Suicide ou lent déclin: le dilemme de la social-démocratie allemande edit

8 février 2018

Le SPD et la CDU ont signé cette nuit un accord de gouvernement. Cela n’allait pas de soi, comme l’ont montré les débats qui ont traversé le congrès du SPD, le 21 janvier dernier. Ces débats s’inscrivent dans la controverse historique qui traverse la social-démocratie allemande depuis le début du XXème siècle : faut-il participer au pouvoir au prix de quelques sacrifices idéologiques afin d’obtenir des progrès concrets pour les « travailleurs » ou préférer l’opposition pour sauver les principes ? Le président du SPD, Martin Schulz, a résumé  l’alternative en ces termes : « Mieux vaut 1% de quelque chose que 100% de rien du tout ».

Un parti divisé

À une courte majorité (332 voix contre 279), les délégués réunis à Bonn le 21 janvier ont approuvé l’ouverture de négociations avec la démocratie chrétienne en vue de former un nouveau gouvernement de grande coalition (GroKo). Ils ont posé des conditions mais c’est déjà la troisième fois sous le règne d’Angela Merkel, que le SPD sera le junior partner de la démocratie-chrétienne. Ce sera aussi la quatrième grande coalition dans l’histoire de l’Allemagne d’après-guerre.

La première date de 1966. Il s’agit alors pour le SPD de montrer qu’il est digne de gouverner. Depuis 1949, il a été tenu à l’écart du gouvernement bien qu’il eut opéré sa mue réformiste dès 1959. Au congrès de Bad Godesberg, il a rejeté le marxisme au profit de l’économie sociale de marché et annoncé son ralliement à la « petite Europe » (à l’époque celle des Six) contre le mythe d’une grande Europe réunifiée (qui se réalisera après 1989).  « Faire son Bad Godesberg » est devenu, pour les partis socialistes, synonyme d’acceptation des lois du marché.

Le dernier chancelier social-démocrate, Gerhard Schröder, est allé plus loin en ralliant la « troisième voie » de Tony Blair et en mettant en œuvre des réformes (lois Hartz) qui ont rétabli la compétitivité allemande mais entamé le consensus social. En 2005, après sept ans de pouvoir avec le Verts, le SPD a dû céder la chancellerie à Angela Merkel mais il a recueilli encore 34% de voix. Or depuis, la baisse a été pratiquement continue. En 2009, après quatre ans de partage des responsabilités avec la démocratie-chrétienne il n’était plus qu’à 23%. Aux dernières élections du 24 septembre 2017, son score dépassait à peine les 20%. Le petit regain enregistré en 2013 (25,7%) après une législature passée dans l’opposition n’est pas suffisant pour convaincre une majorité de sociaux-démocrates que le salut se trouve dans l’éloignement du pouvoir.

« L’opposition, c’est la merde », avait coutume de dire un ancien président du SPD, Franz Müntefering, pour convaincre ses amis de pactiser avec Angela Merkel. Les réformistes du parti ont des arguments. Au cours de la dernière législature, ils ont imposé des réformes sociales qui n’auraient pas été décidées sans eux : la création d’un salaire minimum, l’abaissement de l’âge de la retraite pour les longues carrières, une retraite pour les femmes au foyer, etc. Mais ils n’ont tiré aucun profit électoral de leurs succès politiques. Tout se passe comme s’ils avaient tiré les marrons du feu pour Angela Merkel. Dépourvue d’œillères idéologiques, la chancelière a récupéré à son profit les changements qui lui semblaient populaires. Ayant « social-démocratisé » la démocratie chrétienne, Angela Merkel a en partie asséché le vivier électoral du SPD. Les plus conservateurs de son parti lui reprochent d’avoir ainsi ouvert un espace sur sa droite où s’est engouffrée l’AfD (Alternative für Deutschland) mais c’est ainsi qu’elle a assuré ses douze années de pouvoir.

Dans le même temps, le SPD continue d’être tenu pour  responsable de la précarité organisée qui frappe une grande partie des salariés allemands à la suite des réformes Schröder. Il a du mal à concilier deux impératifs contradictoires : assumer l’héritage d’une politique qui a remis l’économie allemande sur la voie de la croissance et prendre ses distances avec des réformes qui ont déstabilisé sa base sociologique traditionnelle. A l’instar d’autres partis européens appartenant à la famille du socialisme démocratique, il n’a pas réussi à sortir par le haut de cette contradiction. Martin Schulz a essayé en mettant en avant la défense de la justice sociale. Le thème a fait long  feu. L’Europe, qui aurait pu animer la campagne, est une idée trop abstraite pour tenir lieu de substrat idéologique.

Le SPD, qui a fêté son 150e anniversaire en 2013, n’a-t-il le choix qu’entre un suicide, que représenterait la fuite devant les responsabilités par un retour dans l’opposition, et un lent déclin, s’il est condamné à être la roue de secours du centre droit ?

Le dilemme général de la social-démocratie

En réalité, ce parti est confronté au même dilemme que l’ensemble de la social-démocratie européenne. Cette famille politique s’est développée historiquement dans des sociétés qui sont aujourd’hui traversées par des clivages politiques nouveaux qui affaiblissent gravement son socle social et idéologique, l’obligeant, sous peine de disparaître, à effectuer des choix stratégiques majeurs. Jusqu’ici, les partis appartenant à la SD avaient prospéré politiquement dans le cadre du clivage gauche/droite, réussissant à conserver une large part de leur électorat populaire tout en devenant des partis de gouvernement, acceptant dès lors, au moins dans leur action gouvernementale, de se conformer aux règles de l’économie de marché et de soutenir le processus de la construction européenne.

La crise financière qui a frappé le monde occidental et relancé les critiques envers le système capitaliste, la nécessité de repenser l’Etat-providence et de prendre en compte les effets grandissants de la mondialisation, ainsi que l’enjeu désormais central de l’immigration ont frappé de plein fouet  cette famille politique. Ces évolutions ont en particulier amené une part croissante des classes populaires à réclamer une protection qu’elles estiment plus efficace au niveau national qu’européen et à voter de plus en plus fréquemment en faveur de partis populistes dont le développement remet profondément en cause la capacité du clivage gauche/droite à organiser le fonctionnement des systèmes politiques. Du coup, la SD ne peut plus différer des choix qu’elle a pu éluder dans le passé sur les enjeux du libéralisme économique et de la construction européenne, ce qui la conduit à repenser ses alliances  politiques et son rapport aux différentes classes sociales, les classes populaires et les classes moyennes s’éloignant de plus en plus les unes des autres sur cet ensemble de questions.

Face au développement conjoint de gauches radicales et de partis populistes anti-européens et anti-immigrés, un non choix de la SD, le plus commode, présente le rique de la marginalisation électorale de cette famille politique. Nous l’avons vu en Grèce, puis en France et aux Pays-Bas. En Allemagne, elle la menace à terme. Mais faire un choix clair est également risqué. Ce choix, compte-tenu de l’affaiblissement général des gauches en Europe, est en réalité le choix de gouverner ou non.

Deux stratégies sont en effet possibles. La première consiste à continuer de privilégier le clivage gauche/droite et à choisir en réalité de renoncer, au moins provisoirement, à gouverner, en espérant que le retour à l’opposition permettra de revivifier à la fois la SD elle-même et partant le clivage gauche/droite. Ce choix apparaît le plus risqué dans la mesure où la concurrence sur sa gauche confinera la SD dans un entre-deux dangereux électoralement et politiquement entre les gauches radicales et les partis de gouvernement du centre et de droite. De ce point de vue, il faudra suivre attentivement l’évolution du PSOE espagnol mais aussi de ce qui reste du parti français.

Si l’on considère que le nouveau clivage « société ouverte/société fermée » empêchera dans l’avenir le rétablissement du clivage gauche/droite comme clivage dominant, ce choix ne peut déboucher que sur un déclin accéléré, comme une forme de suicide, dans la mesure où la force de la SD depuis les années 1930 a été de s’affirmer en force de gouvernement. C’est cette propriété qui lui a permis de dominer les gauches européennes. Une longue station dans l’opposition, selon cette analyse, ne permettrait pas à la SD de se redresser mais au contraire elle accélérerait sa chute.

La seconde stratégie ne peut que se fonder sur l’analyse selon laquelle le nouveau clivage sans se substituer à l’ancien jouera un rôle plus structurant que lui  dans le fonctionnement de nos systèmes politiques. Dès lors, les partis pro-européens, attachés à l’économie de marché et à l’ouverture économique et ayant une approche humaniste de la question de l’immigration, seront opposés à ceux qui défendront des idées opposées. La stratégie de la SD consisterait alors à faire le choix de l’exercice du pouvoir en coalition avec les partis de centre-droit favorables à ces orientations.

Ce choix est lui aussi risqué dans la mesure où cette participation au pouvoir se fera le plus souvent comme junior partner, situation qui présente le double inconvénient pour la SD de pâtir de l’impopularité des politiques menées sans en avoir la pleine maîtrise. Un tel choix ne protége donc pas nécessairement contre la poursuite d’un lent déclin et il ne fournit pas de remède aisé à l’éloignement d’une part importante des couches populaires. Mais il comporte trois avantages majeurs par rapport au premier.

D’une part, il oblige la SD, comme elle l’a a fait depuis de nombreuses décennies, à rester en contact avec le monde réel et ses contraintes et donc à ne pas sombrer dans la pure idéologie, tendance que favorise une longue période d’opposition. Ensuite elle contribue à la poursuite de politiques et à la défense de valeurs qui sont celles de la SD et qui ont contribué, grâce à elle, au progrès de nos sociétés, participant au combat contre les partisans extrêmes de la société fermée. Enfin, la SD peut ainsi conserver son identité de parti de gouvernement ce qui lui laisse une chance faible mais réelle dans un avenir incertain de l’Europe de stopper son déclin dans la mesure où elle participera positivement au réaménagement politique et idéologique de nos systèmes politiques.

Tel est le véritable choix qu’a dû affronter la social-démocratie allemande, et que devra faire la SD dans son ensemble. Le choix, en définitive, d’être ou non un parti politique dont la vocation est d’abord de gouverner.