La politique de l’énergie: inconstance et volatilité edit

10 janvier 2018

Il n’y a en théorie rien de plus prévisible que la politique des services publics énergétiques, rien de plus morne que la courbe des cours des firmes du secteur, rien de mieux établi que la rentabilité de ces quasi-monopoles.

En effet ces activités ont des cycles d’investissement très longs, elles jouissent souvent de monopoles naturels au moins sur le transport et l’acheminement et elles sont, de ce fait, régulées par la puissance publique.

Leurs prix et leur rentabilité étant encadrées, les firmes du secteur, lorsqu’elles sont cotées, constituent les fonds de portefeuille des investisseurs et se comportent comme des placements de père de famille.

Contrôlées sur leurs prix, leurs investissements, leur rentabilité et évoluant sur des marchés stables et prévisibles, ces firmes ignorent les affres de la volatilité, des bulles et des krachs.

Et pourtant c’est l’inverse qu’on observe depuis quelques années. Les firmes énergétiques allemandes ont connu une descente aux enfers que rien n’est venu arrêter et elles ont fini par s’auto-démanteler (comme RWE). Quant à EDF, notre champion national vient de connaître des épisodes de très grande volatilité au cours des dernières semaines après avoir vu sa capitalisation boursière divisée par cinq en quelques années.

Faut-il incriminer un effet Fukushima, un dérèglement du marché de gros européen suite à un mauvais design de marché ? Ou des phénomènes propres à la France avec les injonctions contradictoires des ministres incapables de tirer les conséquences de leurs choix politiques ?

Pour commencer à répondre à ces questions, observons ce qui s’est passé en France au cours des derniers mois.

EDF a annoncé des résultats, un chiffre d’affaires, des taux de marge et un free cash flow moins bons que prévu. La Bourse a immédiatement sanctionné son cours, qui ne s’est repris qu’avec la perspective, pour la première fois évoquée, d’une rémunération de la capacité nucléaire.

S’agit-il d’un effet conjoncturel?

Les piètres résultats s’expliquent d’abord par une conjonction de facteurs défavorables affectant la demande d’électricité.

Le premier est une baisse de la demande, due à la modération de la consommation des ménages et à une meilleure maîtrise par les entreprises de leur consommation.

Mais ce facteur est aggravé par les pertes de parts de marché d’EDF au profit de ses concurrents qui, à travers l’accès régulé à l’énergie nucléaire (Arenh), bénéficient d’un prix garanti d’accès à la ressource. L’arrivée de nouveaux entrants et le développement de la concurrence érodent ainsi progressivement la base de clientèle d’EDF. Avec le temps, le choix laissé aux usagers entre les tarifs garantis, régulés stables, et les prix libres de la concurrence, orientés à la baisse, finit par faire son œuvre.

À côté de l’évolution de la demande, l’offre d’EDF est affectée par un contexte d’exploitation défavorable.

Avec près de 20 centrales nucléaires à l’arrêt pour un entretien de longue durée ou pour réaliser des travaux de sûreté réclamés par l’Autorité de sureté nucléaire, EDF voit son offre réduite.
Facteur aggravant, les conditions climatiques ayant été défavorables pour l’hydro-électricité, cette offre a été également sous tension.

Résultat, EDF a dû moins exporter et recourir plus fortement à l’importation, notamment de chez son voisin allemand.

Ces facteurs, agissant tant sur l’offre que sur la demande, ont bien sûr des effets sur les prix.

La surcapacité de production qui règne en Europe du fait des investissements dans le renouvelable et du ralentissement de la demande a conduit à un effondrement des prix de gros de l’électricité en Europe.

Au total le coût des importations (même si le prix de gros baisse), un moindre chiffre d’affaires dans l’hydro et une capacité nucléaire limitée ont dégradé le niveau d’activité et les résultats d’EDF.

À ces facteurs qui pèsent tous négativement sont venus s’ajouter les effets des investissements contraints dans le grand carénage, le réseau de distribution et le programme Linky, qui aboutissent à repousser la perspective d’une capacité financière libre nette positive.

Les dérèglements du marché européen de l’électricité

Si des facteurs conjoncturels jouent incontestablement, ils n’expliquent pas des variations d’une telle ampleur.

Ainsi une offre occasionnellement déprimée dans le nucléaire en France et à l’inverse une offre surabondante d’ENR de l’autre côté du Rhin auraient pu s’équilibrer si les capacités d’interconnexion avaient été davantage développées. On aurait pu attendre qu’une telle politique soit au cœur de la constitution du marché unique électrique. Or tel n’a pas été le cas.

Une hausse des capacités de production dans le renouvelable, au moment où la consommation stagne et où de nouveaux outils de production dans le gaz émettant moins de CO2 sont branchés sur le réseau, aurait dû conduire à une fermeture accélérée des centrales au charbon, grâce à une taxe carbone efficace.

Mais en refusant de guider le marché à long terme par un tunnel de prix du carbone selon les usages au niveau européen et en maintenant la priorité absolue au renouvelable dans l’ordre de mérite d’appel des productions par le réseau, on se condamne à un usage inefficace de l’énergie produite, on déprime les prix de gros, on désincite les opérateurs à faire des investissements de capacité et on donne libre cours aux plus grands pollueurs.

Résultat : les déséquilibres du marché européen viennent aggraver les effets spécifiques des mix nationaux puisqu’un pays qui privilégie le couple charbon-renouvelables va voir ses prix de gros baisser par rapport à son voisin qui reste contraint dans ses prix par un mix énergétique plus rigide.

EDF victime d’incitations contradictoires

Pendant les années de flambée des prix énergétiques, l’interventionnisme à courte vue des pouvoirs publics français a conduit à fixer des prix domestiques trop bas, interdisant ainsi à EDF la reconstitution des capacités financières nécessaires au renouvellement du parc.

Alors que l’Europe dessinait des stratégies toujours plus sophistiquées pour concilier ses trois objectifs de compétitivité, sécurité énergétique et lutte contre le réchauffement climatique mais sans s’en donner les moyens en édictant un prix du carbone émis consistant avec les objectifs fixés, l’UE a de fait privilégié les solutions carbonées. EDF, qui pouvait se vanter de contribuer fortement à la décarbonation du mix énergétique, se voyait assigner comme objectif de réduire l’empreinte du nucléaire – une énergie décarbonée…

Comme il fallait malgré tout émettre des signaux positifs, l’UE et l’Allemagne en particulier ont développé des politiques volontaristes dans les ENR, dont les effets les plus visibles ont été la hausse des prix pour les consommateurs, la perturbation des réseaux et les effets pervers déjà signalés sur les prix de gros. EDF, qui n’a pu développer l’éolien et le solaire compte tenu des blocages réglementaires, se voit aujourd’hui cloué au pilori par son ministre de tutelle pour ne pas en avoir fait assez !

Pouvait-il en être autrement?

Que faire? Le modèle suédois 

Après les premiers chocs pétroliers, la Suède fait le choix du nucléaire pour assurer sa sécurité énergétique. Jouissant par ailleurs d’une bonne hydro-électricité, elle put afficher un bon bilan en termes de décarbonation de son mix énergétique. La crise de 1991 fournit à la Suède l’occasion d’instaurer une taxe sur le CO2 qui incite à l’emploi d’énergies propres et permet de rééquilibrer la fiscalité en allégeant les prélèvements sur le travail. Tchernobyl (1986) puis Fukushima (2011) conduisent les Suédois à remettre en cause le nucléaire en arrêtant son développement et en taxant l’énergie produite pour favoriser l’usage des renouvelables et de solutions d’efficacité énergétique. Mais la difficulté à atteindre les objectifs conduit les gouvernements suédois à desserrer l’étreinte qui pèse sur le nucléaire en facilitant la modernisation du parc, l’accroissement de la production sur les mêmes sites, et l’allègement de la fiscalité spécifique pesant sur le nucléaire.

Citons Michel Cruciani[1] : « En 2014, le bilan en énergie primaire de la Suède se singularise par trois aspects : les combustibles fossiles occupent à peine 31% du total, contre plus de 72% pour l’ensemble de l’UE. Les produits pétroliers ne procurent que 24% des ressources (34% pour l’UE). La Suède se classe en tête de l’UE pour la place prise par les énergies renouvelables avec 36% du bilan primaire (à égalité avec la Lettonie) ; en moyenne, leur apport demeure inférieur à 13% dans l’UE 28. L’énergie nucléaire (33%) se situe à un niveau très au-dessus de la moyenne européenne (14%) ; seule la France lui accorde une place supérieure (45%). »

La Suède réussit de plus l’exploit d’afficher des prix de l’électricité parmi les moins chers d’Europe, pour les industriels comme pour les particuliers. 

La Suède démontre qu’il est possible de développer les énergies renouvelables sans éliminer le nucléaire, et surtout sans retourner au charbon, qu’il est possible également d’améliorer l’efficacité énergétique et qu’enfin on peut réformer sa fiscalité en touchant un double dividende écologique et social.

Que conclure?

Trois conclusions paraissent s’imposer.

Les dysfonctionnements réels des marchés de l’énergie sont une réponse adaptative au cycle chaotique des décisions politiques. De ce point de vue on ne peut trouver situations plus contrastées que celles de la Suède et de la France.

À l’inverse la cohérence de long terme, la capacité d’adaptation à court terme et le consensus politique permettent sur la longue durée le succès. La capacité à réviser son jugement sur le nucléaire, même après Fukushima, illustre l’intelligence collective des dirigeants suédois.

Il n’y a aucune nécessité à réprimer le nucléaire pour développer les énergies renouvelables, d’autant que le nucléaire amorti contribue à la sécurité énergétique, à la décarbonation du mix et à la compétitivité.

L’expérience montre enfin qu’une bonne structure d’incitations produit les résultats attendus ; c’est ce que montre l’expérience de la taxe carbone suédoise.

 

[1] Michel Cruciani, « La transition énergétique en Suède », IFRI, juin 2016.