Retraites: la question financière edit

7 février 2020

Avec les précisions apportées par le texte de loi, les études d’impact, l’écho des négociations parallèles menées avec telle ou telle corporation, on devrait en savoir plus et commencer à répondre aux questions sans cesse posées sur le pourquoi de la réforme systémique, sur son caractère réellement universel et redistributif, ainsi que sur sa soutenabilité financière de long terme

Mais curieusement, plus on avance en connaissance, plus les enjeux s’obscurcissent et moins on en sait sur la portée réelle de la réforme.

C’est ainsi par exemple que le gouvernement soutient qu’avec la nouvelle réforme

. le niveau de pension sera garanti, il n’y aura pas de baisse du point, pire ou mieux encore, à partir de 2042 la pension une fois liquidée sera indexée sur l’évolution des salaires (qui est historiquement supérieure à l’évolution des prix, sur laquelle les pensions sont indexées depuis une trentaine d’années) ;

. il n’y aura pas davantage d’augmentation des cotisations et donc pas de hausse du coût du travail, les patrons peuvent être rassurés ; pour les entreprises capables de verser des salaires élevés il y aura même une baisse de la masse salariale puisque les cotisations seront plafonnées à 120 000 euros, ce qui signifie que si les salariés n’acquièrent plus de droits nouveaux au-delà de cette somme, les entreprises ne cotiseront plus non plus au-delà de cette somme, hormis une contribution forfaitaire au titre de la solidarité ;

. il n’ y aura pas de mesure générale de recul de l’âge de la retraite. La France, à peu près seule en Europe, maintiendra un âge légal de départ à la retraite à 62 ans alors que l’âge réel est déjà supérieur[1].

Certes le gouvernement ne s’engage pas sur un taux de remplacement garanti : il sait que ce taux va se dégrader avec le temps (avec l’évolution démographique et si l’indexation se fait finalement sur les prix). Mais il maintient l’idée qu’il n’y aura pas de perdants (sauf pour les régimes spéciaux) et qu’il y aura beaucoup de gagnants (les femmes, les agriculteurs, les précaires aux carrières hachées…). Il soutient enfin que cette immense réforme se fera à coûts constants en termes de part de la richesse nationale affectée aux retraites (13,8 points de PIB aujourd’hui jusqu’à la sortie complète du système de la génération du baby boom, qui verra le poids dans le PIB baisser à 12,9% à l’horizon 2050).

Comment est-ce possible ?

La réponse du gouvernement a varié dans le temps. L’équilibre du système était censé être atteint par les seules vertus du système à points, c’est-à-dire la fin des régimes spéciaux, les vertus auto-équilibrantes du système et les transferts internes. Puis dans un deuxième temps l’idée d’un âge pivot avec bonus malus a été introduite par le Premier ministre comme condition sine qua non de l’équilibre financier à court et à long terme du système. Enfin la question du déséquilibre financier du système a été légitimée par la CFDT lorsqu’elle a réclamé une conférence dédiée à cette question et qu’ont commencé à être évoquées des mesures d’âge comme l’anticipation de la réforme Touraine, des prélèvements sur les cagnottes publiques (Fonds de réserve des Retraites, réserves accumulées par les différents régimes, CRDS après extinction de la CADES, etc.).

Mais si les débats gagnent en réalisme, on n’en est pas moins très loin d’une solution d’équilibre viable alors que le texte commence à être débattu au Parlement. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer quelques sujets, dont les enjeux financiers se chiffrent en dizaines de milliards d’euros.

Le premier est celui des cotisations retraites des fonctionnaires. Aujourd’hui l’État cotise à hauteur de 74,3% du brut pour les fonctionnaires civils et à 126% pour les militaires (il s’agit d’une cotisation d’équilibre) alors que le taux du régime général est de 28% partagé entre salarié et employeur. On estime que sur les 47 milliards de cotisations employeur versés par l’État l’économie réalisée avec ce transfert programmé au régime général serait de l’ordre de 20 à 30 milliards[2]! L’État aurait il trouvé avec cette réforme la recette magique pour se désengager massivement de la retraite de ses agents ou peut on considérer que l’État financera le système de retraites par d’autres canaux ?

Le deuxième sujet a trait précisément au financement non contributif de l’État au régime des retraites. L’État finance aujourd’hui par l’impôt (c’est-à-dire via la solidarité nationale) 95 des 325 milliards des dépenses retraites (impôts et taxes affectées, remboursement d’exonérations de cotisations, contributions des branches chômage et famille). Le COR tend à considérer ces dépenses comme acquises et ne relevant donc pas d’un besoin à financer. Si bien que lorsque l’État prétend ne pas rembourser des exonérations de charges on peut le tenir responsable des déséquilibres financiers constatés à l’horizon 2027 (c’est la thèse de Hervé le Bras dans le Monde le 19 décembre 2019).

Le troisième sujet concerne plus spécifiquement les enseignants. Emmanuel Macron a très tôt reconnu qu’ils seraient les grands perdants de la réforme si rien n’était fait. Relativement mal payés, jouissant aujourd’hui d’une retraite à 75% du salaire calculé sur les six derniers mois d’activité, ils ne pouvaient que perdre à la nouvelle règle de calcul sur l’ensemble de la carrière sans bénéficier de la majoration pour primes, quasi-inexistantes au ministère de l’Éducation nationale. Mais la solution esquissée peut avoir un coût vertigineux : augmenter les salaires tout au long d’une carrière pour pouvoir prétendre au même niveau de retraite au moment de sa liquidation c’est programmer une hausse très significative de la masse salariale (l’État reconnaît déjà un surcoût de 10 milliards).

Dernier sujet et non des moindres, la clause d’indexation des futures pensions sur les salaires, prévue pour 2042. On sait que sans les mesures successives de désindexation et sans les réformes paramétriques prises depuis le Livre blanc de Michel Rocard le poids dans le PIB des retraites serait aujourd’hui de 17,5 % alors qu’il n’est de fait que de 13,8%. Promettre dans ce cadre une indexation sur les salaires fera décoller le coût des retraites ce qui à nouveau posera la question du bouclage financier. Mais peut-être ne faut-il voir dans cette annonce qu’une considération parmi d’autres renvoyée à un horizon très lointain.

Au passage on aura noté que la question des régimes spéciaux n’aura pas été évoquée ici alors qu’elle était au cœur de la démarche gouvernementale. La raison en est simple : près de la moitié de la subvention aux régimes spéciaux va à la SNCF et à la RATP soit près de 4 milliards d’euros ce qui représente un peu plus de 1% de la dépense retraite globale. Par ailleurs le régime SNCF a été mis en extinction au 1er janvier 2020. Enfin les concessions faites par les entreprises à leurs salariés durant les deux mois de grève ont contribué à réduire l’acuité du problème, même si elles alourdiront le coût pour les entreprises publiques. Avec le recul on est presque tentés de se dire « tout ça pour ça » : une réforme qui entendait mettre un terme à un problème déjà réglé et qui fournit à la CGT une forme de revanche par rapport à la réforme du statut de la SNCF !

Plus on avance dans l’esquisse de solutions moins on comprend les objectifs réellement poursuivis par le gouvernement.

L’État a décidé la nationalisation du système et son propre désengagement. En effet si la réforme est menée à son terme les régimes complémentaires des salariés et les régimes professionnels devront se fondre dans le grand système universel ce qui mettra un terme au paritarisme alors que c’est dans ce cadre qu’ont été bien gérées les retraites complémentaires avec l’invention de l’âge pivot et du bonus/malus. Mais en même temps l’État entend transférer au régime universel la responsabilité financière sur les retraites des fonctionnaires, qui est aujourd’hui la sienne.

Le moteur de la nouvelle réforme est une exigence de justice sociale. Le gouvernement, qui a entendu les revendications de la CFDT, entend rompre avec les inégalités subies par les femmes, les précaires, les agriculteurs, les petits commerçants, en élevant le minimum contributif, en bannissant les départs à 67 ans, en améliorant les primes pour enfants… Mais en même temps l’État plafonne les cotisations pour les hauts revenus et ouvre ainsi la voie à la capitalisation ; même si au passage il institue une cotisation qui ne crée pas de nouveaux droits.

Avec la justice sociale, l’universalité était l’autre objectif majeur. Mais la multiplication des statuts spécifiques maintenus, l’intégration différenciée des caractéristiques de certaines professions, la prise en compte de la pénibilité, la volonté de lisser dans le temps la perte d’avantages pour certains perdants comme à la SNCF sont autant de manifestations du particularisme des retraites et de leur inscription dans des parcours professionnels toujours spécifiques.  

Dernier objectif poursuivi avec l’instauration du régime à points, la lisibilité et la prévisibilité, pour les gestionnaires du système mais aussi pour les assurés sociaux. À ce stade il n’est pas étonnant que cet objectif s’éloigne. Mais il y a plus inquiétant encore. L’acceptabilité du régime des retraites était jusqu’ici basée sur son caractère assuranciel même s’il a toujours comporté une part de redistribution (20%) et de financement par l’impôt. La multiplication des rustines financières dénature la séparation entre contributif et redistributif et peut miner la confiance dans le système.

La réforme des retraites reste à ce stade indécise. On n’en saisira la pleine cohérence qu’au terme du double processus législatif et social.

À court terme un accord financier sera trouvé pour 2025 : l’État ne sera pas très regardant sur l’exigence d’équilibre en prévoyant une clause de revoyure (le déficit à couvrir sera à l’intérieur de la fourchette du COR, donc entre 8 et 17 milliards d’euros), la CFDT acceptera sans doute une anticipation des mesures Touraine sur les 43 ans de cotisation et les patrons devront accepter une hausse des cotisations.

À long terme, elle marquera l’art de la réforme en France. Lancer une réforme cathédrale pour traiter un problème déjà traité, le régime spécial de la SNCF, étonne. Augmenter massivement les salaires des enseignants pour les mettre en situation de bénéficier de la même retraite est étrange. Traiter la question de la pénibilité par des mesures d’âge (en l’occurrence des départs anticipés) sans songer à reprofiler les carrières témoigne d’une certaine courte vue. Il est décidément urgent de réformer la réforme !

[1] À noter toutefois que les simulations se font avec des âges de départ à la retraite à 64 ans et au-delà.

[2] En toute rigueur il faudrait distinguer ce qui relève de la compensation démographique qu’il est légitime de faire prendre en charge par le nouveau régime universel et ce qui relève des avantages statutaires que l’État devrait continuer à assumer.