La préférence pour l'immobilisme edit

5 avril 2006

Depuis 20 ans, les jeunes, notamment les étudiants, ont refusé toutes les réformes concernant l'accès aux études supérieures ou au marché du travail : en 1986 la réforme Devaquet (actuel conseiller du Président Chirac) ponctuée par la mort tragique de Malik Oussekine, en 1993 le CIP d'Edouard Balladur, et plus récemment la réforme du baccalauréat prévue par François Fillon et les tentatives timides de Luc Ferry d'accorder plus d'autonomie aux universités : toutes ces réformes et beaucoup d'autres ont suscité l'hostilité des jeunes et ont été finalement abandonnées. Certaines d'entre elles étaient sans doute bonnes, d'autres peut-être mauvaises, mais ce qui frappe c'est la systématicité du refus. Le CPE va s'inscrire, selon toute probabilité, dans cette longue liste des réformes avortées, dans le domaine de l'enseignement et de l'insertion professionnelle.

Pourtant, la situation des jeunes Français n’est pas brillante : depuis vingt ans leur taux de chômage est le double du taux de chômage moyen et l’un des plus élevés d’Europe. Alors que beaucoup de nos voisins – la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Danemark, et même l’Espagne – ont réussi à faire baisser depuis 10 ans le taux de chômage des jeunes, il reste, en France, désespérément élevé. Sur le front universitaire la situation n’est pas plus brillante. La France a fait l’université de masse mais sans donner aux universités les moyens financiers d’accueillir ce nouveau public et sans repenser l’université des « Héritiers », ni réformer les méthodes pédagogiques. Résultat : un taux d’échec élevé en premier cycle, une orientation erratique qui conduit souvent à des impasses (voir par exemple l’afflux aberrant d’étudiants en STAPS). Malgré tout cela, les jeunes Français semblent systématiquement préférer le statu quo au changement. Il semble y avoir chez eux une sorte de préférence pour l’immobilisme. Comment l’expliquer ?

Les jeunes vivent aujourd’hui dans un environnement extrêmement concurrentiel et incertain où chacun peut avoir de bonnes raisons individuelles ou catégorielles de craindre le changement, si on ne lui montre pas l’intérêt collectif qu’il peut y avoir à l’accepter. La réforme avortée du baccalauréat en a été un exemple caricatural : cet examen symbolique, très coûteux, n’a plus grand sens aujourd’hui. Pour s’inscrire dans la plupart des filières de l’enseignement supérieur, la qualité du parcours compte plus que la mention au bac. Mais, chaque catégorie de lycéens, ceux des filières d’excellence comme ceux des filières de relégation, a refusé la réforme par crainte des effets hypothétiques qu’elle pourrait avoir pour son cursus particulier. Les élèves des lycées les plus huppés ont argumenté que le contrôle continu était beaucoup plus sévère dans leur type d’établissement et que l’égalité s’en trouverait faussée. Ceux des lycées les plus défavorisés se sont déclarés attachés au diplôme national censé abolir les différences territoriales. Finalement tous ont refusé une réforme qui paraissait s’imposer d’évidence. Mais encore fallait-il l’expliquer et faire la démonstration que l’intérêt collectif des jeunes avait tout à y gagner.

Or en France on ne fait que rarement ce travail d’explication qui suppose pour être efficace une participation des acteurs. Craignant les jeunes et leurs réactions imprévisibles, on engage généralement les réformes à la sauvette, de manière subreptice, ce qui ne fait qu’accroître la méfiance et suscite finalement le rejet. C’est à nouveau ce qui s’est passé avec le CPE. Les jeunes n’ont pas cru qu’on voulait faire leur bien, et dans un sentiment de défiance extrême envers les politiques et les entreprises, ils n’ont vu dans le CPE qu’un plan machiavélique destiné à les précariser massivement et à les exploiter. Et c’est vrai qu’il n’est pas si facile de faire comprendre que la réduction des coûts du licenciement peut favoriser l’embauche ; que la politique d’une entreprise normale, lorsqu’elle recrute des jeunes pour se développer, n’est pas, a priori, de s’en séparer le plus rapidement possible ; que des jeunes non diplômés peuvent avoir avantage à disposer d’une formule d’embauche qui leur permette de « faire leurs preuves » dans l’exercice du travail, alors que leur absence même de diplôme prive l’employeur éventuel de tout « signal » sur leurs qualités supposées. Toutes ces choses sont compliquées et conduisent les gouvernants à renoncer au travail d’explication et de conviction. Ils laissent alors le champ libre au discours moral qui envahit si vite, en France, le débat public : la question n’est plus de savoir si la mesure est efficace ou non, elle porte sur les intentions des acteurs, supposées mauvaises, évidemment.

Cette impuissance publique à expliquer et à convaincre les jeunes de la nécessité des réformes dans le domaine éducatif et du marché du travail tient aussi, pour une part, à la faiblesse du groupe social des jeunes comme acteur politique. Lorsqu’on les compare aux autres jeunes Européens, les jeunes Français ont un très faible niveau de participation à la vie sociale et politique. Et la crise actuelle est aussi l’expression de cette faiblesse : il n’y a pas de relais entre les jeunes et le monde politique. Les jeunes sont peu participants, mal représentés, peu écoutés, peu entendus. Selon toute vraisemblance leur sentiment d’appartenance collective s’est affaibli ; certains parlent à ce sujet de « repli identitaire » sur la culture de classe d’âge, les préoccupations locales, le réseau des proches et des intimes. Le monde adolescent paraît ainsi relativement hermétique au débat social et politique. Le débat entre le Président de la République et un panel de jeunes à l’occasion du référendum sur la Constitution européenne avait constitué une illustration frappante de cette nouvelle césure générationnelle. Politiquement amorphes dans la vie sociale ordinaire (voir par exemple les taux de participation aux élections universitaires), les jeunes se réveillent périodiquement depuis 15 ans pour manifester leur refus des réformes qui les concernent. Leur apolitisme se transforme alors en une sorte de mouvement protestataire générationnel, toujours éphémère, peu élaboré politiquement, et qui disparaît avec la crise qui l’a fait naître.

En préférant ainsi l’immobilisme au changement les jeunes servent-ils vraiment les intérêts de leur génération ? On peut en douter. Depuis vingt ans la flexibilité de l’emploi a fortement augmenté, mais cette croissance s’est exclusivement concentrée sur les nouveaux entrants du marché du travail. Les salariés dans la force de l’âge ont été remarquablement épargnés : eux, d’une certaine manière, ont intérêt au statu quo, intérêt à proroger ce compromis implicite entre les générations qui fait des jeunes une des principales variables d’ajustement de l’économie. Le retrait du CPE ne changera rien à cet état de fait. Si l’on admet que les économies modernes ont besoin de plus de souplesse et de réactivité, il y aurait tout intérêt, au delà des slogans, à réfléchir sereinement, les yeux ouverts, au meilleur moyen d’en maîtriser les conséquences sur le marché du travail et d’en répartir les risques de façon équitable.