Barrières commerciales: et si on parlait de la corruption? edit

21 septembre 2021

Les économistes travaillant sur les barrières au commerce international s’intéressent beaucoup depuis une dizaine d’années aux barrières administratives, appelées parfois par euphémisme tracasseries administratives (« red tape » en anglais) et à la corruption des douaniers.

Pour eux, les tracasseries administratives sont un substitut au protectionnisme, traditionnellement appliqué sous la forme de droits de douane [1]. Un accord régional, tel une zone de libre-échange, empêche les gouvernements d’utiliser les tarifs douaniers, mais il ne peut pas spécifier le degré d’utilisation des règlementations nationales. Les tracasseries administratives permettent de protéger les firmes nationales, davantage aptes à les respecter que les firmes étrangères, tout en respectant les accords internationaux.

Toujours pour les économistes, la corruption est un moyen d’échapper à des taxes excessives, en quelque sorte de la « graisse dans les rouages » [2]. Les douaniers ont le monopole du contrôle de l’entrée des marchandises dans un pays. Leur corruption sera développée si les droits de douane sont élevés, et si leurs rémunérations et la qualité des institutions sont faibles. La corruption des fonctionnaires est assimilée soit à une extorsion, soit à une évasion [3]. L’effet de la corruption dépend du niveau des tarifs douaniers. Un paiement illicite est une extorsion si le tarif est nul ou faible. Mais il peut faciliter le commerce si le tarif est élevé, le paiement illicite évitant de s'en acquitterr : « Les bureaucrates demandent des pots-de-vin pour faire ce qu'ils sont censés faire, forts de leur statut de gardiens, ou ils sont soudoyés pour faire ce qu'ils ne sont pas censés faire, permettant ainsi aux entreprises d'éviter les réglementations. » [3]

Il existe un certain nombre de mesures disponibles des tracasseries administratives et de la corruption dans le commerce : Doing Business [4] pour les tracasseries administratives ; le World Bank Enterprise Surveys [5] ou le Corruption Perceptions Index [6] pour la corruption. Malheureusement ces indicateurs sont souvent basés sur des enquêtes de perception. Or l’avis d’un opérateur ou d’un chef d’entreprise peut être affecté par un sentiment général plus que le reflet d’une opinion indépendante et d’une réalité économique.

Le Comité interétatique de lutte contre la sècheresse au Sahel (CILSS) a mis en place depuis 2015 une collecte tout à fait originale de données sur les tracasseries administratives et la corruption le long des corridors de commerce de l’Afrique de l’Ouest.

La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest est une union douanière, réunissant quinze pays africains. À ce titre, il n’y a pas de tarifs douaniers sur les échanges intrarégionaux de « produits du cru » et ces pays ont adopté un tarif extérieur commun. Comme le dédouanement et le contrôle des produits entrant dans cet espace ne se fait pas aux frontières extérieures de cette union douanière, les contrôles de transports de marchandises à l’intérieur de cet espace par les douaniers, les gendarmes, ou les policiers sont autorisés pour par exemple vérifier l’origine des produits ou le certificat phytosanitaire. Mais ces mêmes règlementations énoncent des limitations de ces contrôles, non seulement en termes de fonctionnaires habilités à les pratiquer, mais aussi de points de contrôle. Malheureusement ces fonctionnaires font du zèle et demandent régulièrement de quoi « graisser les rouages » administratifs.

Des données sont collectées depuis 2015 par le CILSS sur ces pratiques, à partir d’agents à bord des camions de transport. Il ressort de cette enquête que ces paiements et ces tracasseries administratives sont considérables. En moyenne par voyage, un transporteur devait verser en 2018 US$ 347 et attendre 92 minutes à un certain nombre de points de contrôle nombre estimé à 4,8 par centaine de kilomètres. Par exemple, sur les 1371 kilomètres séparant Bouaké (Côte d’Ivoire) de Niamey (Niger), il y a chaque trimestre entre 2,5 et 3,5 contrôles par centaine de kilomètres.

Les différences sont considérables sur cet indicateur « réel » de corruption. En moyenne sur 100 kilomètres, un camion va payer US$ 378,7 lorsqu’il est au Togo, alors qu’il ne paiera que US$ 12,92 lorsqu’il est au Ghana. Les paiements sont relativement élevés au Nigéria, au Niger et au Bénin, faibles au Ghana, et au Sénégal. Le cas du Togo est intéressant, car le pays est traversé d’ouest en est par le corridor côtier Abidjan-Lagos sur uniquement 52 kilomètres. Sur ce trajet relativement court, entre sept et treize points de contrôle ont été organisés entre 2017 et 2020 pour un prélèvement oscillant entre US$ 132 et US$ 418. Ce dernier prélèvement correspond à une taxe de US$ 8,04 au kilomètre.

Il y a deux composantes dans ces pratiques : d’une part, le temps perdu en points de contrôle correspondant à du zèle administratif, d’autre part les paiements illicites versés par les transporteurs aux représentants de l’administration. Pour évaluer les coûts associés au temps perdu, nous supposons que chaque jour de transit équivaut à un tarif ad valorem de 3,1 % [7]. Pour les paiements illicites, on rapporte le montant du paiement à la valeur de la marchandise.

En 2019, sur l’ensemble des corridors, les paiements illicites représentaient une taxe sur les transports de 1,32% sur la valeur Coût Assurance Fret (CAF) de la cargaison alors que le temps perdu aux points de contrôle était équivalent à une taxe supplémentaire de 0,09%. La taxe totale était donc de 1,41% sur la valeur CAF de la cargaison. En 2017 et 2018, ces évaluations sont relativement proches.

Sur le corridor Tahoua (Niger)- Sokoto (Nigeria), mais aussi sur celui reliant Zinder (Niger) à Kano (Nigeria), les paiements illicites sont faibles et ne représentent jamais plus de 0,5% de la valeur CAF de la cargaison. Le temps perdu en points de contrôle est aussi systématiquement faible et ne représente jamais plus de 0,1% en équivalent ad valorem. Cependant, sur les 1043 kilomètres du trajet reliant Abidjan (Côte d’Ivoire) à Lagos (Nigeria), les paiements illicites sont régulièrement élevés, oscillant en moyenne entre US$ 920 et US$ 1.671 par voyage, soit des taxes en moyenne de 2,3% et 22,5%. Les équivalents ad valorem diffèrent significativement les uns des autres du fait de la variabilité de la valeur des cargaisons, alors que sur un corridor la valeur des paiements illicites est assez stable. Par ailleurs, le temps perdu par voyage sur le même corridor varie entre 288 minutes et 420 minutes, impliquant un équivalent ad valorem entre 0,6% et 0,9%.

Quelles recommandations politiques tirer de ces observations ? Une inspection avant expédition, mise en place sous l’appellation de Programme de Vérification des Importations (PVI), consiste à utiliser les services de sociétés privées spécialisées pour vérifier dans le pays exportateur certaines informations avant expédition du produit (prix, quantité, caractéristiques techniques du produit), information envoyée aux douanes du pays importateur, au correspondant local de la société privée et éventuellement au ministère des Finances. Mais cette pratique n’est pas forcément efficace [8], elle est souvent impopulaire, car la mission est confiée à une société étrangère, et elle est coûteuse, donc difficile à mettre en place dans des pays pauvres. La mise en place de ces programmes en Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal) a donné des résultats mitigés. En outre, des travaux ont montré que la lutte contre la corruption et la modernisation de l’administration des douanes à travers les PVI constituent des objectifs contradictoires [9]. À court terme, et sans financement extérieur, la seule recommandation vraiment possible à faire aux pays africains est d’accroître la transparence en communiquant une information détaillée sur les règlementations douanières auprès des opérateurs. À long terme, une réforme structurelle de la fonction publique est possible, mais difficile à réaliser.

 

[1] Maggi, Giovanni, Monika Mrázová, and Peter Neary. Choked by red tape? the political economy of wasteful trade barriers. No. w24739. National Bureau of Economic Research, 2018.

[2] Rose-Ackerman, Susan. "The economics of corruption." Journal of public economics 4, no. 2 (1975): 187-203.

[3] Dutt, Pushan, and Daniel Traca. "Corruption and bilateral trade flows: extortion or evasion?." The Review of Economics and Statistics 92, no. 4 (2010): 843-860.

[4] World Bank (The), 2020. Doing Business Comparing Business Regulation in 190 Economies 2020, International Bank for Reconstruction and Development: The World Bank, Washington DC.

[5] World Bank (The), 2021. The World Bank Enterprise Surveys, https://www.enterprisesurveys.org/en/about-us; accessed on June 14th, 2021.

[6] Transparency International, 2020, Indice de perception de la corruption 2020 : Brève note de méthodologie, https://www.transparency.org/en/cpi/2020.

[7] Hummels, David, and Georg Schaur. Time as a trade barrier. No. w17758. National Bureau of Economic Research, 2012.

[8] Anson, Jose, Oliver Cadot, and Marcelo Olarreaga. "Tariff Evasion and Customs Corruption: Does Pre-Shipment Inspection Help?." The B.E. Journal of Economic Analysis & Policy 5, no. 1 (2006): 1-26.(2006).

[9] Dequiedt, V., Anne-Marie Georgeon and Gregoire Rota-Graziosi. “Mutual Supervision in Preshipment Inspection Programs.” Journal of Development Economics 99, (2012): 282-291.