L’éolien offshore européen dans un trou d’air edit
Après une période d’envol des installations et de baisse des coûts spectaculaire, l'éolien en mer (offshore) traverse une période très difficile en Europe et aux États-Unis. Le secteur est confronté à la hausse soudaine des taux d'intérêt, à l'inflation sur les différents composants de la chaîne d'approvisionnement, à des problèmes d'ingénierie et d’équipements d’installation, et à une régulation mal adaptée des autorisations. Tout cela simultanément.
La crise s’est manifestée l’été dernier. Ce fut d’abord l’absence de candidature au 5e appel d’offres concurrentiel britannique du fait d’un plafond de prix trop bas, alors que les quatre premiers avaient connu un succès remarquable. Puis vinrent les hésitations croissantes des grands développeurs (tel est le terme consacré) à engager des projets pour lesquels ils ont été sélectionnés, quitte à payer des pénalités importantes, comme c’est le cas entre autres au Royaume-Uni de l’électricien suédois Vattenfall pour son grand projet de Boreas Norfolk d’une capacité de 1,4 GW. La crise est encore plus patente pour les grands développeurs européens qui se sont engagés dans divers projets sur la côte Est des États-Unis dont ils se désengagent à des coûts très élevés, avec de très importantes pertes sur leur valeur actionnariale, le cas le plus spectaculaire étant celui du leader mondial du secteur, le danois Ørsted[i].
Du côté des constructeurs européens, les fabricants de turbines GE Renewables, le danois Vestas et Siemens-Energy, la filiale du groupe éponyme spécialisée dans les solutions énergétiques, sont en difficulté. Cette dernière a accumulé des pertes croissantes dues à des défauts sur les turbines terrestres de sa branche Gamesa, et connaît des problèmes de livraison de ses turbines offshore. La perte pour 2023 devrait être proche de 4,5 milliards d’euros, ce qui a entraîné la division par quatre du cours de l’action en six mois.
Le secteur traverse donc une mauvaise passe. Il importe d’en comprendre les raisons et de proposer des pistes afin qu’il puisse redémarrer progressivement sur des bases plus saines.
Une solution miracle?
L’éolien offshore reste vu comme la martingale de la roulette énergétique. La Commission européenne et différents gouvernements, comme bien des prospectivistes, continuent d’en faire la pierre angulaire de la transition. Avec une production plus stable et environ deux fois supérieure à celle de son équivalent terrestre, il est aussi mieux accepté par les populations et ouvert à des gisements de vent plus importants. Mais il est plus délicat de mise en œuvre, et les projets sont de beaucoup plus grande taille, ce qui les place hors de portée des startups, coopératives citoyennes ou municipalités actives dans l’éolien terrestre. Seuls de grands acteurs aux poches profondes et avec une capacité organisationnelle élevée, énergéticiens pétro-gaziers et entreprises électro-gazières, peuvent s’aventurer dans ce type de projets.
L’éolien offshore a été perçu comme la solution miracle pour assurer de manière décarbonée la sécurité d’approvisionnement électrique du continent d’ici dix ans, notamment dans les pays qui rejettent l’option nucléaire, en se basant sur des anticipations de baisses de coût spectaculaires. On serait passé de 120 €/MWh en 2019 (estimation de l’Agence Internationale de l’Energie) à moins de 50 €/MWh début 2023 si l’on se réfère aux résultats des derniers appels d’offre concurrentiels. Le plan RepowerEU de l’UE a fixé des objectifs particulièrement volontaristes pour son développement : 110 GW de puissance installée d’ici à 2030 (le double de l’objectif antérieur de 60 GW) pour atteindre 350 GW en 2050 alors qu’à peine 16 GW étaient installés fin 2022. L’Allemagne veut passer de 8 GW en 2023 à 30 GW en 2030, puis 70 GW en 2045 ; la France dotée de moins d’un GW à ce jour en veut 18 GW[ii] en 2035 et 40 GW en 2050, et le Royaume-Uni, qui ambitionne de devenir « l’Arabie Saoudite du vent », de 14 GW en 2022 à 50 GW dès 2030.
La baisse des coûts, une illusion collective
Les appels d’offre successifs ont révélé des prix de plus en plus bas, ce qui a été interprété à tort comme une baisse rapide des coûts réels. En France, alors les premiers parcs (dont un seul a été mis en service à ce jour) vont bénéficier d’une rémunération garantie aux environs de 150 €/MWh (hors raccordement), le dernier appel d’offre pour le parc « Centre Manche » a été remporté par EDF au prix record de 44,9 €/MWh. Mais le cas français est sans doute le cas le moins spectaculaire, comparé aux résultats des appels d’offre au Danemark, Pays-Bas, Belgique et Allemagne depuis 2019. Dans ces pays, les candidats qui ont parié sur une baisse radicale de leurs coûts vers un niveau de 45-50€/MWh, n’ont plus demandé de garantie de prix, préférant se rémunérer sur le marché de gros, même si ses prix sont très incertains sur la durée de recouvrement des coûts de l’installation.
Une division par trois des coûts en quatre ans n’a jamais été observée, hormis peut-être au cours de des années 2010 dans l’industrie du solaire PV, alors que la technologie du silicium, infiniment divisible, est complètement différente. Il aura fallu la confrontation de Vattenfall aux réalités économiques du projet d’éoliennes gigantesques de 20 MW[iii] et surtout l’expérience malheureuse des développeurs européens aux États-Unis, pour que l’illusion collective se dissipe. Dans une note publiée à l’IFRI[iv], un des auteurs de cet article montre que les coûts complets de l’éolien offshore seraient de l’ordre de 100-120 €/MWh, toujours hors coûts de raccordement au réseau terrestre (qui peuvent être très élevés, de 20 à 50 €/MWh), et, s’agissant d’une énergie intermittente, hors coûts d’équilibrage réseau et de back-up (de 10 à 20€/MWh).
L’illusion des prix bas de l’éolien offshore est un phénomène collectif qui s’est joué dans les interactions entre les différents types d’acteurs.
Les pouvoirs publics, confiants dans les vertus indiscriminées de la concurrence, ont accéléré la fréquence des appels d'offre et engendré une course à la subvention zéro en se confortant de voir les prix demandés par les développeurs baisser à chaque appel d’offres pour lancer rapidement le suivant.
Les banquiers et fonds d'investissement ont prêté à des taux très bas, en se basant sur les affichages de projets et les prix demandés, et non les réalisations effectives. Les fonds, à la recherche de diversification de leurs activités, cherchaient à prendre pied à n’importe quel prix dans un secteur vert présenté comme extrêmement prometteur, en candidatant de façon agressive tout en cherchant à écarter des concurrents ayant de moindres capacités financières.
La croyance de tous dans des courbes d'apprentissage rapide semblables à celles du solaire PV a conduit à la course en avant dans les sauts de taille et le gigantisme, qui ont fini par gripper l’ensemble de la chaine d’approvisionnement.
Les fabricants de turbines se sont retrouvés pris dans une course qui les a obligés à réduire dangereusement leurs marges et les a exposés à une remontée brutale du coût des intrants (l’acier, le cuivre, les matériaux composites et donc le gaz…).
Pour finir personne n’a voulu croire que la période de taux très bas qui a prévalu ces dernières années était passagère.
Cette illusion a été amplifiée par les ONG et l’International Renewable Agency (IRENA), aux publications orientées et, il faut le dire, trop souvent dénuées d’objectivité. Elles n’ont cessé de communiquer sur cette fantastique chevauchée de tailles à la hausse et de coûts à la baisse. C’est ainsi que s’est établi le mythe de l’éolien offshore, solution miracle qui allait permettre de boucler le mix électrique face à une demande électrique croissante dans la transition vers le Net Zero.
Un difficile retour sur terre
Les projets d'éoliennes offshore en Europe et plus encore aux États-Unis ont été confrontés, outre à la forte inflation du coût des composants et une hausse des taux d'intérêt, à un contexte règlementaire problématique. La logique des contrats attribués aux développeurs par enchères aboutit à la fixation des années à l’avance de leur rémunération, alors que les projets mettent parfois plus de dix ans à se concrétiser. Des deux côtés de l'Atlantique les promoteurs font pression sur les responsables politiques et les régulateurs pour que les procédures d’autorisation (permitting) soient accélérées et que les contrats de long terme intègrent des clauses d’ajustement du prix garanti pour prendre en compte les hausses de coûts de la construction et de financement pendant les réalisations.
La poursuite des objectifs ambitieux use et abuse de mécanismes concurrentiels inadaptés que sont les appels d’offre trop rapprochés et basés exclusivement sur le critère des prix demandés, en oubliant totalement le volet industriel, ce qui est malheureusement une des failles récurrentes de la politique énergétique européenne. Les pouvoirs publics n’ont tenu compte ni de l’immaturité du secteur, ni des énormes implications de la croissance radicale de turbines et autres composants en termes d’apprentissages et d’investissements pour les fabricants, ni du développement nécessaire des infrastructures diverses (réseau, installations portuaires, navires) sous l’égide d’entités publiques.
Comment sortir des logiques à l’œuvre ?
En Europe, les objectifs d’installation à 2030 et au-delà sont incroyablement ambitieux car ils ont le malheur d’être fixés par des technocrates et des politiciens qui n’ont de comptes à rendre qu’à eux-mêmes sur leurs décisions. Une nouvelle voie est vraiment à trouver si l’UE et le Royaume-Uni veulent atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés[v]. Pour commencer, il convient d’arrêter de se fixer des objectifs inatteignables au détriment d’autres technologies bas carbone ; d’arrêter, aussi, de se référer à des estimations de coût non fondées sur l’expérience, ni sur des hypothèses de scénario contrarié. Il faut en parallèle ajuster les procédures utilisées par les États – rythme des appels d’offre, critère de sélection élargi à des critères non économiques (valeur ajoutée locale, profil environnemental, etc.), clauses d’ajustement du prix garantis – de sorte à modérer les incitations des concurrents à la surenchère.
Il faut également que les puissances publiques en Europe aient une vraie politique industrielle dans ce domaine en n’hésitant pas à faire usage de leur pouvoir normatif pour que le redémarrage de la filière s’effectue sur de bonnes bases, en la protégeant des incitations de la concurrence à la surenchère technologique. Cela passe par une politique industrielle qui impose le passage par une succession de paliers de taille (peut-être 10 MW, 12 MW, 15 MW…) pour permettre les apprentissages et le développement d’effets de série.
Ceci doit se faire au travers d’une concertation étroite entre fabricants, développeurs et puissance publique au niveau européen, ou par défaut au niveau d’une coalition d’États, pour fixer chaque saut de palier en ayant recours à une évaluation de la disponibilité de ressources (cuivre, acier, terres rares), mais aussi de celle de ressources en personnel compétent et des capacités de financement des développeurs. Cette concertation doit permettre aussi de planifier le développement des infrastructures portuaires et de navires nécessaires aux interventions en mer. Le développement des réseaux électriques sous-marins doit être également anticipé et coordonné avec le développement des parcs offshore et les plans d’aménagement de l’espace maritime. De même, le renforcement des réseaux à terre doit être programmé afin de prévenir les congestions dues à l’afflux intermittent de la production des éoliennes, comme celles emblématiques de l’axe nord-sud en Allemagne. Une telle prise en main de l’ensemble de l’écosystème devrait permettre de stabiliser les coûts d’investissement et rassurer les institutions financières pour fournir les capitaux nécessaires, même si les taux doivent être plus élevés qu’auparavant.
En conclusion, la crise actuelle de l’éolien offshore en Europe (et aux États-Unis) n’est pas celle d’une entrée dans la maturité, comme certains la voient, mais d’abord une crise structurelle du mode de gouvernance des politiques de promotion d’ENR, relevant plus de choix idéologiques que de choix rationnels à base d’analyses technico-économiques approfondies. Ces choix idéologiques manifestent une volonté des politiciens et des divers pouvoirs publics d’ignorer les réalités industrielles, et en particulier, l’immaturité de la chaîne d’approvisionnement et des infrastructures à construire. Les recommandations évoquées ici pourraient canaliser ces débordements. Elles sont une invitation à remettre au premier rang les ingénieurs, les managers de grands projets d’investissement des firmes et les aménageurs.
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[i] Ørsted a annoncé un risque de dépréciation de ses actifs éoliens maritimes aux États-Unis de 2,35 milliards de dollars. Son action a alors chuté de près de 30% à la bourse de Copenhague, puis encore récemment de 30% suite à l’annulation de deux projets américains portant la dépréciation totale à 4 milliards de dollars. Au même moment BP enregistrait une perte de valeur de 540 millions de dollars sur deux projets au large de la côte de New York, après que les autorités ont rejeté une demande de renégociation des contrats, tandis que l’espagnol Iberdrola et sa filiale Avangrid, ainsi que Shell-Ocean Winds, sont à la peine sur leurs projets américains.
[ii] 1 GW correspond environ à la puissance d’un parc de 100 éoliennes de 10 MW ou encore à celle d’un réacteur nucléaire, sachant que ce dernier fonctionne en continu et produit sur l’année deux fois plus d’électricité (7 TWh contre 3 à 4 TWh selon la ventosité du site).
[iii] Elles ont un mât de 200 mètres de haut et un rotor d’un diamètre de près de 300 mètres. Et la nacelle (avec sa turbine) qui doit être hissée au somment du mât pèse plus de 1000 tonnes !
[iv] Étienne Beeker, « Après le boom de l’éolien offshore en Europe : quelles conditions pour un redémarrage ? », Notes de l'Ifri, 23 octobre 2023.
[v] Un haut responsable de BP a récemment déclaré que l'industrie américaine de l'éolien offshore était « fondamentalement brisée », et nécessite une « remise à zéro fondamentale » des cadres règlementaires et des dispositifs de soutien (qui, soit dit au passage, sont bien moins favorables que les cadres équivalents en Europe) est nécessaire pour aider le marché naissant à se développer. C’est le cas par exemple des procédures de permitting, de la règlementation des navires utilisés qui doivent être impérativement sous pavillon américain (alors qu’il n’en existe pas ou très peu), de l’absence de mutualisation des coûts de développement des lignes sous-marines d’acheminement à la terre en plus des mesures évoquées d’ajustement des prix garantis. Un point particulier pour les développeurs européens aux États-Unis est aussi le manque de clarté des règles de crédit d’impôt de l’Inflation Reduction Act, relatives au lieu de fabrication des composants.