La productivité n’est pas l’ennemi de l’emploi edit

23 novembre 2018

La productivité est parfois considérée comme l’ennemi de l’emploi : dans cette vision des choses, les évolutions de l’emploi seraient d’autant plus faibles que les gains de productivité seraient eux-mêmes élevés. Cette idée fait craindre les effets sur l’emploi de tout choc technologique qui dynamiserait la productivité. La révolution numérique dont les effets sur la productivité sont encore devant nous est alors vue comme une menace potentiellement associée à des destructions d’emplois et à une hausse du chômage. Pour réduire cette menace, certains préconisent de ralentir le progrès technologique et un candidat aux dernières élections présidentielles est même allé jusqu’à proposer la taxation des robots. Pourtant, l’analyse des faits dément totalement cette idée et montre que s’opposer aux effets sur la productivité d’un choc technologique aurait pour conséquence première la paupérisation relative du pays qui s’engagerait dans cette voie.

Comme nous l’avons rappelé dans un précédent billet, la crainte des effets sur l’emploi des chocs technologiques est récurrente et s’est toujours manifestée dans le passé, pour être ensuite toujours démentie. La très grande majorité des pays de l’OCDE sont actuellement au plein emploi, après avoir bénéficié tout au long du XXe siècle de gains de productivité de grande ampleur associés à la seconde révolution industrielle. Seuls quelques pays pâtissent actuellement d’une situation de chômage massif, et parmi eux la France, sans que cette situation ne puisse être associée à des gains de productivité spécifiquement dynamiques. Bien au contraire : la productivité est actuellement relativement dynamique en Espagne où le taux de chômage baisse rapidement et à l’opposé atone en Italie où le chômage demeure stabilisé à un niveau élevé.

Le regard ici proposé sur les évolutions depuis le début des années 1950 apporte une confirmation forte de l’absence de relation à long terme entre les évolutions de la productivité et celles de l’emploi. Dans tous les pays développés, la productivité a fortement progressé sur la période dite des « Trente Glorieuses » qui s’étend de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’au premier choc pétrolier du milieu de la décennie 1970. Elle a ensuite fortement ralenti, en plusieurs vagues d’ailleurs. On peut donc comparer les évolutions de la productivité et celles de l’emploi entre l’avant et l’après milieu des années 1970 pour observer la relation ainsi obtenue. C’est ce que propose le Graphique 1 ci-dessous, sur un ensemble de pays développés pour lesquels on dispose de telles données sur longue période issues de la base statistique proposée par Bergeaud, Cette et Lecat. Cette comparaison suggère une absence totale de relation statistique : les écarts du taux de croissance de l’emploi entre les deux sous-périodes 1975-2016 et 1950-1975 ne sont pas liés avec les écarts du taux de croissance de la productivité du travail entre ces deux mêmes sous-périodes. Ainsi, dans tous les pays considérés la productivité a ralenti, l’ampleur de ce ralentissement étant d’ailleurs très contrastée entre pays, mais étant sans relation apparente avec les changements du rythme de croissance de l’emploi. Les pays dans lesquels la productivité du travail a le plus ralenti ne sont pas ceux dans lesquels l’emploi a été le plus dynamique. Autrement dit, le ralentissement de la productivité n’est pas à moyen terme favorable à l’emploi ce qui signifie à l’opposé que la productivité n’est pas l’ennemi de l’emploi.

Source des données : Bergeaud, Cette et Lecat, Le Bel Avenir de la croissance, Odile Jacob, 2018, http://www.longtermproductivity.com.

S’il n’a pas eu d’effet sur l’emploi, quel a donc été l’effet du ralentissement de la productivité ? Le Graphique 2 montre qu’il s’est totalement transposé dans la croissance du PIB. Les pays dans lesquels la productivité a connu le ralentissement le plus fort dont aussi ceux dans lesquels la croissance du PIB a le plus diminué, la relation observée étant quasiment de un pour un. Ainsi, au total, le ralentissement de la productivité observé après le premier choc pétrolier n’a pas été favorable à l’emploi mais il a par contre été défavorable à la croissance et donc à l’élévation du niveau de vie économique moyen.

Source des données : Bergeaud, Cette et Lecat, Le Bel Avenir de la croissance, Odile Jacob, 2018, http://www.longtermproductivity.com.

La révolution numérique aura sans doute comme conséquence de fortement dynamiser la productivité et la croissance. Plutôt que s’opposer à cet effet, il faut l’accompagner pour être en mesure d’adapter les compétences aux nouveaux besoins de qualification. Chacun se félicite de la disparition du porteur d’eau évoqué par Alfred Sauvy (1980) ou du poinçonneur des Lilas chanté par Serge Gainsbourg. Mais pour tirer demain le plein bénéfice des gains de productivité associés à l’attrition ou la disparition de certains métiers du fait du choc de l’économie numérique, encore faut-il que les systèmes de formation initiale et professionnelle soient performants. Si ce bénéfice est pleinement tiré, les destructions brutes d’emplois s’accompagneront de créations de nombreux autres emplois nouveaux. Les forts gains de productivité permettront le financement simultané de gains de pouvoir d’achat mais aussi des dépenses induites par les grands défis auxquels nous faisons face : assurer la soutenabilité environnementale de notre niveau de développement, accompagner le vieillissement de la population et la baisse du ratio actifs / inactifs, et désendetter les agents, en particulier les Etats. Les pays qui ne se mettront pas en situation de tirer le plus grand bénéfice de la révolution numérique pourraient connaître une paupérisation relativement aux autres, et auront les plus grandes difficultés à assurer des gains de pouvoir d’achat tout en finançant les dépenses induites par ces différents défis. Leur stabilité économique, sociale et politique en serait menacée. Il ne faut pas se défier du choc de l’économie numérique mais espérer au contraire que son ampleur sera très grande. Pour revenir aux termes de certains débats des dernières présidentielles, il faudrait plutôt subventionner les robots que les taxer, tout en formant la main d’œuvre à leur usage !