Télévision publique: le retour de l’Etat culturel edit

26 novembre 2008

Et bien, sa réforme de l’audiovisuel public, Nicolas Sarkozy va la faire, et ce dans l’épure de ses diverses déclarations sur la culture télévisuelle. Le choix présidentiel se lit ainsi : exit la télévision des producteurs indépendants et l’esprit des décrets Tasca ; impasse sur la « télévision du public » de type BBC ; pleins feux sur l’Etat culturel. Cette réforme controversée mérite qu’on fasse la part de ce qu’elle comporte de nostalgique et de ce qu’elle comporte d’anticipateur sur les évolutions médiatiques.

Depuis sa lettre de mission du 1er août 2007 à la ministre de la Culture Christine Albanel , plaidoyer pour une démocratisation des œuvres, à son annonce le 8 janvier 2008 d’une réforme de l’audiovisuel public sous la bannière d’une politique de civilisation, et aujourd’hui à la loi débattue à l’Assemblée nationale, le Président de la République a déroulé le même fil. La télévision publique doit affirmer sa différence et constituer un « grand outil de culture populaire ». Quels contenus évoque le préambule de la loi ? Le patrimoine, le théâtre, l’opéra, les adaptations des grands textes littéraires. Bien sûr, comme tous les cadrages sur la télévision généraliste, ce préambule embrasse large, mais sa tonalité ne serait pas désavouée pas les croisés de la haute culture. Finie la télévision de lien social, de vibration collective et les dérives auxquelles elle a parfois donné lieu : on reprend ses esprits. Finie la pression de la régie publicitaire. Que les enfants de la télé des années 60 se réjouissent, voici le retour de la « télévision des réalisateurs », et leur promesse d’émancipation populaire.

Différentes façons existent de « penser les programmes de la télévision publique ». Premièrement, au-delà de quelques services obligés (programmes religieux, syndicaux, etc.) et de grands principes affirmés (la cohésion sociale, le pluralisme), l’Etat peut déléguer sa responsabilité aux professionnels. Et ainsi laisser les programmes se concocter dans la relation subtile qui se noue entre les producteurs et leurs commanditaires, les dirigeants de chaînes. Entre les désirs, l’imagination des uns et des autres, une façon de humer l’air du temps, et de regarder ce qui a déjà marché ici et ailleurs – l’audimat d’hier comme socle de prédictions pour l’audimat du futur –, on tient les éléments d’un certain style de programmation : pas toujours aventureuse, mais garantie pour intéresser un public.

Deuxièmement, on peut aller plus loin, comme le font les programmateurs de la BBC. Engager de lourdes études pour saisir les évolutions sociales, les goûts culturels, les attentes des téléspectateurs tant comme citoyens que comme consommateurs. Et en fonction d’une connaissance approfondie du public (la dernière grande investigation de la BBC comprenait 32 focus groups) et de l’inscription dans une ambition démocratique, on conçoit un cocktail de programmes et de chaînes. Cette méthode, mixte entre une perspective marketing et une ambition de citoyenneté, fait la force du modèle britannique. Elle repose sur l’idée que la BBC est au service de ceux qui, par le biais de la redevance, la possèdent.

Existe une troisième voie : le volontarisme culturel. C’est le chemin dégagé par la loi Sarkozy, qui insiste sur la présence dans les programmes d’une culture patrimoniale et dresse une liste d’émissions attendues (spectacle vivant, offre musicale, vulgarisation des sciences, de l’histoire, etc.). Culture, connaissances et ouverture sur le monde. Cette orientation ne se déduit pas d’explorations sur les besoins du public, qui en elles-mêmes nécessitent d’amples travaux et que personne ne finance en France. Elle procède de l’Etat monarchique républicain, actionnaire unique de la télévision publique, qui le missionne pour être le bras armé de la démocratisation culturelle. Et pour bien s’assurer que France Télévisions s’accordera à ce projet, l’Etat reprend à sa charge la nomination de son Président.

Le choix présidentiel se lit ainsi : exit la télévision des producteurs indépendants (esprit des décrets Tasca) ; impasse sur la télévision du public, à l’image de la BBC, tenue pourtant par Nicolas Sarkozy comme le Graal de la réforme audiovisuelle ; pleins feux sur l’Etat culturel.

Le schéma de financement proposé est cohérent avec cette vision. On n’augmente pas fortement la redevance. On ne s’aligne pas sur le modèle télévisuel des pays européens du nord, qui par une redevance élevée consolide le lien direct entre financement et usager de la télévision publique. On recourt, au contraire, à deux nouvelles taxes, l’une sur les recettes publicitaires des télévisions commerciales et l’autre sur le chiffre d’affaires des fournisseurs d’accès Internet. Autrement dit, on fait payer les acteurs privés du système.

La télévision publique figure à l’épicentre du système audiovisuel, elle opère comme un régulateur puissant. Deux aspects correspondent à l’époque. Ce volontarisme culturel est destiné à contrebalancer les orientations des généralistes commerciales soumises à la concurrence des chaînes de la TNT et des sortilèges d’Internet. Dans ce contexte, elles inclinent à mobiliser toutes les recettes du succès et de la rentabilité (séries américaines, jeux, télé réalité) et l’Etat a de plus en plus de mal à leur imposer de fortes obligations en termes de programmation. La césure entre univers du public et univers du privé, spontanément, va tendre à s’accentuer. Si l’on est optimiste, disons que la télévision étant un art d’exécution, la balle est déportée vers l’imagination des auteurs et des producteurs qui travailleront pour l’audiovisuel public : à eux de traduire ces exigences culturelles en programmes attractifs. À eux, donc, de susciter une compétition par le haut. Obliger les fournisseurs d’accès à Internet à participer au financement de la télévision publique anticipe aussi sur l’avenir, car ce secteur en plein essor peut (et veut) devenir un acteur important des contenus. Qu’indirectement, il soutienne la télévision publique, pourquoi pas ? Enfin saluons la mise en œuvre d’un média global, avec ses déclinaisons Internet.

On mesure les incertitudes qu’introduit cette réforme insolite, à la fois nostalgique de la paléo-télévision, et projetée vers l’avenir par sa ponction fiscale sur les télécoms et sa perspective de media global. Le volontarisme culturel pur et dur risque de tuer la télévision publique, ce qu’un esprit mal intentionné peut interpréter comme le but secret de ce projet. Surtout, le financement est très loin d’être assuré. Les lobbies des télévisions commerciale et des opérateurs de communication électronique font valoir, comme on pouvait l’imaginer, leur influence auprès les députés : des amendements pour diminuer leur participation ont déjà été acceptés par la Commission spéciale chargée de préparer le débat parlementaire. Enfin, que l’exécutif nomme directement le président de France Télévisions marque un recul par rapport aux libertés publiques.

Pour toutes ces raisons, le débat sera sans doute explosif. Il risque aussi d’être paradoxal. Lors de la présentation de la loi à l’Assemblée nationale, Christine Albanel, pour justifier la fin de la publicité à la télévision publique, n’a pas hésité à convoquer Bourdieu et Derrida, jadis signataires d’une pétition « Pour une télévision publique sans publicité ».Et quand Michel Françaix, seul député socialiste dans l’hémicycle à ce moment du débat, est monté à la tribune pour critiquer "la fausse bonne idée" contenue dans la loi et "le cadeau aux chaînes privées", il a évoqué les avantages de la publicité, sa créativité et le fait qu’elle oblige à s’intéresser à la mesure d’audience....Etonnante bataille qui se joue entre la droite et la gauche à front renversé.