Oui à un «Parlement des citoyens». Réponse à Dominique Schnapper edit

25 novembre 2021

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article que Dominique Schnapper a consacré à mon livre, Le Parlement des citoyens (Seuil, 2021) sur le site de Telos. Je lui sais gré de la pondération de son propos, comme de l’esprit de nuance qui l’anime. J’ai moi-même tâché de construire une analyse balancée, à la fois bienveillante et critique, de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) dont j’ai présidé le comité de gouvernance au côté de Laurence Tubiana. Si nous voulons poursuivre ce type d’expériences – et je crois, pour ma part, qu’elles doivent l’être – il faut être prêt à en tirer les enseignements et à les améliorer.

Nous avons bien sûr quelques désaccords d’interprétation :

- Je ne pense pas que l’on puisse écrire, comme elle le fait, que le groupe des conventionnels était « non-représentatif » de la population. Il faut en effet distinguer plusieurs types de représentativité : les 150 membres de la CCC étaient représentatifs au sens descriptif du terme, c’est-à-dire que le groupe reproduisait fidèlement les grands équilibres de genre, d’âge, de CSP, de niveaux de qualification et d’origine territoriale de la population générale. Mais cette représentativité était limitée : elles ne rendaient compte ni des valeurs culturelles, ni des préférences politiques des Français, et le panel était bien sûr trop étroit pour présenter une quelconque valeur statistique.

- Il est inexact de dire que « la taxe carbone n’a pas été évoquée » dans le cadre de la Convention. Elle l’a été au contraire positivement à trois reprises par la voix d’une économiste universitaire d’abord, par celle d’un ancien ministre de la transition écologique ensuite, et enfin par celle d’une ancienne militante du mouvement des Gilets jaunes. Les 150 n’ont pas souhaité rouvrir ce dossier qui avait mis le feu aux poudres en novembre 2018, ce qui est très différent. Ils ont par ailleurs promu le recours au signal-prix dans plusieurs de leurs propositions et appelé de leurs vœux la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE.

- Enfin, je ne crois pas que l’on puisse écrire que le contrat du « sans filtres » mis en avant par le Président de la République avait été compris par la majorité des membres de la CCC comme « un engagement à faire appliquer leurs propositions », mais comme un engagement à les transmettre au Parlement ou au Peuple français par voie référendaire pour que nos représentants ou nos concitoyens en décident. En ce sens, ils ne se sont jamais pris pour des décideurs en dernier ressort.

La critique principale de Dominique Schnapper est cependant d’une autre nature : le titre de ce livre, écrit-elle en substance, ne ferait pas justice à son contenu, on y trouverait même tous les éléments pour démontrer que la CCC n’était justement pas un parlement.

Cette question n’a rien d’anecdotique, car elle pointe le véritable débat que nous devrions avoir au sujet des conventions citoyennes : quelle est leur place dans nos institutions, leur légitimité et leur fonction démocratique ? Je fais partie de ceux qui refusent de considérer ces exercices comme des instruments de subversion de la démocratie représentative et qui pensent au contraire qu’il faut les faire prospérer dans le sein de la République et non à ses marges.

Le moyen le plus simple de le faire serait de les réduire à une fonction purement consultative, comme le suggère Dominique Schnapper. Et, constitutionnellement parlant, c’est bien la seule fonction à laquelle elles puissent actuellement prétendre. Mais, si on en reste là, on ne rend compte que d’une faible partie de l’expérience politique et on court le risque de la démonétiser aux yeux même des participants.

Une faible partie de l’expérience politique car il est bien évident que lorsqu’on réunit, à la demande de l’exécutif, un panel descriptivement représentatif de la société, c’est-à-dire un « mini-public » comme disent les spécialistes, on engage symboliquement plus qu’une consultation d’experts : les femmes et les hommes que l’on mobilise le sont en qualité de citoyens et non au titre d’une expertise particulière. Ce qui est attendu d’eux n’a rien à voir avec un conseil technique ou un éclairage savant : il s’agit bien d’une contribution politique (je ne vais pas développer ici la distinction wébérienne entre le savant et le politique que Dominique Schnapper connaît mieux que moi). C’est pourquoi le parallèle entre la CCC et les « commissions d’experts » trouve vite sa limite.

Par ailleurs, si l’on veut mobiliser les participants, il faut donner de l’importance à leur travail, leur donner quelques garanties qu’il n’en sera pas rien fait. C’est pourquoi le contrat liant les participants et le commanditaire politique est crucial. Si l’engagement d’une transmission « sans filtres » aux décideurs publics (exécutif en matière réglementaire ou législateur en matière législative) présente d’évidents inconvénients, il faut être en mesure de lui substituer autre chose qu’un mandat consultatif sans suite. C’est là toute la difficulté qu’il faut résoudre.

L’article 6 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen dispose clairement que tous les citoyens ont le droit de contribuer à la formation de la loi soit « personnellement » soit « par leurs représentants ». Ce « personnellement » peine à trouver son sens dans nos institutions et nos pratiques démocratiques en dehors de référendums auxquels nous recourons jusqu’ici avec parcimonie. A tout le moins cet article signifie-t-il que les citoyens n’abandonnent jamais la totalité de leurs compétences par la désignation de leurs représentants. C’est à cette promesse d’une citoyenneté continue qu’il s’agit de donner contenu et force. J’admets volontiers que l’affaire n’est pas simple, mais je ne peux pas me résoudre à ignorer la légitimité de la question.

C’est dans cet esprit que je propose que les conventions citoyennes soient dotées d’une fonction pré-législative, elle-même inscrite dans un processus d’action publique, l’exécutif prenant l’engagement solennel d’agir résolument sur une question d’intérêt général et demandant à être éclairé dans cette entreprise par les délibérations d’un panel représentatif de citoyens tirés au sort. Cette fonction laisserait le législateur et l’exécutif dans la pleine disposition de leurs prérogatives. Mais le dispositif ferait obligation au gouvernement, dans le cas où il repousserait certaines propositions de la convention citoyenne, de lui substituer des réponses de portée équivalente, de manière à ce que le processus ne puisse pas se solder par une action insuffisante et une forme de reniement de l’engagement initial.

Cette fonction pré-législative rapproche à mes yeux l’activité des conventions citoyennes du travail parlementaire. Mais ce n’est pas le seul rapprochement possible. Il m’est apparu, dans la conduite même de la Convention citoyenne pour le climat, que les conventionnels s’identifiaient bien davantage aux parlementaires qu’aux membres de l’exécutif. Cette identification n’était pas fortuite, pour plusieurs raisons. La première est que le type de représentativité illustré par les 150 membres de la CCC ne vaut pas mandat pour décider mais complète la représentation parlementaire d’une fonction de figuration sociale qui lui fait cruellement défaut : ils ajoutent à la démocratie représentative une qualité sociologique qui est susceptible de consolider sa légitimité. La seconde tient au fait que la CCC s’est construite comme une assemblée délibérante, ravivant aux yeux de tous une part de la culture parlementaire aujourd’hui rétrécie par une vision purement instrumentale du Parlement (voter la loi et soutenir le gouvernement), et rappelant qu’un parlement est un lieu où l’on… parlemente ! La troisième enfin est qu’au moment où il leur a été demandé s’ils recommandaient que leurs propositions soient soumises au Parlement ou au Peuple français par voie référendaire, dans 90% des cas les conventionnels ont exprimé une préférence pour la voie parlementaire, décevant celles et ceux qui souhaitaient que le processus court-circuite le cours ordinaire des institutions représentatives pour faire entendre le feu de la démocratie directe.

C’est pourquoi j’ai choisi le titre de « Parlement des citoyens ». Je ne suggère pas par là que les conventions citoyennes devraient se voir reconnaître un quelconque pouvoir de décision normative pour l’ensemble de nos concitoyens : ce serait, je n’en disconviens pas, un abus et nous nous exposerions à de légitimes contestations de la part de celles et ceux qui, n’ayant pas pris part aux délibérations, en récuseraient les conclusions. Néanmoins il me semble qu’il faut reconnaître la contribution de ces mini-publics à la formation de la loi et à la démocratie représentative. Soucieux de les accorder à nos institutions et de renforcer ces dernières, je propose en conséquence que les prochaines conventions citoyennes se tiennent dans le sein même du Parlement et que soit expérimentée à cette occasion la formation de panels hybrides, c’est-à-dire composés aux deux tiers de citoyens et au tiers d’élus. Ce n’est pas, selon moi, le chemin d’une « démocratie extrême » – ma proposition paraîtra d’ailleurs bien tiède aux militants de la démocratie participative qui ont fondé une grande partie de leur travail sur une critique radicale de la légitimité électorale – mais celui d’une démocratie représentative enrichie.

Je ne veux pas finir sans remercier chaleureusement Dominique Schnapper de mettre le doigt sur le point crucial d’une discussion qui ne fait, je l’espère, que commencer.

Cet article est publié en partenariat avec Terra Nova, qui l'a inséré dans sa série La Grande Conversation 2022.