Dette publique, banques centrales et inflation: c’est reparti comme en 40? edit
Depuis quelques années, le secteur financier et la dette publique sont largement financés par les banques centrales. Il faut remonter à la Deuxième Guerre mondiale pour retrouver une monétisation des dettes aussi massive. Le parallèle entre les deux périodes est éclairant. Les conséquences de la monétisation des dettes ne se limitent pas à une inflation en puissance. La monnaie créée ex-nihilo stimule certaines activités mais détraque progressivement des pans entiers de l’économie en hypertrophiant l’immobilier et biaisant différents marchés y compris celui du travail. Malgré ses conséquences néfastes, rebrousser le chemin de la monétisation paraît improbable. La sortie expérimentée il y a quatre-vingts ans permet d’envisager les évolutions des années à venir.
Au-delà des oppositions gauche-droite, des appels à une dépense publique supposée salvatrice ou à une austérité de principe, tous gouvernements confondus, la dette publique enfle irrésistiblement. Cela n’est pas sans conséquences. L’histoire montre en effet que les épisodes de fort endettement ou de fort désendettement font toujours des gagnants et des perdants.
Depuis vingt-cinq ans, le déficit public s’établit en moyenne à 3,9% du PIB. La dette publique, passée de 2000 à 3000 milliards entre 2015 et 2022, représente désormais 110% du PIB. Le tout sans réelle émotion, même sur les marchés financiers, car depuis 2015, la Banque de France (qui applique la politique de la BCE) a acheté pour 800 milliards de cette dette avec de la monnaie créée ex-nihilo. Cet argent magique serait-il la solution à nos problèmes ? Le passé malheureusement, n’incite guère à l’optimisme.
La dernière fois que la dette publique française a été financée dans des proportions similaires par la Banque de France fut pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, le pays n’est pas occupé, la lutte contre le Covid n’avait rien d’une véritable guerre et les déficits actuels financent des dépenses bien moins odieuses ! Mais l’évolution de la situation financière au cours de ce conflit fait écho au chemin emprunté depuis quelques années. Cet épisode éclaire notre présent en évitant les pensées préfabriquées car la monétisation de la dette a des effets parfois contre-intuitifs, bien au-delà de la seule hausse des prix à la consommation et surtout, si elle fait quelques gagnants, notamment au début du processus, elle fait aussi beaucoup de perdants.
L’arrosage monétaire: du goutte à goutte à l’inondation
Une première brèche dans la gestion relativement rigoureuse de la monnaie est intervenue à la fin des années 1990. Pour stimuler une croissance structurellement déclinante et répondre aux crises « tequila » puis « vodka », les banques centrales de la plupart des pays avancés adoptèrent un financement généreux des banques, alimentant selon les uns la croissance, selon les autres les « bulles » financières. Cette politique de taux bas et de crédit facile fut confortée et étendue à l’occasion de chaque crise (2001, 2008, 2011, 2019). Lorsqu’en 2011, la zone euro manqua d’éclater, la BCE étendit ces financements monétaires aux États par le « whatever it takes » de Mario Draghi. Ils furent encore élargis suite au Covid, faisant littéralement disparaître le risque que l’État peine à se financer.
Ainsi, depuis vingt-cinq ans, les vannes du financement monétaire ont été de plus en plus largement ouvertes aux banques puis aux États. Les banques centrales sont devenues acheteuses de nombreux titres financiers et notamment ceux de la dette publique. Certes la BCE n’avance pas directement de l’argent aux États : c’est interdit par les traités. Elle rachète aux banques les titres que ces dernières ont initialement souscrits. Les apparences sont sauves mais le résultat est bien un financement des déficits publics par la « planche à billets ».
En France, un processus comparable (en version accélérée) de monétisation méthodique de la dette publique fut enclenché à la fin de 1938, peu après la crise de Munich. Pour préparer la guerre, la financer, puis, une fois celle-ci perdue, payer les frais d’occupation exorbitants imposés par l’Allemagne, la Banque de France mit à disposition du gouvernement, mois après mois, des centaines de millions de francs « d’avances », gagées par une promesse de remboursement. En 1944, l’équivalent de 100% du PIB de 1939 avaient ainsi été avancés. A titre de comparaison, les 800 milliards de dette publique achetés par la Banque de France depuis 2015 représentent déjà 30% du PIB.
Tout ce qui flotte finit par monter avec la marée de liquidités
Un supplément de monnaie, hier comme aujourd’hui, constitue une hausse des prix en puissance – en puissance car l’effet inflationniste se manifeste plus ou moins rapidement selon le contexte et peut affecter d’autres prix que ceux à la consommation. Depuis vingt-cinq ans, ces derniers, soit ce qu’on appelle usuellement l’inflation, ont été contenus par les effets cumulés d’une vigoureuse compétition internationale, d’une démographie peu dynamique et d’une pression salariale limitée.
Mais la crise Covid puis la guerre d’Ukraine ont directement affecté les conditions de l’offre. Au même moment, le financement monétaire, longtemps dirigé vers le système financier, a été réorienté vers le plus grand nombre par la multiplication des aides publiques aux ménages et aux entreprises (Delatte, 2023). L’inflation s’est alors manifestée brutalement sur les tickets de caisse. Le gouvernement et la Banque centrale cherchent à la freiner, car elle menace la paix sociale et ébranle le système même de monétisation de la dette en faisant peur aux prêteurs. Parmi les actions entreprises, on peut citer les « gels » de prix et les limites à la hausse des loyers et de l’énergie (moyennant 18 milliards de déficit pour EDF en 2022).
Pendant la Seconde Guerre mondiale, malgré des mesures autoritaires, l’inflation n’avait été contenue à grand-peine que pour les prix officiels, et non ceux du marché noir. La hausse des prix initiée en 1938 s’accéléra donc continûment, mais ne se manifesta dans les chiffres officiels qu’avec la fin de la guerre. En effet, si le plafonnement des prix fonctionne à court terme, il ne fait pas disparaître les causes de l’inflation, ni son impact sur les prix « noirs ». Aussi, pour maintenir les succès initiaux contre l’inflation officielle, faut-il étendre toujours plus les blocages car la monnaie créée finit toujours par se retrouver quelque part.
C’est pourquoi cette monnaie supplémentaire gonfle généralement le prix des actifs. Depuis vingt-cinq ans, les hausses de la bourse ou de l’immobilier sont d’une ampleur rarement observée à l’échelle de l’histoire. Des actifs « exotiques », cryptoactifs ou NFT ont vu le jour et sont l’objet d’un intérêt singulier. La création monétaire des années 1940 avait entraîné ces mêmes effets dans une France pourtant vaincue, occupée et affamée. De 1940 à 1943, le cours des actions françaises a ainsi été multiplié par quatre, celui des œuvres d’art vendues à Drouot par six et les timbres de collection par 10. Même les prix immobiliers ont été multipliés par cinq, alors que les loyers étaient bloqués et les immeubles soumis aux bombardements alliés !
Des liquidités qui rouillent progressivement l’économie
Cette envolée des prix des actifs distord de nombreux équilibres économiques. Elle hypertrophie la part de l’immobilier dans le budget et le patrimoine des ménages, génère enfin de profondes redistributions de richesses (Garbinti and Goupille-Lebret, 2019). Les dépenses consacrées au logement par les primo-accédants ont explosé : la valeur des logements exprimée en nombre d’années de salaires augmente en effet depuis 25 ans. Tandis que ces ménages cherchent une chambre d’enfant supplémentaire, ce qui pèse sur les naissances, les multi-propriétaires âgés sont favorisés, accentuant la polarisation sociale et géographique pointée par de nombreuses études (Scheidel, Weis and Chauvel, 2021). La hausse de l’immobilier profite de manière disproportionnée aux grandes métropoles et aux zones littorales (Cusin, 2013) dont elle éloigne les jeunes ménages, qui paient cet éloignement deux fois : par les coûts accrus de transport et par une perte relative de valeur de leur patrimoine immobilier par rapport au patrimoine moyen. Ces distorsions induites par le crédit facile contribuent largement aux mécontentements sociaux et politiques que connait la France.
Le fonctionnement normal du marché financier, sur lequel se rencontrent en principe la demande et l’offre de capitaux, est également affecté. L’offre étant artificiellement gonflée par la monnaie créée, les rentabilités de tous les investissements sont tirées à la baisse, à commencer par les taux sur les emprunts d’État. Cette « répression financière » asphyxie progressivement le marché. Les résultats d’une telle situation sont apparus crûment à la fin de la Seconde Guerre mondiale : les taux offerts par la dette française évoluaient autour de 3,5% alors que l’inflation approchait 50% par an. Évidemment, aucun épargnant n’avait intérêt à prêter sachant qu’il allait perdre, dans l’année, la moitié de la valeur réelle de son épargne ! D’ailleurs, après le « grand emprunt de la Libération », émis avec succès en 1944, les flux d’épargne cessèrent de se diriger spontanément vers les emprunts publics. Actant, la disparition d’un marché financier fonctionnel, l’État dût rendre obligatoire l’achat de titres de la dette publique par les banques et les assurances. Le marché qui avait tant profité de la création monétaire à ses débuts en devenait finalement la victime.
Plutôt que d’investir dans des titres financiers risqués et dévorés par l’inflation, les épargnants se dirigent alors vers des formes plus stériles d’investissement. Ou bien ils conservent leur monnaie sous forme liquide – en 2022, 33 milliards d’euros supplémentaires ont été collectés sur les livrets d’épargne – soit ils investissent dans des actifs qui semblent offrir un rempart contre l’inflation, lesquels voient leur prix s’envoler. Le Bitcoin a d’ailleurs initialement été créé dans ce but, même si c’est la détention d’or qui constitue le refuge traditionnel : le napoléon (la pièce de 20 francs-or) qui valait 50 euros en 2000 se négocie désormais 350 euros ; le prix de ce même napoléon avait été multiplié par 26 entre 1939 et 1946…
Cette fuite devant l’investissement productif se combine à d’autres effets contre-intuitifs, expliquant pourquoi les taux bas et le crédit facile n’entraînent pas mécaniquement une hausse des investissements, même ceux affichés comme prioritaires (Pisani-Ferry and Mahfouz, 2023). Les taux bas stimulent bien certains secteurs, ceux qui se prêtent facilement au financement bancaire, à commencer par l’immobilier soutenant la construction. Le crédit bancaire est également adapté au rachat d’actifs existants sur lesquels plusieurs couches de dettes s’accumulent parfois. Mais ces taux bas contribuent aussi à maintenir en vie des « entreprises zombies », empêchant le redéploiement de leurs ressources vers des secteurs plus porteurs. Quant à l’État, sans baromètre ni sanction de son action, il risque de dépenser à l’aveuglette de précieuses ressources. Bref, le crédit facile stimule une part de l’économie mais en sclérose progressivement le reste.
C’est finalement le marché du travail qui est touché. À la fin de la guerre, tous les Français disposaient de monnaie en abondance et personne n’était donc incité à produire. Pour mieux saisir le caractère dévastateur de la situation, imaginons que la planche à billet fournisse à chacun assez d’argent pour prendre tous ses repas au restaurant : personne n’aurait plus besoin d’y travailler, pas même les restaurateurs. Or les prémices d’une telle situation se constatent aujourd’hui dans les apparentes « pénuries de main d’œuvre » et autre « grande démission », provoquées non par une épidémie de flemme (Dares, 2022), mais par la conjonction entre faiblesse des salaires et abondance monétaire.
Comment échapper à la noyade dans cette mer de liquidités?
Pendant la guerre, l’Allemagne avait également fait tourner la planche à billets. En 1948, sous la pression des autorités américaines, l’ensemble des dettes domestiques et 90 % des dépôts furent annulés. La monnaie dont chaque ménage allemand disposait en abondance disparut. Du jour au lendemain, les Allemands durent produire pour consommer inaugurant le miracle économique ouest-allemand (Bignon, à paraître). En France, il était impensable d’effacer ainsi dette et monnaie, mais après dix années d’inflation, contrainte (1938-1944) ou au grand jour (1944-1948), le résultat était le même : les prix avaient été multipliés par vingt réduisant de 95% la valeur réelle des dettes. Ainsi, la dette publique chuta de 250% du PIB en 1944 à 30% en 1950, sans que le budget ne connaisse un seul excédent.
Cela n’est pas allé sans heurts. Les détenteurs de créances perdirent presque tout. L’immobilier finit par s’effondrer en valeur réelle car les loyers restaient bloqués et la bourse était réduite comme peau de chagrin. Les grands perdants furent donc les épargnants, à une époque où la plupart des retraites étaient financées par l’épargne accumulée. Ces pertes imposèrent la création de l’actuel système de retraite par répartition. Mais en attendant que ce nouveau système fonctionne à plein régime, des centaines de milliers de personnes âgées furent précipitées dans un dénuement sordide, les revenus minimums versés aux pensionnés dans les années 1950 correspondant à environ 60 euros, en pouvoir d’achat d’aujourd’hui, par mois (Hobey, 1956). La veuve miséreuse devint un lieu commun du cinéma et de la littérature de cette époque.
Certes, l’État y gagna, mais avec l’épargne disparurent aussi les financements par le marché, ce qui pénalisa tous les acteurs économiques pour longtemps. En effet, après cette spoliation massive, l’épargne fuit le système financier. Pour l’attirer, Antoine Pinay indexa en 1952 les emprunts d’État sur le cours de l’or, avec un succès d’abord mitigé. En fait, le retour à la normale sera très long, d’autant qu’en 1952 ce même Pinay, chef du gouvernement le plus à droite de la IVe République, avait dû, pour faire passer sa pilule pro-capital de l’indexation sur l’or, accorder l’équivalent aux salariés, c’est-à-dire l’indexation des salaires sur l’inflation. Cette « échelle mobile des salaires » entretiendra longtemps une course vaine entre inflation et salaires. Ce n’est qu’en 1986, avec l’abrogation de l’ordonnance de 1945 sur le contrôle des prix, que cet héritage sera enfin liquidé. C’est d’ailleurs à la même période qu’un marché financier pleinement fonctionnel reprend vie.
Alors, qu’attendre aujourd’hui ? Annuler la plus grande partie de la monnaie créée comme dans la RFA d’après-guerre semble totalement impossible. Rembourser, comme l’a fait l’Angleterre au XIXe siècle, supposerait des transferts massifs vers les détenteurs de titres financiers, vraisemblablement aux dépens des actifs. Sans monétisation, l’État devrait réduire drastiquement les autres flux qu’il distribue, au risque d’accentuer les processus inégalitaires pointés ci-dessus. Enfin, pour corriger notre trajectoire, il faudrait une volonté politique forte appuyée par un consensus minimal, lesquels semblent inaccessibles en France aujourd’hui. Qui pourrait actuellement défendre des taux d’intérêt élevés et un quasi-équilibre des comptes publics ?
Il est donc probable que, faute de décision, nous continuerons à glisser sur la même pente : des déficits publics élevés financés par la monétisation et un système financier périodiquement sous perfusion monétaire. Certes, les banques centrales tentent actuellement de sortir du crédit facile mais, déjà, cela entraîne des pertes par la baisse mécanique de valeur des créances détenues. Les premiers exemples viennent de se manifester avec la faillite, et le sauvetage, de banques américaines. La zone euro est de surcroît fragilisée par les inévitables divergences entre pays membres, qu’il s’agisse des taux d’inflation (6% au Luxembourg, 20% en Lettonie) ou des déficits publics (-5% du PIB en France, contre un excédent de 3% en Irlande). Face à ce risque, la préférence ira vraisemblablement aussi à l’émission de plus de monnaie pour acheter les dettes publiques afin de réduire les « spreads » et de faire vivre cette œuvre politique qu’est la monnaie commune. La planche à billets semble donc destinée à continuer de tourner. Quoi qu’il en coûte…
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