Souveraineté industrielle: les tribulations d’un concept edit
Dans un article caustique où les observations sarcastiques se mêlent à l’expression d’interrogations graves sur l’avenir de l’UE, The Economist entend alerter sur la francisation du débat industriel européen qui ferait une place grandissante à des propositions fumeuses sur la souveraineté et l’autonomie stratégique.
Il y a dix ans, nous raconte The Economist, il y avait un moyen simple de faire rire aux dépens des Français, ces incorrigibles étatistes, nationalistes, protectionnistes, c’était d’évoquer l’affaire Danone qui faillit passer sous contrôle de Pepsi Cola. Avec le plus grand sérieux le président de la République d’alors, Jaques Chirac, prit fait et cause pour Danone, cette cathédrale de l’industrie et de l’art de vivre français qu’il fallait faire échapper aux griffes des prédateurs yankees. Le Premier ministre Dominique De Villepin, avec son lyrisme coutumier, mena la bataille contre l’envahisseur au nom du patriotisme économique. Quant au ministre des Finances, Thierry Breton, il contribua à aménager le cadre juridique pour rendre impossible une OPA menée par des investisseurs étrangers. Ce qui réunissait ces dirigeants, c’était la volonté de défendre un actif stratégique dans l’industrie agro-alimentaire d’où l’usage sur le mode de la dérision de l’expression « strategic yogurt ».
Le problème, ajoute The Economist, c’est que s’il y a dix ans la France était la risée de ses partenaires européens, aujourd’hui c’est elle qui donne le ton : le discours sur l’autonomie stratégique devient la mantra de la politique d’Ursula Van Der Leyen qui de plus a confié ce dossier à Thierry Breton, ce Français coupable d’avoir préservé le « strategic yoghurt ». Les propos tenus sur le cloud souverain, les tentatives de réglementation des investissements chinois en Europe, les initiatives sur l’Airbus des batteries ou la proposition d’une taxe carbone d’ajustement aux frontières seraient autant de manifestations de cette francisation du débat européen.
La cause serait-elle perdue pour les libre-échangistes conséquents ? On peut le craindre, ajoute The Economist, si on en juge par l’affaiblissement du camp des libéraux avec le retrait britannique, avec la conversion des opinions publiques à des options protectionnistes (cf. l’échec de l’Accord avec le Mercosur et le rejet par les Parlements néerlandais et wallon d’accords commerciaux négociés par l’UE) et avec la dénonciation par des hommes politiques de tous bords de l’angélisme européen face à la Chine.
On ne saurait être surpris par le parti pris de principe en faveur du libre échange de l’hebdomadaire britannique. Ce qui surprend davantage c’est le fait de n’accorder aucun crédit autre qu’anecdotique au tournant européen. La question chinoise ne se poserait pas… mais comment comprendre alors que les dirigeants américains de gauche et de droite voient dans les vols de propriété intellectuelle, l’ouverture inégale, les aides publiques et le dumping des entraves à un échange équitable ? La question de la domination des GAFAM ne se poserait pas davantage… mais comment accepter que les données européennes soient stockées et traitées aux États-Unis avec les risques que cela comporte pour la vie privée des citoyens européens et même leur sécurité quand le gouvernement américain peut à tout moment accéder à ces données ? La question des chaînes de valeur mondiales ne se poserait pas non plus… mais comment répondre aux demandes des Européens qui se trouvent privés de l’accès à des biens de santé fondamentaux parce que la Chine ou l’Inde en ont décidé ainsi ? On peut ne pas être d’accord avec les solutions européennes, on ne peut nier au moins l’existence de problèmes.
Prenons au sérieux, malgré tout, les craintes de The Economist. Peut-on trouver des preuves tangibles de ce souverainisme européen initié par les Français et qui mettrait en péril les orientations libérales de l’UE ?
La Commission européenne vient d’annoncer des objectifs ambitieux de décarbonation dans le cadre de son « Green Deal », elle annonce une réduction des émissions de CO2 de 55% d’ici 2030 (par rapport à 1990). Pour ce faire il faut que d’ici là les secteurs de la production d’énergie, du trafic automobile, la quasi totalité du secteur manufacturier et de l’habitat tendent vers le zéro émission et que le reste du monde adopte les mêmes objectifs faute de quoi on aura des relocalisations des unités polluantes hors d’Europe. Pour atteindre un tel objectif, outre de considérables investissements, l’UE prévoit un renforcement du régime des quotas d’émission et une taxe d’ajustement aux frontières. Jusqu’ici l’UE n’a pas tenu ses objectifs, la Pologne reste hostile à de nouveaux engagements et le système d’ETS (emissions trading system) a été trop généreux avec les industriels. Quant à la taxe carbone aux frontières, elle est débattue dans le cadre de la politique des ressources propres de l’Union. Il faut être bien suspicieux pour voir dans cette politique les manifestations d’un protectionnisme européen en marche.
En matière sanitaire, l’Europe s’est trouvée démunie en masques, réactifs, respirateurs et autres dispositifs médicaux : la relocalisation a vite rallié des suffrages dans les opinions publiques, mais l’UE n’a guère pris d’initiatives dans ce sens. Le concept qui s’est imposé est celui de « résilience » et non de souveraineté. En matière sanitaire les recommandations de l’Union ont été de deux ordres : restaurer rapidement les conditions de libre circulation des biens au sein du marché unique et pour le reste développer les stocks de précaution, la diversification des fournitures pour échapper aux situations de duopole sino-indien dans certains principes actifs. Avant la crise du coronavirus les industriels avaient commencé à s’interroger sur les délocalisations pour des raisons de sécurité d’approvisionnement, de renchérissement des coûts et envisageaient des relocalisations partielles facilitées par la robotisation des processus de production. Les propositions européennes, à ce stade, sont pour le moins timides et ne méritent guère les alarmes de The Economist. Même la France ne prévoit que 400 millions d’euros (dans le cadre du plan de relance de 100 milliards d’euros) pour inciter à d’éventuelles relocalisations.
Enfin, comble de l’horreur pour les défenseurs de la liberté d’entreprendre en Europe, la France et l’Allemagne ont décidé de lancer un Airbus des batteries, une initiative visant à regrouper des industriels de l’automobile et des spécialistes des batteries pour établir deux méga-usines et servir le marché en forte croissance des véhicules électriques. L’aide publique serait de deux milliards d’euros pour un investissement de l’ordre de sept milliards. L’objectif est de contester la position dominante chinoise et de participer à la relance d’une activité automobile qui est au cœur de la spécialisation européenne et menace de décliner avec la fin programmée du moteur thermique. Ce projet a un triple mérite : il est écologique puisqu’il favorise la transition au véhicule électrique, il est pro-marché puisqu’il favorise la concurrence dans un secteur en voie de monopolisation, il est anticipateur puisqu’il évite les conséquences à venir des destructions d’emploi par les industriels du thermique. Il est vraiment difficile d’y voire les effets débridés d’un étatisme à courte vue.
Dernier argument de notre hebdomadaire favori, le risque protectionniste ne serait pas tant dans les mesures réellement prises et encore moins dans leur efficacité postulée, il serait dans les nouvelles catégories mentales des décideurs européens dont les raisonnements seraient pollués par les idées de souveraineté économique… et de désigner les critères que veulent déployer les autorités européennes pour l’octroi des aides du FRR (Fonds de résilience et de relance européenne de 750 milliards d’euros).
On sait que ce plan a été obtenu de haute lutte par l’Allemagne, la France et la Commission européenne, on sait aussi qu’il a fallu faire des concessions aux États frugaux qui exigeaient une stricte conditionnalité pour l’octroi des subventions et qui ont obtenu un droit de regard communautaire sur les plans d’investissement et des clauses de rendez vous. Parmi les critères retenus pour juger des investissements projetés par les pays bénéficiaires il y a des indicateurs sur la transition numérique, sur le verdissement de l’économie, sur la résilience sanitaire et même sur la sécurisation des chaînes de valeur. Les lecteurs qui sont familiers avec les programmes européens EU2020 ou Plan Juncker savent que les responsables européens aiment à se rassurer en promouvant les investissements « verts », la croissance « inclusive », la « parité » hommes femmes, etc. La nouveauté est qu’on a ajouté à cette liste la souveraineté économique. Qui peut croire que les GAFAM ou les BATX européens vont naître de ces caches cochées dans les dossiers de financement européens ? Qui peut imaginer qu’un puissant mouvement de relocalisation va démarrer avec l’instruction des dossiers sur la résilience ?
Au final les craintes exprimées par The Economist sont une forme d’hommage. Longtemps les élites communautaires ne percevaient même pas le problème de l’ouverture asymétrique à la Chine. Elles tenaient pour négligeables les politiques de dumping de certains partenaires commerciaux et ne faisaient guère diligence pour les corriger. Elles acceptaient passivement l’impérialisme juridique américain. Avec le temps, l’irruption de mouvements populistes et l’unilatéralisme commercial américain, le réveil s’est opéré : l’Europe commence à nommer les problèmes. Si on est optimistes et pour achever de désespérer The Economist, des mesures tangibles devraient suivre mais la voie est longue et les difficultés considérables car l’Union est divisée sur ces questions et certains membres acceptent d’être les porteurs des intérêts chinois ou américains comme on l’observe lorsqu’il s’agit de soumettre les investissements chinois dans la Tech à un processus d’évaluation ou lorsqu’il s’agit d’encadrer le développement des GAFAM en leur rappelant leurs obligations légales et fiscales. Si on est pessimistes, ce catalogue européen de bonnes intentions même parées du tricolore rejoindra le catalogue des compromis sémantiques qui n’embraient guère sur le réel.
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