Que penser des problèmes techniques de l’EPR? edit

8 novembre 2022

Ultime pépin, ou énième problème d’une longue liste ouverte ? L’incident rencontré sur le premier EPR en service (Taishan 1 en Chine) a vite été attribué à la turbulence du débit de refroidissement du cœur de ces réacteurs. Il mettrait en vibration excessive certains assemblages combustibles, provoquant l’usure locale de leur structure, le percement des crayons et un relâchement de radioactivité dans le circuit primaire. La conception même de la cuve des EPR se trouverait donc mise en cause. Mais est-ce si simple, et ne désigne-t-on pas trop vite un coupable idéal ?

Ainsi les vibrations pourraient n’avoir agi que comme révélatrices de la vulnérabilité de certaines parties exposées des assemblages combustibles, difficulté plus aisément surmontable, un large retour d’expérience national et mondial étant disponible.

Voici un point de situation, dans son contexte, sur cette question qui agite le landerneau nucléaire et antinucléaire en France, et qui a trouvé un large écho dans les médias, sachant qu’à date, l’Autorité de sûreté nucléaire n’a pas encore fait connaître sa position. Le lecteur nous pardonnera la dimension un peu technique parfois de cet article, indispensable pour une discussion bien informée. 

Avancées objectives

Après tant d’années de galère, l’horizon paraît enfin se dégager pour les réacteurs EPR. Olkiluoto 3, en Finlande, démarre son exploitation : avec la capacité d’assurer 20% de la production électrique du pays, il sera précieux cet hiver, d’autant que l’importation de courant depuis la Russie (1000 MWe) a été interrompue. Mais l’horizon n’est pas pleinement dégagé car actuellement, c’est la partie « classique » de l’installation (le groupe turboalternateur et ses auxiliaires) qui regimbe, pour la seconde fois depuis le démarrage.  Des problèmes ont en effet été détectés sur des organes internes des pompes d’alimentation (du secondaire des générateurs de vapeur), lors d’opérations de maintenance. Jusqu’à résolution, ces ennuis vont affecter la disponibilité de l’ensemble.

En Chine, Taishan 1 a repris du service après un long arrêt consécutif à des inétanchéités constatées sur plusieurs crayons combustibles, et Taishan 2 fonctionne normalement, ayant bénéficié de l’expérience de son binôme.

Au Royaume-Uni, le chantier de Hinkley Point B, actuellement le plus grand d’Europe, est en pleine activité, profitant des enseignements de ses devanciers. Coûts et délais ont glissé, donnant du grain à moudre aux critiques, sans toutefois contrarier le projet Sizewell C, désormais sur les rails.

Flamanville 3, quant à lui, cingle avec opiniâtreté vers un port qu’il pourrait enfin toucher fin 2023, avec une dodécade de retard par rapport aux premières prévisions – mieux qu’Ulysse quand même.

Ses supporters (il en reste) et ses détracteurs (toujours mobilisés), préparent un comité d’accueil, ces derniers à l’affût de la faille rédhibitoire qui empêcherait sa mise en exploitation.

Survivalisme nucléaire

En plusieurs occasions, on a annoncé la mort du projet EPR, suite à la découverte de défauts génériques au concept, ou plus spécifiques à son avatar français Flamanville 3 : teneur hors norme pour le carbone de l’acier des cuves, nécessaire reprise de soudures réputées inaccessibles…

Plus récemment, aurait été mis en évidence un défaut de conception majeur de la cuve du réacteur, la turbulence « non apaisée » du flot de refroidissement des assemblages combustibles, engendrant leur vibration excessive et leur usure prématurée.

Jusque-là, le projet a survécu, mais le prix à payer a souvent été lourd, en coûts, en délais et en discrédit : engagement de remplacement du couvercle de cuve, développement long et délicat d’une robotique high-tech pour la réfection des soudures précitées, conduisant à des années de retard.

L’EPR, qu’on voulait navire amiral de la reconquête nucléaire européenne, s’est vite commué en antimodèle, mal né, et qui a accumulé les déconvenues.

Qu’en est-il donc de ce dernier obstacle, dont l’énoncé des motifs apparaît particulièrement lourd, puisque pointant la conception même de la cuve, pièce maitresse du réacteur ?

L’expérience valide, et invalide

On oublie trop que la découverte de comportements inattendus est l’apanage des prototypes, et l’EPR, certes qualifié de réacteur « évolutionnaire » par référence à ses devanciers (N4 français et Konvoi allemand), présente néanmoins nombre d’originalités.

Dans la situation qui nous occupe, le choix d’installer sous le couvercle les dispositifs de mesure de la répartition de la puissance du réacteur laisse le fond de la cuve relativement libre d’obstacles. La turbulence du flot de refroidissement n’y est entravée que par un dispositif dédié, avant de rencontrer la plaque de répartition des débits à l’entrée du cœur.

C’est ce flot, apparemment trop peu dompté, qui provoquerait une vibration latérale excessive des assemblages combustibles, surtout ceux situés en périphérie, contre l’enveloppe du cœur.

Les simulations numériques et les mesures sur maquettes avaient bien caractérisé la spécificité des écoulements dans le fond de cuve, en particulier la recirculation se produisant en périphérie, entre la paroi de la cuve et le répartiteur de débit, mais les vibrations induites sur les assemblages combustibles avaient-elles été suffisamment considérées ?

Dès lors, la seule question qui vaille est celle de la conception de la parade à ces inconvénients rédhibitoires. Il semble bien qu’elle existe, par renforcement des assemblages combustibles situés en périphérie du cœur, un large retour d’expérience existant déjà en la matière : traitement thermique spécifique des grilles de maintien des crayons combustibles, grilles « monobloc »… suite à des situations similaires d’usure des éléments combustibles sous l’effet de vibrations hydrauliques, rencontrées sur les réacteurs français et ailleurs.

Dramaturgie médiatique

L’arrêt contraint du réacteur Taishan 1 (fin juillet 2021), suite à une augmentation anormale de la radioactivité de l’eau du circuit primaire du réacteur, avait conduit la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD, une association loi 1901), relayant un « lanceur d’alerte », à écrire à l’ASN , au motif que le problème pouvait être générique, hypothèse reprise dans le magazine Reporterre fin novembre 2021 et dans de nombreux autres organes de presse, radio, télé, réseaux sociaux.

Mi-janvier 2022, Le Canard enchaîné enfonçait le clou par un article titré « EDF a du mal à cuver son EPR » qui, citant la DGA de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (établissement public, principal appui technique de l’ASN), indiquait que l’EPR souffrait d’un défaut de conception de son composant majeur !

Interrogée par La Presse de la Manche, l’ASN, par la voix de son DGA, avait alors indiqué que lors de l’instruction du démarrage de l’EPR Flamanville 3, elle considérerait cette nouvelle donne et évaluerait les parades mises en regard par EDF pour éviter la dégradation des combustibles.

Un peu plus tard, la Gazette nucléaire, organe du Groupement de Scientifiques pour l’information sur l’Energie nucléaire (association loi 1901), développait cette même position dans un article très argumenté.

Suite institutionnelle

La problématique vient de réémerger, à l’occasion de la sortie d’un rapport de l’IRSN[1] répondant à une saisine normale de l’ASN dans le cadre de l’instruction du démarrage de l’EPR Flamanville 3, laquelle demandait quels enseignements tirait EDF de l’exploitation des EPR déjà en service.

Ce rapport est une analyse très détaillée des éléments fournis par EDF à l’ASN, lesquels s’appuient sur le retour d’expérience gagné par l’EPR Taishan 1, réacteur qui, comme Taishan 2 et Olkiluoto 3, possède une cuve identique à celle de Flammanville 3.

À noter que les fluctuations locales du débit de refroidissement du cœur du réacteur, via la vibration des assemblages, pourraient aussi créer de légères variations de puissance du réacteur par modification de la géométrie du cœur, l’eau étant également le modérateur (au sens neutronique) de la réaction nucléaire. Le rapport de l’IRSN traite d’ailleurs très largement de ces derniers points et de leur prise en compte par EDF.

Plus généralement, la lecture attentive du rapport traduit bien le haut niveau de l’expertise de l’IRSN, apte à fonder un dialogue de sûreté de grande qualité avec EDF et Framatome, lequel, sans surprise, ne conduit pas forcément à des appréciations et des préconisations convergentes.

Récemment, un nouvel article du Canard Enchaîné, qui décidément suit la piste, et un autre paru sur le site Actu-Environnements’appuient sur ce rapport de l’IRSN pour affirmer que l’EPR Flamanville 3 ne pourrait démarrer sans que des modifications importantes ne soit réalisées, impliquant la conception et le test de nouveaux dispositifs à installer en fond de cuve du réacteur, pour reconfigurer le flot de refroidissement.

Une telle opération retarderait notablement la mise en service du réacteur, jetant un discrédit final sur un projet déjà bien couvert d’opprobres, surtout parce que témoin de la survivance de la filière nucléaire française, laquelle, au passage, n’a pas vraiment donné toutes les chances à son champion.

Si les articles de presse précités s’appuient sur le verbatim du rapport IRSN, qui indique qu’une solution pérenne passe par une modification des écoulements en fond de cuve, il est notable que les recommandations formulées en direction de l’ASN ne reprenne pas formellement cette préconisation.

À cet égard, il faut rappeler que seule l’ASN a qualité pour prescrire des éléments à EDF, même si, très généralement, elle retranscrit, sans beaucoup les modifier, les recommandations émises par l’IRSN en réponse à une saisine. Sur ce dossier sensible, l’ASN n’a pas encore pris position.

Palliatifs et correctifs

Par une évolution, probablement mineure, de la technologie des combustibles chargés en périphérie du cœur, on sait faire face à cet impondérable.

Il est possible que les sollicitations mécaniques « costaudes » créées par l’écoulement aient servi de révélateur rapide à un défaut inhérent au combustible, qu’il suffirait donc de corriger.

Par ailleurs, le fait que les défauts soient apparus sur une première recharge de combustible est un élément qu’il faut considérer dans l’analyse, un long stockage avant chargement ayant pu fragiliser certains points des assemblages.

On peut rappeler à l’occasion qu’un assemblage combustible nucléaire est une pièce d’horlogerie, qu’on plonge dans un environnement hostile dont les paramètres varient au fil de l’exploitation, comme ses dimensions et les propriétés de ses matériaux constitutifs…et qui doit continuer à donner l’heure exacte !

Avec une telle lecture de la problématique, parler de défaut majeur de conception de la cuve est clairement hors sujet.

Parallèlement, les dispositifs présents en fond de cuve afin de mieux tempérer l’impétuosité d’un flot nécessaire à l’extraction de près de 5000 MW thermiques, sans créer des pertes de charges excessives obérant le rendement de la machine, pourraient toutefois être repensés.

On peut augurer que les réacteurs Taishan 1 et 2 fonctionnent actuellement avec des combustibles « durcis », qu’Olkiluoto 3 adoptera la même stratégie à l’issue de son premier cycle et que Flamanville 3, qui bénéficiera pleinement de cette expérience, pourra démarrer dans de bonnes conditions.

L’autre enseignement à retenir, moins inattendu celui-là, est la pugnacité des contempteurs de l’atome, toujours prompts à exploiter les faiblesses de conception ou d’exploitation des réacteurs.

Outre le traditionnel abandon du projet et pour avoir d’autres fers au feu, ils proposent les solutions les plus radicales, donc les plus dispendieuses, car renchérir le nucléaire (conception et exploitation) est un poison mortel pour la filière.

Mais le fleuron des propositions a été, sans conteste, le fonctionnement de l’EPR à puissance réduite (60% soit 900 MWe, la puissance des réacteurs actuels), un humiliant « tout ça pour ça »... sans réaliser d’ailleurs, que face au problème rencontré, ce n’est nullement la solution, le débit traversant le cœur restant le même.

[1]. Avis de l’IRSN n°2022 00154 du 21 juillet 2022), suite à une saisine de l’ASN : « Démonstration de sûreté et suffisance du programme d’essais physiques Retour d’expérience des premiers EPR mis en service ». PDF disponible en ligne à cette adresse : https://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/2022/Documents/juillet/Avis-IRSN-2022-00154.pdf