Les nouveaux lieux de l’industrie edit
Les activités de production ont longtemps eu un espace d’élection : l’usine, le site industriel. Mais elles se déplacent aujourd’hui vers de nouveaux lieux. La montée en puissance d’autres espaces de fabrication montre un paysage plus éclaté. De l’atelier partagé au conteneur en passant par les entrepôts logistiques ou des lieux plus improbables tels une boutique ou un hôpital, il y a dans ce mouvement une révolution à bas bruit.
Quand la logistique assume une part de la production
Partons de la logistique : la France des entrepôts n’est pas qu’un signe de désindustrialisation. Elle est aussi plus discrètement un lieu de production à part entière. La crise de la supply chain mondiale accroît ce mouvement : des industriels sont de plus en plus souvent amenés à solliciter les logisticiens pour des activités de pré-assemblage ou d’assemblage.
À cela, trois raisons majeures. D’abord, le volume de produits intermédiaires échangés (intrants) ne cesse d’augmenter (+21% au 4e trimestre 2021 selon l’OMC). Ensuite, les logisticiens gèrent, avec l’e-commerce, un nombre croissant d’entrepôts. Enfin, la pandémie a saturé les flux sortants et entrants de marchandises dans les usines et dans les ports du monde entier.
Que des produits finis sortent d’entrepôts n’est pas nouveau. Les logisticiens exercent traditionnellement des activités productives, en plus des services de gestion des flux. Assemblage de composants pour un produit fini (kitting) ou emballage de produits complémentaires dans un conditionnement unique (co-packing), ces tâches que l’automatisation vient accélérer et sécuriser optimisent l’usage de l’entrepôt et diversifient l’activité logistique.
Pour les industriels, leur externalisation fluidifie la chaîne de production en amont (prêt-au-montage), fait gagner du temps et permet de se concentrer sur le cœur de métier. Assez fréquente dans la fabrication de véhicules, appareils électroménagers ou meubles, la sous-traitance d’assemblage s’observe aussi sur les produits pharmaceutiques ou cosmétiques. Avant Noël 2021, elle a évité de faire voyager des produits volumineux tels des jouets alors que les taux de fret maritime étaient au plus haut et les capacités de transport rares.
S’il est difficile de mesurer la participation des entrepôts logistiques à ces activités aux confins de la chaîne industrielle, il est intéressant de replacer cette tendance dans un tableau plus large : le déplacement progressif des activités productives vers des lieux autres que les usines.
Un déplacement progressif des activités productives
Ateliers partagés, conteneurs (solutions Plug & Play), Fablabs (laboratoire de fabrication), Makerspaces (espace de travail collaboratif), tiers-lieux de production, les termes décrivant les nouveaux lieux sont légion (sont ici exclus les lieux de préparation de plats ou Dark Kitchens). Autant de lieux de proximité déjà recensés et auxquels s’ajoutent les manufactures de proximité labellisées.
Avec l’exploitation d’espaces ou actifs physiques rendus obsolètes par les technologies numériques et la plateformisation de l’économie, l’activité productive s’empare de lieux qui, automatisés et digitalisés, ont peut-être moins vocation à produire des biens que des services. Mais n’est-ce pas l’évolution observée plus largement dans les usines avec la servicialisation ?
De nombreux travaux s’attachent à saisir l’apport de ces lieux à la ville productive, à l’innovation... Mais l’économétrie a du mal à les saisir : il est malaisé de mesurer leur contribution à la production nationale. La forte hétérogénéité des acteurs économiques qui utilisent ces lieux ne facilite pas l’analyse des données : du particulier à l’industriel, en passant par la start-up, le logisticien, l’artisan, l’étudiant, le designer ou l’ingénieur.
Sous quels effets se développent ces lieux?
La technologie est le premier facteur à avoir allongé la liste des nouveaux lieux de fabrication. Elle a fait baisser les coûts d’entrée dans l’industrie et supprimé des étapes de la chaîne de valeur (comme le prototypage dans l’industrie textile). L’impression 3D a ainsi fait entrer les FabLabs, les entrepôts portuaires, les hôpitaux et autres lieux parfois improbables dans la fabrication de composants ou de produits finis, souvent personnalisés ou en séries courtes.
Deuxième facteur, la nécessité de se rapprocher du client et de le servir rapidement. La fabrication de produits agro-alimentaires dans des conteneurs à la ferme (yaourteries) permet de produire en circuits courts et garantit un prix plus rémunérateur à l’éleveur. En Ile-de-France la Poste a transformé un de ses établissements pour débuter une activité de proximité dédiée à la pièce détachée automobile et industrielle.
Un troisième facteur résulte du passage d’une ère de la massification et de la standardisation industrielle à une ère de la production personnalisée. Le besoin de personnalisation devrait ainsi faire évoluer des entrepôts vers l’assemblage sur mesure. Plus largement, tous les lieux permettant la micro-production sont privilégiés (Fablabs ou conteneurs) pour fabriquer à la demande.
En alliant impression 3D, IA et données-client, une boutique optique « Lunettes pour tous » peut ainsi fabriquer jusqu’à 250 paires de lunettes par jour. Est-ce une boutique ? Une micro-usine ? Un peu des deux. Elle allie la capacité productive de l’usine à la prise en compte des besoins des clients, caractéristique de la boutique.
Un cran plus loin, l’exigence de personnalisation va même jusqu’à déplacer la fabrication chez le client final : L’Oréal a conçu un appareil de beauté connecté qui utilise l’IA pour évaluer la peau de la cliente et créer, à la maison, un fond de teint personnalisé.
Enfin, un quatrième facteur est l’impératif de décarbonation. Il réhabilite des acteurs qui avaient disparu ou étaient minorés dans une économie du renouvellement de biens : petits ateliers de confection, réparation et reconditionnement pour la seconde main. De même, l’entrepôt terminal pour les invendus et produits en fin de vie voit son rôle renforcé dans la réparation et le recyclage.
Si la fabrication des biens lourds ou en grande série n’est pas forcément en jeu dans ces nouveaux lieux, il n’en reste pas moins que le paysage de la production est donc plus éclaté qu’on ne le croit. Une conséquence importante est que le nombre d’usines créées ou recréées n’est peut-être plus le seul indicateur pertinent de la réindustrialisation.
Que disent ces nouveaux lieux de l’activité manufacturière?
D’abord, l’industrie doit, plus que jamais, être entendue au sens large. Le concept d’industrie étendue englobe déjà l’industrie manufacturière, les services industriels et le secteur de l'énergie. Mais la crise de la supply chain montre combien les interactions entre industrie et logistique sont essentielles et combien il est déplacé d’opposer ces deux secteurs, a rappelé le Pr Aurélien Rouquet. L’entrepôt logistique est, à la fois, la pré-usine ou la post-usine.
Ensuite, ces nouveaux lieux expriment un besoin croissant d’agilité de l’activité productive alors que l’industriel intervient dans un monde incertain et contraint par diverses pénuries. Un conteneur permet de déplacer une solution de recyclage sur un territoire en fonction des besoins (il fonctionne comme une clef USB que l’on connecte à n’importe quel site). C’est la quête de flexibilité qui conduit les groupes pharmaceutiques à concevoir la production de vaccins en Afrique dans des conteneurs mobiles qui suivront les changements de demande.
Par ailleurs, les nouveaux lieux disent beaucoup de la décentralisation de l’activité productive. Aujourd’hui, il est moins important de disposer de lignes d’assemblage dans des lieux centralisés ou à proximité des ports que de petites unités de fabrication proches des clients et réparties sur l’ensemble d’un territoire ou dans le monde.
Enfin, ces différents lieux montrent que la production peut être une activité plus largement partagée. La vocation des espaces ouverts que sont les Makerspaces, tiers-lieux ou ateliers partagés est de rendre accessible la technologie à ceux qui veulent inventer, créer et produire.
Alors que les ruptures d’approvisionnement diminuent la productivité des machines, ces lieux montrent que l’optimisation de l’usage des sites de production peut réduire les coûts d’exploitation. Cela s’appelle « Manufacturing as a Service » : des fabricants accèdent à l’outil industriel par une prestation de service et non par l’acquisition de machines. Pour les startups, ce peut être une option préférable à celle consistant à passer par les usines pour produire à l’échelle.
Pour conclure
La liste des nouveaux lieux n’a probablement pas fini de s’allonger. Si la révolution industrielle a fait passer la fabrication de l’atelier à la manufacture puis à l’usine, la révolution digitale signe un nouveau déplacement qu’il reste à confirmer et à qualifier.
Faute de données sur la contribution de ces lieux à l’activité productive, il est, en effet, trop tôt pour parler de redistribution des tâches de production entre acteurs ou métiers. En outre, certains modèles de financement ou d’affaires sont incertains : tiers-lieux dépendant de financements publics, fabrication en conteneurs passant par de lourds investissements technologiques...
Mais on aurait tort de ne pas voir, dans le débat sur la réindustrialisation, le rôle que ces lieux souvent riches en savoir-faire peuvent jouer dans la nouvelle géographie de la valeur ainsi que dans la construction d’écosystèmes où la création de valeur passe par celle des autres…
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Références
Corinne Vadcar, « La géographie mondiale de la valeur n’est pas forcément celle de la production! »edit, Telos, 26 mai 2021.
Pierre Veltz, « Relocaliser? Oui, mais surtout développer l’industrie du futur », Telos, 27 mai 2020.