La violence est-elle éradiquée ou resurgit-elle? edit

15 juillet 2020

Dans son livre majeur sur l’histoire de la violence Steven Pinker soutient de façon convaincante la thèse d’une baisse séculaire de la violence sous l’influence de deux facteurs, la monopole de la violence légitime reconnu au Léviathan et la pacification des mœurs introduite par le « doux commerce ». Mais ne voit-on pas resurgir des formes nouvelles de violence qui échappent à ce contrôle ?

Au début de son livre[1], Steven Pinker nous rappelle à quel point la Bible conte une histoire et dresse le portrait de sociétés d’une extrême violence. Il n’y est question que de crimes de masse, de viols, de mises en esclavage. Bien sûr, la Bible est une fiction, mais elle révèle les valeurs qui prévalaient à cette époque et qui étaient fort éloignées de mœurs paisibles et pacifiques. Plus près de nous, au Moyen-Age la pratique des tortures les plus horribles était systématique et Pinker en dresse une recension effrayante. Il ne fait aucun doute que, comparée à ces sociétés passées, notre civilisation est d’une extrême douceur et, pour appuyer sa démonstration sur des éléments tangibles, Pinker produit une multitude de données historiques et statistiques, lorsqu’elles celles-ci ont pu commencer à être récoltées de manière suffisamment systématique, qui ne laisse pas de doute sur le déclin séculaire de la violence.

Le Léviathan et le «doux commerce», deux freins à la violence

Mais le plus intéressant dans son livre est l’analyse des facteurs qui ont conduit à ce recul. Pinker en voit deux principaux. Le premier que Hobbes avait lui-même identifié est le passage d’une société sans État central à des sociétés étatiques dans lesquelles le Léviathan détient le monopole de la violence légitime. Les sociétés pré-étatiques sont régies par une logique de la violence qui repose principalement sur le primat de la vengeance dans les conflits. Sans État central deux des trois facteurs qu’Hobbes reconnaît comme « causes de querelle » – la rivalité (ou la prédation) et la défiance – s’entretiennent mutuellement. La peur d’être spolié entretient la tentation d’éliminer le concurrent avant qu’il ne vous élimine lui-même. S’il parvient malgré tout à s’emparer de vos biens ou s’il vous porte préjudice en quelque matière que ce soit – et souvent pour des motifs futiles (c’est la « fierté », troisième cause de querelle pour Hobbes) – la réponse obligée sera la vengeance. Ces sociétés pré-étatiques sont donc enfermées dans un cercle inarrêtable de violences. C’est l’État central, dit Pinker après Hobbes, qui, en tant que témoin impartial des actes violents opposant agresseurs et victimes, va chercher à en réduire les dégâts collatéraux au moyen de la loi, d’abord dans des théocraties et des sociétés despotiques, puis au fil de millénaires d’États moins absolus, jusqu’aux gouvernements démocratiques.

Le deuxième facteur qu’identifie Pinker est directement inspiré comme il le reconnaît lui-même des travaux de Norbert Elias. C’est la « civilisation des mœurs » (civilisation étant entendu ici comme un processus: Prozeß der Zivilisation) et la pacification sociale qui l’accompagne. Pinker cherche à isoler les facteurs exogènes (c’est-à-dire qui ne sont pas affectés par le phénomène qu’on étudie) expliquant ce processus. Son argument est essentiellement économique, le passage de l’économie agraire du Moyen-Age – un jeu à somme nulle où ce que l’un gagne, l’autre le perd – à une nouvelle économie à la fin du Moyen-Age dans laquelle, grâce aux avancées technologiques et à la division du travail, le jeu devient à somme positive. C’est la société du « doux commerce », celle des marchands et des artisans, qui favorise l’empathie, la projection dans l’avenir et le contrôle des pulsions. « Le commerce, dit Samuel Richard en 1704, attache les hommes les uns aux autres par une utilité réciproque ». Il faut s’entendre avec ses co-contractants, apprendre à négocier, à faire bonne impression à ses partenaires commerciaux.

Pinker ajoute un facteur additionnel intéressant qui aurait élargi le cercle de l’empathie. C’est la progression de l’alphabétisation et la diffusion de plus en plus large de l’écrit. Le 18e siècle a vu l’éclosion du roman comme genre littéraire. Ces fictions réalistes contribuent à faire partager aux lecteurs les sentiments de personnes qui ne leur ressemblent pas forcément, à leur faire adopter le point de vue des autres, à leur faire ressentir de la compassion.

L’ensemble de ces arguments est très convaincant mais Pinker remarque lui-même que la tendance de long terme au recul de la violence ne s’est pas faite sans soubresauts (d’après lui les années 1960 en sont une illustration avec le rejet des inhibitions qui les ont accompagnées et qui aurait conduit finalement à plus de complaisance pour la violence).

Il est évidemment très présomptueux de challenger la thèse de Pinker mais pour le plaisir du débat et de la réflexion on peut avancer quelques idées, en se limitant au cas français. Si l’on reprend les deux facteurs de Pinker, le monopole légitime de la violence par l’État central et le contrôle des pulsions, on pourrait faire l’hypothèse que la légitimité du Léviathan est de plus en plus contestée, alors que le contrôle des pulsions dans les relations interpersonnelles apparaît toujours plus légitime.

Le monopole étatique de la violence contesté

La crise des Gilets jaunes, le débordement de violences auquel elle a donné lieu, la mise en cause de l’action de la police pour maintenir l’ordre, l’assentiment d’une large partie de la population à l’usage de la violence dans ces circonstances, tous ces phénomènes semblent attester que la fonction régalienne de l’État et la condamnation par principe de la violence individuelle pour faire avancer des causes collectives sont aujourd’hui assez largement contestées. Un sondage réalisé par IPSOS[2] les 11 et 12 janvier 2019 pour le Nouveau Magazine littéraire sur les attitudes des Français à l’égard de la violence confirme cette impression. Tout d’abord une écrasante majorité de Français (91%) pense que la violence est plus présente dans la société française. Bien sûr, ce n’est pas parce que les Français le pensent que c’est obligatoirement vrai. Mais d’autres questions du sondage montrent que la tolérance à l’égard de la violence est présente chez une minorité non négligeable de Français : 21% par exemple trouvent normal que des personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts. Cette attitude est d’ailleurs (comme toutes les réponses sur ce thème) très clivée politiquement : 47% des personnes proches de LFI trouvent cela normal, 35% de celles proches du RN et seulement 6% de ceux proches de LREM et 17% pour les sympathisants LR.

Concernant la légitimité de l’usage de la violence par l’Etat l’enquête montre qu’effectivement celle-ci est aujourd’hui assez largement contestée. Interrogée sur des actions qui se sont déroulées dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, une importante minorité de Français trouve que les violences commises contre les policiers sont soit « justifiées » (mais cette option n’est choisie que par 8%), soit « pas justifiées mais compréhensibles » (31%). Au total ce sont donc 39% des Français qui ne jugent pas « inacceptables » (3e modalité de réponse proposée) les violences commises contre les policiers. En regard, 50% des Français trouvent que les violences des policiers contre les manifestants sont inacceptables. Au total on voit bien qu’on est très loin d’une reconnaissance massive de la légitimité de la politique de maintien de l’ordre.

Dans le même sens de contestation violente des autorités politiques, 41% des Français trouvent justifiée ou compréhensible l’introduction de manifestants dans un ministère après en avoir forcé l’entrée ; avec à nouveau de très forts clivages politiques : 75% des sympathisants LFI trouvent cela acceptable ou compréhensible, 69% des sympathisants RN et seulement 10% des sympathisants LREM et 29% des sympathisants LR.

Bien sûr, l’histoire politique française est ponctuée de moments violents, certains bien pires que ces épisodes liés au mouvement des GJ et les résultats de ce sondage ne prouvent donc pas qu’on assiste à une montée de la violence politique. Mais ils montrent à tout le moins que celle-ci est très loin d’avoir disparu.

À l’inverse il ne fait pas de doute que la violence privée, celle qui s’exerce d’un agresseur sur une victime quelle qu’elle soit, est de plus en plus condamnée. L’évolution de l’opinion sur les violences contre les femmes en est une illustration patente. Il y aurait donc une dissociation des facteurs contribuant à contrôler la violence : la violence interindividuelle est de plus en plus condamnée, tandis que la violence étatique apparaît relativement peu légitime, et peut-être moins légitime avec la perte de confiance dans les institutions. Néanmoins, on peut se demander si les comportements violents sont si fortement compartimentés. Justifier la violence politique ne peut-il conduire finalement à justifier d’autres formes de violence, y compris des formes de violence privée ?

Le rôle des réseaux sociaux

On peut sans doute ajouter un autre facteur conduisant à un regain éventuel de la violence, le rôle joué par les réseaux sociaux. Ceux-ci peuvent certes renforcer l’empathie, à l’instar des romans au 18ème siècle dont parlait Pinker, lorsqu’ils sont le support d’échanges interculturels qui franchissent les frontières et s’affranchissent des cadres sociaux ou des cadres nationaux. Mais ils peuvent aussi renforcer les biais d’auto-confirmation lorsqu’ils conduisent à consolider des communautés soudées par les mêmes idées qui tournent en boucle dans ces groupes informels « qui s’isolent de plus en plus en plus en se fermant aux informations qui iraient à l’encontre de leurs convictions » (Antoine de Tarlé dans Telos). Ces mécanismes renforcent la diffusion des rumeurs et des thèses complotistes. Comme le note très justement Pinker dans une page de son livre sur les « partisans convaincus » et les « sceptiques pusillanimes » lorsque les premiers sont disséminés et que tout le monde peut interagir, il y a peu d’opportunités pour la diffusion de fausses croyances. Mais si les partisans convaincus sont concentrés, ils peuvent renforcer la norme auprès des sceptiques qui vont eux-mêmes contribuer à la diffuser. Les réseaux sociaux exercent ce rôle de concentration puis de diffusion.  

Or, suivant à nouveau Pinker, la pensée rationnelle préserve de la violence. Elle va de pair avec la maîtrise de soi quand le raisonnement l’emporte sur les passions. Il pense aussi que les aptitudes à raisonner ont été de pair avec l’éclosion de la démocratie et ont permis de construire progressivement une « panoplie morale de chacun » où des abstractions comme « liberté de parole, tolérance, droits humains, droits civiques », sont devenues comme une seconde nature.  Mais comme le remarque le sociologue Gérald Bronner (Déchéance de la rationalité, Grasset),  la dérégulation du marché de l'information a donné un avantage systématique à la crédulité sur la rationalité. Et quand l’apanage de la pensée rationnelle se lézarde, la violence peut rapidement resurgir.

[1] Steven Pinker, La Part de l’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, Les Arènes 2017 (The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined, Viking Penguin, 2011)

[2] Échantillon national représentatif de 1005 personnes interrogées en ligne via l’access panel Ipsos, méthode des quotas.