Une nouvelle compréhension des marchés du travail edit

25 octobre 2006

Que les Américains travaillent plus que les Européens, on le sait. Pourquoi ? Le débat continue entre ceux qui avancent des explications culturelles (l’art de vivre en Europe, la soif d’ascension aux Etats-Unis) et ceux qui privilégient les aspects économiques (les bas salaires aux Etats-Unis, la réglementation en Europe). Une récente étude par Michael C. Burda, Daniel S. Hamermesh et Philippe Weil vient de relancer le débat, en faisant apparaître un phénomène que les auteurs nomment iso-travail. On pourrait le résumer ainsi : à un moment donné, dans un pays développé, la somme des heures de travail effectuées dans un cadre professionnel et à la maison tend à être identique pour les hommes et les femmes. Cette somme varie peu d’un pays à l’autre. Ainsi, aux Etats-Unis, les hommes comme les femmes ont consacré en 2003 un tiers de leur temps au « travail total », un chiffre pas très différent des 30% observés en Allemagne. Cette homogénéité offre un contraste surprenant avec les importantes différences entre hommes et femmes, mais aussi d’un pays à l’autre, quand on considère les heures consacrées au travail formel.

Revenons brièvement sur les différences. En Europe, la part du temps consacré au travail informel est plus importante. Aux Etats-Unis, le travail formel et informel est plus étalé dans le temps, le weekend, tard le soir ou tôt le matin. Les différences entre les sexes concernant la répartition travail formel-travail informel sont moins marquées aux Etats-Unis qu’en Europe.

Pour expliquer ces observations, Burda, Hamermesh et Weil mettent l’accent, beaucoup plus qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent, sur le rôle des normes culturelles et sur les interdépendances sociales. Pour expliquer le phénomène de l’iso-travail, ils développent d’abord l’idée de loisirs coordonnés. Ils posent comme hypothèse que, dans leurs couples, hommes et femmes trouvent normal de consacrer le même temps aux loisirs, même s’ils ne partagent pas les mêmes loisirs. Ainsi, le temps total consacré au travail serait le même parce qu’il résulterait d’arbitrages à l’intérieur des couples – ce que certains sociologues nomment les négociations conjugales. Mais les auteurs notent que dans un pays donné, le temps de loisir de ceux qui vivent en couple est en moyenne le même que celui des célibataires, ce qui les amène à formuler une seconde hypothèse : le temps consacré aux loisirs est une norme culturelle et sociale, adoptée quel que soit le statut conjugal.

Vu sous cet angle, le temps consacré au travail à la maison est ce qui reste une fois que le temps passé au travail est défini par d’autres normes sociales. Et ces normes ne peuvent être indépendantes de celles qui régissent le temps de loisir.

Des « équilibres multiples » participent ainsi à la distribution du temps de travail et donc à la structuration du marché du travail. Ces équilibres doivent être envisagés dans le système qu’ils constituent, la distribution interne du temps de loisir s’avérant par exemple aussi déterminante que d’autres motivations plus immédiates.

Le sujet économique qui s’esquisse ainsi au fil de l’étude est pris dans un faisceau de normes, d’aspirations et d’attentes sociales. Il ne se réduit ni à un simple calculateur de ses gains sur le marché du travail, ni à un joueur arbitrant entre son travail et ses loisirs. Sa position sur le marché du travail est étroitement corrélée à la configuration des temps sociaux dans son pays.

Ces équilibres, dans les pays développés, se déploient selon deux configurations. Aux Etats-Unis, on travaille plus, on prend moins de loisirs, et ces loisirs sont davantage tournés vers la consommation et la télévision. En Europe, les loisirs occupent une plus grande place, ils sont d’une nature plus sociale et moins consumériste. C’est l’ensemble de ces normes qui fait système et différencie l’usage des temps. Mais la différence est très atténuée si l’on considère le temps de travail total. Elle se joue donc essentiellement dans la distribution du temps de travail total.

La différence reflète ainsi des équilibres qui tiennent largement au contexte culturel et aux pratiques sociales. Cela étant, les régulations économiques et autres politiques publiques contribuent à solidifier ces équilibres. La fiscalité joue ainsi en Europe un rôle désincitatif : quand le travail formel est fortement taxé, les arbitrages des ménages conduisent naturellement à une moindre marchandisation du travail ménager et à un plus faible taux d’emploi des femmes. Dit autrement, il est économiquement moins intéressant pour les ménages que les femmes travaillent, et il revient plus cher de rémunérer quelqu’un pour les travaux ménagers.

La valeur économique du travail informel se trouve ainsi sensiblement réévaluée, ce qui n’est pas sans conséquence. Tout d’abord, cela invite à raisonner davantage en termes de travail total et ainsi à reconsidérer les sempiternelles comparaisons internationales, presque toujours fondées sur le seul travail formel. Ces comparaisons mesureraient plus, en définitive, le niveau de marchandisation du travail que les différences de temps de travail. Ensuite, et c’est encore plus important, il apparaît désormais clairement que si l’on souhaite faire évoluer les équilibres du travail formel (les taux d’emploi, par exemple), il faut apprendre à raisonner sur l’ensemble des équilibres qui régulent le travail total.

L’intérêt du travail de Burda, Weil et Hamermesh est ainsi d’introduire une nouvelle interprétation du fonctionnement du marché du travail – un marché dont la difficile régulation n’est pas seulement le fait de politiques insuffisamment formés à la théorie économique, mais aussi, chez les spécialistes, d’une compréhension encore insuffisante. L’analyse du marché du travail n’est tout simplement pas réductible à celle appliquée aux autres marchés. L’accent mis sur les normes culturelles et sociales est un grand pas en avant, à la fois pour les économistes et pour la définition des politiques publiques dans le cadre de la stratégie de Lisbonne : une intervention publique hors du périmètre strict du marché du travail, du côté du travail informel, de l’organisation des transports mais aussi des loisirs par exemple, pourrait se révéler tout aussi efficace dans la lutte contre le chômage qu’une intervention fiscale ou juridique à l’intérieur de ce périmètre.

Ce texte a été repris par le journal Le Temps (Genève).