mariano Rajoy. Les derniers sondages avaient détecté le phénomène. Mais aucun n’avait prédit la lame de fond. Vox entre au parlement régional avec 12 élus et rassemble près de 400 000 voix (11%) alors même que le parti, fondé en 2013, n’avait en 2015 rassemblé que 18 000 voix ! Ces douze élus font basculer la majorité du parlement andalou à droite. De plus, les 400 000 voix doivent venir autant des électeurs de droite que de gauche, et peut-être même davantage de la gauche. En effet, le total PP-C’s est de 1,4 million de voix tant en 2018 qu’en 2015 tandis que le PSOE perd bien 400 000 voix… Naturellement, le schéma réel est sans doute beaucoup plus complexe. Mais le vote radical qui surgit à droite n’est pas seulement imputable à la réémergence d’une extrême droite qui se serait cachée pendant 40 ans. Il exprime une insatisfaction et une colère qui procède de droite et de gauche et surtout une immense désorientation.

Une première explication

C’est un véritable coup de massue pour le PSOE, une complication extrême pour Pedro Sánchez et un tournant dans les équilibres politiques espagnols.

Indéniablement, la crise catalane est en train de produire des effets politiques souterrains que les prochains scrutins vont mettre à jour. Vox a joué sur un nationalisme « espagnoliste » (il suffisait de voir la marée des drapeaux espagnols dans ses meetings) qui canalise la colère des citoyens espagnols qui ont vécu l’aventure catalane comme une longue série d’insultes envers l’Espagne et les Espagnols. Une colère sourde s’est accumulée qui trouve, par le canal de Vox, un porte-voix électoral. De plus, l’Andalousie était la terre sensible par excellence. On connaît l’antagonisme entre Andalous et Catalans : les premiers se sentent méprisés par les seconds, non avares de déclarations désagréables. En opposant un Nord riche et sérieux avec un Sud indolent et corrompu, le nationalisme catalan a créé une fracture sentimentale et affective qui devient une fracture politique.

Mais la Catalogne n’est pas le seul facteur. Le PSOE englué dans la corruption paye une trop longue présence au gouvernement andalou. On disait à Séville que le PSOE était devenu en Andalousie l’équivalent du Parti Révolutionnaire Institutionnel au Mexique ! Le vote de ce dimanche 2 décembre est aussi un licenciement assez sec signifié aux dignitaires socialistes. Là encore, l’explication doit être prolongée par un examen sur la longue durée : de 1982 à 2015, lors des dix précédents scrutins, le PSOE obtient en moyenne 45,2% des voix avec un sommet en 1982 (52,7% et un point bas en 2015, 35,3%). Il tombe à 28%, on mesure le décrochage ! L’érosion du socialisme parlementaire est désormais manifeste aussi en Andalousie. C’est toute la géologie politique espagnole qui est en train de se recomposer. La métaphore tectonique dit bien l’ampleur des phénomènes en cours.

L’émergence de Vox tient sans doute aussi à la radicalisation du discours anti-émigration du Parti Populaire. Cette thématique avait jusque-là, et assez miraculeusement, épargné l’Espagne. Il n’est pas étonnant qu’elle émerge avec force en Andalousie où la présence de travailleurs maghrébins, notamment dans le monde rural, est massive. La coexistence des différentes communautés a été émaillée d’incidents. On se rappelle des incidents racistes à El Ejido (province d’Almeria) en février 2000. La hausse de la criminalité est imputée aux immigrés dans des amalgames faciles et faux mais socialement et politiquement fonctionnels. Il y a là un processus de normalisation des thématiques espagnoles aux grandes tendances européennes. Le mouvement me semble cohérent avec l’existence d’un espace public européen qui entoure les thématiques nationales.

Par ailleurs, la relance d’une « guerre culturelle » ou d’une « guerre des mémoires » par le gouvernement de Pedro Sánchez (avec le recours au clivage de la guerre civile qu’illustre la lamentable gestion de l’exhumation de Franco) se retourne contre ses promoteurs. En voulant agiter le spectre d’une droite non pleinement démocratique, on finit par radicaliser un certain type d’électeur de droite. Cynisme aidant, on est content d’embarrasser la droite avec un partenaire dit « d’extrême droite ». Les manœuvres mitterrandiennes avec le FN de Jean-Marie Le Pen ont fait école… Et dès dimanche soir, les socialistes ont entonné un discours moralisant : la droite peut-elle gouverner avec l’extrême droite ? Peut-elle oublier les valeurs démocratiques ?

À ces questions, de pure rhétorique, le PP répond que le PSOE gouverne avec des indépendantistes hostiles à la Constitution et à l’unité de l’Espagne. Et vive la confusion générale ! Plus les eaux sont troubles et plus les politiciens aux petits pieds espèrent encore s’en sortir. Ce calcul dérisoire est dramatique à un moment si délicat pour l’Espagne et pour l’Europe.

Une fois encore, la politique vient de nous manifester un indice de ses dérèglements profonds. Des apprentis-sorciers biberonnés au cynisme à courte vue, obsédés par la seule échéance électorale et l’intérêt partisan, conduisent les peuples désorientés dans de dangereux sables mouvants. On ne m’ôtera pas de l’esprit la vive inquiétude que cela suscite.