Le rendez-vous manqué du nucléaire français edit

April 28, 2022

Notre outil nucléaire de production d’électricité vient de manquer un rendez-vous historique, celui qui l’aurait légitimé, une fois pour toutes, ouvrant la voie à son renouvellement et à son développement. C’est en effet alors qu’un empilement inédit de contingences affecte notre environnement géopolitique et met en évidence la dépendance énergétique de l’Europe à des partenaires hostiles, que nos électrons nucléaires nationaux font défaut. Début avril, seuls 33 réacteurs sur 56 étaient en fonctionnement, les autres étaient en arrêt pour rechargement du combustible ou maintenance (dont huit en relation avec les phénomènes de corrosion sous contrainte).

Mais si cette situation est dommageable, elle n’est pas irréversible : sortir de l’ornière n’est pas inaccessible, le fort potentiel de l’outil est intact, la mobilisation actuelle d’EDF et de ses contractants devrait lui permettre de donner à nouveau toute sa mesure. Mais un plein recouvrement prendra du temps.

Une conjonction de conditions adverses

La pandémie de Covid 19 et la désorganisation de l’activité qu’elle a engendrée ont frappé de plein fouet la flotte nucléaire hexagonale, engagée dans une phase connue du public comme le « Grand Carénage », par analogie avec les travaux lourds menés dans les chantiers navals pour donner une seconde vie à des navires. Cette campagne avait été soigneusement planifiée de longue date, chaque réacteur étant rendu indisponible durant six mois environ, avec une cadence augurée de quatre et cinq chantiers par an. Mais les plannings « horlogers », qui couraient sur plusieurs années, ont vite cédé devant les contraintes sanitaires (indisponibilité des acteurs, complexification organisationnelle, allongement des chantiers) conduisant à une réaction en chaîne, ralentissant fortement les activités.

D’autres situations, elles aussi compliquées par la crise sanitaire, ont affecté la disponibilité de l’outil nucléaire : des opérations usuelles (rechargements périodique des réacteurs en combustible) et exceptionnelles (contrôles et réparations), auxquelles il faut ajouter l’implémentation des imposantes dispositions (matérielles et logicielles) dites « Post-Fukushima ».

Tous ces chantiers mobilisent le personnel EDF des sites mais aussi une main d’œuvre spécialisée, rare, dont il faut garantir le meilleur emploi, il s’agit, pour chaque réacteur (et pour la partie classique de l’installation) de milliers d’heures de travail.

En résumé, une situation qu’on savait très exigeante, et à fort risque en termes de disponibilité globale de la flotte nucléaire et qui avait donc été minutieusement préparée, s’est transformée en cauchemar opérationnel lorsque la pandémie a frappé et quand, concomitamment, ont été découvertes, sur quelques réacteurs, des corrosions inopinées sur des circuits importants pour la sûreté, nécessitant l’arrêt long des machines afin de remplacer les tronçons de tuyauteries affectés. Les réacteurs touchés, les plus récents de la flotte, n’étaient pas concernés par le « Grand Carénage », une double peine, en quelque sorte !

Examinons plus en détail la nature des contraintes qui se sont superposées pour créer cet acmé historique.

Des check-points « sûreté »  profonds, cadencés et structurants

Tous les dix ans, la réglementation française donne à chaque réacteur un rendez-vous important à l’issue duquel son exploitation ne pourra être prolongée pour dix années que s’il répond à des normes et spécifications constamment actualisées, fruit d’une évolution de la réglementation, s’appuyant (en général), sur le retour d’expérience national et international, voire sur des pressions sociétales. Cet examen est l’objet d’une séquence technique dite VD (pour visite décennale : VD1 au bout de dix ans, VD4 après quarante ans…).

Toutes les études économiques s’accordent sur ce point : le premier enjeu technique actuel est la possibilité de prolonger l’exploitation des réacteurs au-delà de quarante années de fonctionnement.

De son côté, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) considère les VD4 comme une charnière dans la vie d’un réacteur. Elle a donc établi un cahier des charges de probation très exigeant (certainement unique si on compare la France aux autres pays possédant des centrales nucléaires).

Le « palier technique 900 MW », composé de 32 réacteurs, est le premier à devoir relever ce défi. Le haut degré de standardisation des réacteurs concernés a permis à EDF de présenter un dossier générique à l’ASN, en réponse à ses demandes spécifiques. L’ASN a accepté le dossier mais les autorisations de prolongation d’exploitation ne seront néanmoins données que réacteur par réacteur, en aval de la réalisation des évolutions afférentes et des contrôles réglementaires demandés et compte tenu d’éventuelles particularités.

Il est prévu de « traiter » les réacteurs concernés dans une chronologie correspondant à leur première mise en service, tout en intégrant les contraintes et des opportunités des sites nucléaires (difficultés à traiter des chantiers en parallèle, mais intérêt à profiter de la présence de compétences pour les enchaîner localement).

Pour pouvoir satisfaire ces exigences, mais aussi pour effectuer des travaux liés à des objectifs de disponibilité et de pérennité propres (partie nucléaire et partie conventionnelle), EDF a donc imaginé le Grand Carénage : un ensemble d’opérations (maintenance lourde, remplacement de gros composants tels les générateurs de vapeur ou les transformateurs, modifications et ajouts d’équipements,…) qui concerne aussi les 20 réacteurs du « palier technique 1300 MW » (avec des opérations effectuées le plus souvent dans le cadre de leur VD3).

Les échéances calendaires correspondant aux VD ont ainsi structuré le planning du Grand Carénage. Son achèvement est prévu vers 2025, date à laquelle débuteront les VD4 des réacteurs du  « palier technique 1300 MW », opérations a priori moins lourdes que leurs devancières, mais qui resteront très conséquentes.

Fin 2019, un premier réacteur (la tranche 1 du site du Tricastin) a achevé les travaux programmés lors de sa VD4 et a pu redémarrer, le feu vert définitif pour la prolongation d’exploitation ayant été obtenu, comme le prévoir la procédure, après un an de fonctionnement satisfaisant dans la nouvelle configuration.

Le palier 1450 MW (quatre réacteurs), le plus récent, ne fait pas l’objet d’un Grand Carénage, mais rencontre inopinément des problèmes de corrosion de tuyauteries reliées au circuit primaire du réacteur. Ce phénomène, qui touche également un réacteur du palier 1300 MW et un réacteur du palier 900 MW, a déclenché des contrôles ciblés sur l’ensemble de la flotte.

Le haut degré de standardisation (design, procédés) choisi par EDF lors de la construction du parc de réacteurs a permis son édification rapide et efficace. Mais un défaut révélé ici ou là peut s’avérer générique, tout en présentant de fortes disparités d’une machine à l’autre. C’est bien ce que les contrôles révèlent, s’agissant de la corrosion sous contrainte de certaines soudures, qui parait n’affecter que la première passe de soudage et se limiter à elle, préservant ainsi la résistance intrinsèque de la jonction et montrant qu’aucun risque de rupture n’a existé. A contrario, les moyens d’analyse, de caractérisation et de correction des défauts, bénéficieront à plein de la puissance d’ingénierie en appui à un tel parc.

Un « Post-Fukushima » à la française

Parallèlement à ces opérations précitées, l’implémentation des mesures dites « Post Fukushima », selon un planning très tendu), a mobilisé beaucoup de moyens et de compétences, induisant de fortes contraintes d’organisation et d’exploitation sur les sites.

Il s’agit de reconsidérer la prise en compte des agressions naturelles (inondations, séismes, tornades,..) dans une forme exacerbée, au-delà de ce qui avait servi d’hypothèses de conception, lesquelles présentaient déjà des marges conséquentes.

S’ensuivent le renforcement ou la vérification des barrières existantes et la mise en place de nouveaux dispositifs, certains très conséquents.

Il a été considéré par hypothèse que, même sans scénarios crédibles y conduisant, un réacteur pouvait perdre ses sources électriques et ses sources de refroidissement, et qu’il fallait donc mettre en regard les parades physiques et organisationnelles afférentes.

C’est ainsi que chaque réacteur s’est vu doter d’un « noyau dur » comprenant, entre autres, un Diesel d’Ultime Secours (DUS), source électrique puissante et autonome, et de moyens de refroidissement capables d’assurer le refroidissement du cœur du réacteur en toute situation.

Pour donner une idée du niveau de redondance atteint pour les sources électriques autonomes (nécessaires seulement si l’alimentation par les réseaux externes est défaillante), il faut savoir que chaque réacteur possédait déjà deux diesels de secours et la possibilité de se connecter à un diesel ou à une turbine à combustion banalisés, présents sur chaque site (pour mémoire, une Force d’action rapide nucléaire, équipe volante nationale de 300 membres spécialisés, capable d’intervenir en appui sur tous les sites en moins de 24h, a été mise en place juste après en aval immédiat l’accident japonais de 2011).

Sous-dimensionnement

La politique de réévaluation continue de la sûreté des réacteurs conduit à les immobiliser périodiquement durant de longues périodes. Six mois d’arrêt sont nécessaires à une VD4, certes mise à profit pour le rechargement en combustible. C’est considérable, mais c’est à ce prix que les réacteurs peuvent poursuivre leur exploitation, jusqu’à la prochaine VD.

Tous ces éléments conduisent à conjecturer une moindre disponibilité de la flotte nucléaire nationale durant une longue période. Ils mettent en évidence la nécessité de penser un dimensionnement de permettant de mieux accommoder des contraintes inhérentes à l’exploitation électronucléaire, comme c’est le cas pour d’autres activités assurant un service continu.

La situation actuelle, pour des raisons qui ne sont pas toutes conjoncturelles, a conduit à immobiliser simultanément près de la moitié des réacteurs. C’est inédit et c’est dommageable sous tous aspects : écologique d’abord puisque se sont souvent des sources carbonées qui sont appelées en substitut, économique ensuite, puisque ce schéma est loin de l’optimum, géopolitiques désormais, sans parler du grain à moudre fourni aux antinucléaires qui présentent la situation comme matérialisant l’impasse d’une énergie dangereuse, dispendieuse et inefficace.

On aurait pu mieux faire, certainement, mais pas sensiblement mieux, avec un tel cahier des charges à honorer et une telle conjonction des contraires. Il ne faudra pas oublier les leçons de ce pénible épisode, quand dès 2025, un nouveau cycle de VD4 va démarrer.

En réponse aux crises pétrolières, la France avait choisi de faire reposer l’essentiel de sa production d’électricité sur l’hydroélectricité et sur l’électronucléaire, construisant dans un court laps une soixantaine de réacteurs, et les exploitant avec succès durant quarante ans. Cet effort et cette réussite n’ont trouvé leur équivalent que dans l’ambitieux programme chinois.

Ces choix restent pertinents et beaucoup de pays envient désormais notre situation, surtout dans le dramatique contexte actuel, dont les effets majeurs sur l’approvisionnement énergétique s’annoncent durables, voire pérennes.

L’outil nucléaire existe et sa faible disponibilité actuelle ne doit pas occulter son potentiel. Les travaux en cours lui conférent la conformité réglementaire aux codes les plus exigeants au monde, et vont lui redonner sa pleine efficacité économique et son bénéfice climatique. S’ils ont transitoirement obéré sa performance, le parcours pour inverser la donne est tracé, cadencé et balisé.

Le temps n’est pas si lointain où, lors des pointes d’hiver, tous les réacteurs étaient appelés ou disponibles. Si cette configuration est inaccessible aujourd’hui, rien, sous les aspects techniques et industriels ne la rend utopique demain.