Y a-t-il des Français qui ne mangent pas à leur faim? edit

Feb. 9, 2022

Commentant l’annonce faite par Michel-Edouard Leclerc de bloquer les prix de certains produits de base dans ses magasins, un journaliste de BFM TV déclarait le 21 janvier 2022, pour justifier la mesure, que « un Français sur cinq ne mange pas à sa faim ». Une affirmation spectaculaire… qui ne correspond pas du tout à la réalité. Cela conduit à réfléchir sur la qualité de l’information, mais surtout de revenir aux données qui existent sur les conditions de vie des Français et sur ce que l’INSEE appelle « la pauvreté en conditions de vie »[1], indicateur qui consiste à mesurer la part des Français qui est privée de l’accès à au moins cinq éléments de la vie courante sur treize considérés comme souhaitables, voire nécessaires, pour avoir un niveau de vie acceptable.

Pauvreté monétaire et privation matérielle

Cet indicateur est un complément important du taux de pauvreté monétaire qui est plus un indicateur d’inégalité (mesurant la part de la population se situant dans le bas de la distribution des revenus, généralement en dessous de 60% du revenu médian) qu’un véritable indicateur de pauvreté au sens où l’entend l’opinion, c’est-à-dire précisément la privation de biens indispensables pour mener une vie décente. Et, en effet, on peut être pauvre en termes monétaires sans l’être du point de vue des conditions de vie. Certes, il y a une corrélation entre les deux indicateurs, mais elle est loin d’être systématique comme le montre la figure 1 : certains pays ont des taux de pauvreté monétaire proches et des taux de privation matérielle très éloignés : c’est le cas, par exemple, de l’Autriche ou des Pays-Bas d’un côté et de la Hongrie de l’autre (où le taux de privation matérielle est beaucoup plus élevé qu’en Autriche et aux Pays-Bas, malgré un taux de pauvreté monétaire légèrement inférieur). Cela peut s’expliquer simplement par le caractère relatif et national de l’indicateur de pauvreté monétaire : il suffit que le revenu médian soit très différent d’un pays à l’autre pour que le fait d’appartenir au bas de la distribution des revenus n’aient pas du tout les mêmes conséquences en termes de conditions de vie. Il est possible qu’un pays soit très égalitaire sur le plan des revenus tout en ayant un revenu moyen très faible qui fait que les pauvres (au sens monétaire) ont des conditions de vie beaucoup plus difficiles que les pauvres de pays, peut-être plus inégalitaires, mais plus riches.

Ce caractère relatif et national de l’indicateur de pauvreté monétaire échappe sans doute à la plupart des gens lorsqu’ils entendent parler de la pauvreté dans les médias, caractère relatif et national qui a pour conséquence que le seuil pour définir un pauvre varie considérablement d’un pays à l’autre : en France, par exemple, ce seuil est plus de quatre fois supérieur à celui de la Roumanie et plus de 25 % inférieur à celui du Luxembourg[2]. D’un strict point de vue monétaire, cela signifie qu’un pauvre Français est …beaucoup moins pauvre qu’un pauvre Roumain, mais plus pauvre qu’un pauvre Luxembourgeois.

L’impact effectif de la pauvreté sur la vie menée est donc certainement mieux saisi par l’indicateur de privation matérielle et sociale. Il s’approche d’une définition absolue (et non plus relative) de la pauvreté. L’INSEE (et Eurostat pour l’ensemble des pays de l’Union) construisent cet indicateur en interrogeant des échantillons représentatifs sur treize dépenses que les personnes ne pourraient pas couvrir, dépenses jugées nécessaires pour mener une vie normale. Ces dépenses comprennent des biens matériels (comme le fait de ne pas pouvoir acheter de vêtements neufs), des éléments de confort du logement (comme le fait de ne pouvoir maintenir le logement à une bonne température), des problèmes d’arriérés ou de dettes, et concernent aussi des pratiques de loisirs ou des sorties. Le fait de ne pas pouvoir manger à sa faim n’est pas mentionné stricto sensu, mais une question aborde néanmoins ce sujet. J’y reviendrai. Les indicateurs statistiques de ce type ont toujours une part d’arbitraire dans le choix des items. Cette part d’arbitraire tient aussi au fait qu’Eurostat définit un nombre minimum de privations (5) à partir duquel une personne est dite « en difficulté matérielle et sociale ». Mais cette standardisation est nécessaire pour pouvoir suivre l’indicateur dans le temps et le comparer entre pays. Cette comparaison des privations a évidemment plus de sens que la comparaison des taux de pauvreté monétaire comme je l’ai expliqué auparavant.

Figure 1. Taux de pauvreté monétaire et taux de privation matérielle et sociale dans les pays de l’Union Européenne en 2018 (%)

Source : Eurostat, enquête SILC

Elle montre, en ce qui concerne la France, que notre pays est mieux placé en termes de pauvreté monétaire qu’en termes de privation matérielle. En 2018, Le taux de pauvreté monétaire français (13,6) était inférieur à celui de zone euro (16,4) et de l’Union européenne à 28 (16,8). Il était proche par exemple de celui des Pays-Bas (13,2) et de l’Autriche (13,3) et nettement inférieur à celui de l’Allemagne (14,8) et encore plus éloigné de celui du Royaume-Uni (18,6) et de l’Italie (20,1).

Pourtant en termes de privation matérielle les performances françaises sont moins bonnes : ces privations sont plus ressenties en France qu’aux Pays-Bas et en Autriche par exemple, et même plus ressenties qu’en Allemagne et au Royaume-Uni, des pays pourtant plus inégalitaires. La France a moins de pauvres que ces pays, mais les pauvres semblent y vivre plus mal leur situation malgré le système de protection sociale français réputé très redistributif et qui parvient, c’est un fait bien établi, à atténuer très fortement les inégalités primaires. Le paradoxe s’explique, en partie au moins, par le fait que le ressenti des privations matérielles est très corrélé à la richesse du pays : les Pays-Bas, l’Autriche et l’Allemagne ont un niveau de vie médian plus élevé qu’en France et les pauvres y sont donc… un peu moins pauvres et doivent le ressentir dans leurs conditions de vie.

Inégalités et pauvreté ressentie

Une leçon politique en ressort : réduire les inégalités monétaires n’atténue pas forcément la pauvreté ressentie (même si elle y contribue en moyenne), parvenir à augmenter le niveau de vie moyen de la population y contribue beaucoup plus, si cette augmentation se fait également au bénéfice des pauvres bien sûr, c’est-à-dire si elle ne s’accompagne pas d’un accroissement des inégalités. En tous les cas, les pays les plus riches sont ceux où les taux de privation matérielle sont les plus faibles (la corrélation entre le niveau de vie d’un pays et son taux de privation matérielle est négative et très forte). Accroître le revenu de l’ensemble de la population contribue donc à réduire le sentiment de pauvreté. Et cette réduction du sentiment de pauvreté, lié aux privations matérielles, contribue beaucoup plus au bien-être, à la satisfaction de la vie que la réduction des inégalités monétaires. En effet, l’insatisfaction dans la vie est beaucoup plus fortement corrélée au sentiment de privation matérielle qu’à la pauvreté monétaire (0,49 vs 0,18)[3].Et pour atteindre l’objectif de réduire le sentiment de privation, lutter contre le chômage est certainement un objectif essentiel puisque les chômeurs sont ceux qui sont à la fois les plus touchés par la pauvreté monétaire et les plus concernés par les privations matérielles[4].

On notera également au passage que l’appréhension de la pauvreté par les privations contribue à relativiser le diagnostic très sombre que l’on porte souvent sur les jeunes, du fait qu’ils sont très concernés par la pauvreté monétaire. En effet, les 16-24 ans sont un peu moins touchés par les privations matérielles que les 25-60 ans du fait des « aides intrafamiliales au bénéfice des jeunes, qui ne sont pas captées dans la mesure du revenu, et (du) fait qu’ils vivraient moins négativement des conditions matérielles considérées comme transitoires »[5]

Pour terminer cette chronique, revenons à la question de départ : quelle part des Français ne mange pas à leur faim ? La question n’est pas posée sous cette forme dans l’enquête SILC, car les concepteurs ont sans doute jugé qu’une formulation de ce type aurait été trop vague pour pouvoir en faire un indicateur pertinent. Néanmoins on demande aux personnes interrogées si elles ne peuvent pas « se payer un repas contenant de la viande, du poulet ou du poisson (ou l’équivalent végétarien) au moins tous les deux jours ». S’il y a effectivement des personnes qui ne mangent pas à leur faim, a fortiori elles doivent répondre qu’elles ne peuvent se payer ce type de repas. Le résultat pour la France est de 7 à 8% (très loin donc des 20% du journaliste de BFM TV), dans la moyenne de l’Union européenne, mais légèrement plus que les pays d’Europe du Nord et de l’Ouest (6%) (tableau 1).

Le tableau 1 permet aussi de tirer quelques enseignements plus généraux : la situation française en termes de privation matérielle est assez proche de la moyenne européenne, mais un peu moins favorable que celle de ses voisins les plus comparables du nord et de l’ouest de l’Europe[6]. Remarquons cependant que l’équipement automobile comme l’équipement internet sont quasiment généralisés (et plus répandus en France que dans le reste de l’Union), ce qui conduira peut-être à terme à faire disparaître ces indicateurs, comme ont disparu dans la nouvelle version de l’indicateur le fait de posséder une machine à laver, un téléviseur couleur et un téléphone « car leur trop grande fréquence dans la population ne les rendait pas pertinents pour définir un état de privation matérielle »[7]. Cela montre bien que l’accès aux biens sociaux progresse manière continue, mais avec lui également le niveau d’exigence pour définir ce qui constitue une vie décente. La mesure de la pauvreté absolue a finalement elle aussi un caractère en partie relatif du fait de l’évolution des aspirations et des normes de consommation.

Tableau 1. Proportion de personnes en situation de privation selon la dimension en France et en Europe

 

[1] Qu’Eurostat appelle maintenant taux de privation matérielle et sociale

[2] En Standard de pouvoir d’achat (SPA), c’est-à-dire en tenant compte des différences de prix entre pays. Données provenant de : Insee Références, édition 2019 - Dossier - Qui est pauvre en Europe ?

[3] Voir La France dans l'Union européenne, édition 2019 - Insee Références, p. 32-33

[4] Ibid. p. 29

[5] Ibid. p. 29

[6] Danemark, Finlande, Irlande, Royaume‑Uni, Suède et Allemagne, Autriche, Belgique, France, Luxembourg,

Pays-Bas

[7] Ibid. p. 22