L’inflation, test politique edit

31 janvier 2022

La montée de l’inflation continue à surprendre analystes et banquiers centraux, comme l’ont reconnu Jay Powell, président de la Fed, devant le Sénat américain aussi bien qu’Isabel Schnabel, membre du Directoire de la BCE, dans une longue interview au Süddeutsche Zeitung. Aux États-Unis où elle a atteint 7% en décembre, elle touche l’ensemble des biens et une fraction croissante des services. Dans la zone euro, l’explosion des prix de l’énergie l’a poussée à 5%, mais il y a fort à parier que, même si les tensions sur les sources d’énergie se relâchent, elle se transmette aux marchandises en raison de l’augmentation des coûts, puis aux services, via l’augmentation des salaires. La poussée des prix immobiliers dans la zone euro, dont l’inflation est passée de 5,6% fin 2020 à 8,8% en septembre dernier, participe de cette vague d’inflation à large spectre.

Les facteurs inflationnistes sont conjoncturels et structurels

Il n’est plus possible de soutenir que le retour de l’inflation est momentané et qu’une fois les goulots d’étranglement de la reprise mondiale résorbés, tout reviendra dans le meilleur des mondes de la stabilité des prix.

Tout d’abord, les politiques de gestion de la demande restent fortement expansionnistes, alors même que l’offre est contrainte. On pourrait interpréter la réduction des déficits budgétaires annoncée pour 2022 comme le début d’une normalisation, mais l’effet des politiques de soutien au revenu durant la phase dure des politiques sanitaires contre la pandémie perdurera, en raison de l’excès d’épargne accumulé par les ménages et qui finira par être dépensé. Côté monétaire et malgré le virage à 180° pris par la Réserve fédérale américaine et les hausses de taux dorénavant anticipées par les marchés, les taux d’intérêt réels sont toujours négatifs aux États-Unis (- 0,6% pour le taux à 10 ans le 27 janvier) et encore plus dans la zone euro (- 1,8% fin 2021), alors que les économies tournent à plein régime.

Des facteurs structurels sont également à l’œuvre, partiellement voilés par le chaos d’une reprise sur fond de pandémie : fin de la phase ascendante de la mondialisation, voire retour en arrière du fait de sérieuses tensions internationales, épuisement du réservoir de main d’œuvre à bon marché que fournissait la Chine, où la population en âge de travailler baisse depuis plusieurs années, relocalisation coûteuse d’activités industrielles pour se prémunir contre les risques – jusque-là sous-estimés – de rupture de chaîne d’approvisionnement, et, enfin, hausse des prix de l’énergie liée aux efforts, pourtant insuffisants, de décarbonation.

Deux régimes possibles pour l’inflation future

Il reste probable qu’après avoir atteint un pic, peut-être déjà observé aux États-Unis mais encore à venir en Europe où prix et salaires sont plus lents à s’adapter à de nouvelles circonstances, l’inflation reflue en raison d’effets de base et de la rapidité des entreprises à réorganiser chaines et circuits de production – le signal prix est fortement incitatif ! Pour la suite, le débat est plus ouvert. On peut distinguer deux scénarios polaires pour la composante mondiale de l’inflation, dont Matteo Cicarelli et Benoît Mojon avaient montré en 2005 à la fois le poids prépondérant dans les inflations locales, et le pouvoir d’attraction (Global Inflation, ECB WP537). Dans chaque cas, la trajectoire des prix (une courbe dont la pente est l’inflation) monte d’un cran, du fait des facteurs structurels cités plus haut –en un mot, à l’avenir, il sera plus cher en tendance de produire biens et services.

Dans le scénario bénin, la trajectoire des prix passe à un niveau plus élevé de façon progressive, l’inflation accélérant puis décélérant à mesure que le niveau des prix se stabilise autour de sa nouvelle trajectoire. Cela suppose que le rattrapage des salaires – à long terme, les salaires regagnent pratiquement toujours le terrain perdu en cas de choc inflationniste – soit progressif et ne déclenche pas à son tour une nouvelle augmentation des prix. Ce dernier enchaînement, s’il devait se produire, conduirait au mauvais scénario, où le choc initial serait entretenu par la course entre prix et salaires.

La différence essentielle entre ces deux scénarios est la réaction de la politique monétaire et son effet sur l’économie. Dans le scénario bénin, la banque centrale annonce la couleur, agit tôt et sans excès. En tempérant la demande dans une économie qui bute sur des limites de capacité et de disponibilité de main d’œuvre mais aussi en signalant clairement qu’elle ne tolèrerait pas un régime d’inflation élevé, la politique monétaire facilite la transition sans être excessivement restrictive. Dans le scénario où l’inflation deviendrait pérenne et excessive, la banque centrale, pour n’avoir su ou voulu réagir suffisamment tôt, finirait par devoir casser la dynamique de la demande pour enrayer celle de l’inflation, enchainement que les États-Unis et à leur suite l’Europe ont connu au début des années 1980, lorsque le consensus politique se fit pour éliminer une inflation devenue endémique.

L’inflation: un sujet monétaire, oui mais d’abord politique

Même si l’inflation est, comme le disait Milton Friedman, un phénomène avant tout monétaire si l’on se limite à l’angle économique, c’est aussi une question éminemment politique. Les débats suscités par son retour ont déjà pris une tournure partisane. Aux États-Unis, le camp démocrate s’en prend aux « profiteurs » de l’industrie pétrolière et gazière, ou de l’agro-alimentaire, s’attirant une réplique cinglante de l’ancien conseiller économique du Président Obama, Jason Furman : « L’appétit du gain des entreprises est une mauvaise théorie de l’inflation ». En France, à l’approche des échéances électorales, le gouvernement a tout simplement bloqué les prix du gaz et de l’électricité, faisant financer la différence entre prix de marché et prix aux consommateurs par le déficit budgétaire et une ponction considérable sur les profits d’EDF. Le pouvoir d’achat sera très probablement le sujet le plus sensible des débats électoraux, comme le montre déjà l’assaut de promesses de hausses massives des salaires venant de certains candidats déclarés.

Le caractère politique du contrôle de l’inflation est en réalité plus profond qu’un débat électoral sur le pouvoir d’achat. À long terme, le régime d’inflation est le résultat d’un compromis, voire d’un consensus social et politique. En voici deux exemples extrêmes.

La stricte stabilité des prix au Japon, où le niveau des prix de détail est pratiquement inchangé depuis juin 1997, fait l’objet de beaucoup de critiques internationales, mais n’est pourtant pas un objet de débat national, ni politique, ni social, preuve indirecte mais convaincante que ce régime d’absence d’inflation est consensuel.

À l’opposé, la forte inflation française de 1968 à 1985, constamment supérieure à 5%, avec des pointes à 15%, fut critiquée par le FMI comme par nos partenaires allemands, mais elle n’était guère débattue dans le pays, où, par-delà leur affrontement récurrent, syndicats et patronat considéraient que les pertes de compétitivité causées par l’inflation seraient absorbés par une future dévaluation. Paradoxalement, ce sont les dévaluations en chaîne qui suivirent l’élection de François Mitterrand qui contribuèrent à faire évoluer le consensus vers la nécessité de contrôler l’inflation, « d’arrêter la machine infernale », selon les mots même du président le 23 mars 1983 après la troisième dévaluation. La tâche fut menée à bien par Pierre Bérégovoy et Jean-Claude Trichet, ce dernier ne manquant pas de souligner que leur tâche fut facilitée par le soutien des Français, attesté de façon régulière par les enquêtes d’opinion.

Forger un consensus anti-inflation: plus facile aux États-Unis que dans la zone euro

Le virage opéré par la Fed au cours des derniers mois s’explique naturellement par les chiffres élevés d’inflation, que les prévisionnistes les plus pessimistes n’avaient pas anticipé. Il est cependant remarquable que le comité directeur (le FOMC) soit apparu aussi consensuel sur le sujet, y compris Lael Brainard, vice-présidente pour la politique monétaire proposée par Joe Biden et connue pour ses positions « colombe ». Les fondamentaux économiques expliquent ce consensus : l’économie est au plein emploi, et l’inflation hors énergie et alimentation est encore plus élevée que dans les années 1980. De plus, le souvenir de la récession causée par la politique Volcker et des réactions politiques hostiles à l’indépendance de la Fed qu’elle suscita est encore vif. Dans ces conditions, la cessation des achats d’actifs à la fin mars fut adoptée à l’unanimité, et Jay Powell put déclarer lors de la conférence de presse qui suivit la réunion du 26 janvier : « il y a une bonne marge pour relever les taux d’intérêt sans mettre en danger le marché du travail ». La perspective de plusieurs hausses de taux cette année est apparue aux membres du comité comme un moindre mal en comparaison du risque de récession qu’une réaction plus tardive mais plus brutale entraînerait.

La situation est différente dans la zone euro. Tout d’abord, certaines économies sont au plein emploi (Allemagne, Pays-Bas, Slovénie, Estonie, Autriche) ou en sont proches (Belgique, Irlande, Slovaquie, Portugal) tandis que d’autres en sont encore loin (Grèce, Espagne, Italie, France, Finlande). Comme la mobilité du travail entre les pays est très faible, ces disparités ne se peuvent se résoudre aisément, ce qui oblige la BCE à en tenir compte, malgré la doxa affichée. Mais surtout, la BCE, qui, depuis que Mario Draghi y mit tout son poids, se considère comme garante de l’intégrité de la zone euro – gendarme des spreads entre dettes des différents États pourrait-on dire – ne pourrait pas réduire le caractère très stimulant de sa politique sans réduire ses achats de titres. Voyant plus loin, elle ne pourrait envisager une hausse de ses taux directeurs (-0,5% pour la facilité de dépôt, 0% pour le refinancement des banques) sans avoir mis un terme à son programme d’achat (hors réinvestissement des titres échus), pour ne pas dangereusement déformer la courbe de taux.

Le contraste avec le régime de basse inflation précédent est saisissant : dans un monde où l’inflation est trop basse – selon les critères de la BCE – il est possible de faire d’une pierre deux coups en achetant la dette des États de la zone : stimuler l’économie pour faire remonter l’inflation, en contraignant les taux d’intérêt à long terme à rester bas et en même temps prévenir toute tentative de spéculation contre les états jugés plus fragiles par les investisseurs. Dans le mauvais scénario d’une inflation croissante, les deux objectifs deviendraient contradictoires. Au vu des niveaux de dette publique atteints dans les pays les plus fragiles, 207% du PIB pour la Grèce, 156% pour l’Italie, 135% pour le Portugal, 123% pour l’Espagne, il est d’ailleurs probable que la BCE privilégierait la stabilité de la zone euro plutôt qu’une action déterminée contre l’inflation.

L’inflation forcera la zone euro à repenser son fonctionnement

Comment sortir de ce cercle vicieux pour la zone euro, si par malheur l’inflation devenait endémique ? Francesco Giavazzi et Charles Weymuller, respectivement conseillers économiques de Mario Draghi et d’Emmanuel Macron, ont proposé la création d’une agence de gestion des dettes publiques de la zone euro, qui émettrait ses propres obligations pour racheter une part des dettes des pays membres – ce qui permettrait à la BCE de s’en alléger – et les annulerait en échange d’un engagement des États à financer les besoins de financement futurs de l’agence. La proposition, qui va de pair avec une réforme des règles budgétaires de la zone euro, ouvre d’intéressantes perspectives, mais, comme ses auteurs le reconnaissent, elle pourrait encourager une forme implicite de mutualisation des dettes.

Lutter contre l’inflation dans ce contexte ramènerait rapidement au premier plan la question politique essentielle de la zone euro : comment avancer de façon démocratique vers une forme de fédéralisme, que semble appeler les fortes divergences d’endettement public entre pays membres et le casse-tête que cela pose à la BCE, mais qui fut rejetée lors de la négociation du Traité de Maastricht et qui, selon les enquêtes d’opinion, n’a pas le soutien des populations ? Un sacré défi !