Téléréalité ou téléméfaits edit

20 juillet 2010

Depuis bientôt 10 ans, voire 20 si l'on intègre la vague de télévérité des années 1990, le genre de la téléréalité envahit l’espace télévisé. Le frôlement des limites semble guider un genre que l’on peut regarder au premier degré, mais qui se consomme surtout au second. Qui pourrait l’arrêter ?

En France, la téléréalité grignote peu à peu la place de la fiction française dont le volume de production a encore reculé en 2009, selon le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Sur les chaînes historiques, la fiction diffusée avait été divisée par 2,5 entre 1997 et 2005, au profit de magazines et de divertissements, relevant notamment de la téléréalité (source Conseil supérieur de l’audiovisuel). Si, entre 2005 et 2008, le volume global de fiction télévisuelle diffusé a triplé sur les chaînes gratuites c’est du fait de l’arrivée des chaînes de la télévision numérique terrestre. Il n’existe pas de chiffres officiels mesurant les contours de la téléréalité, mais on voit bien saison après saison en refleurir les pousses. Les chaînes de la TNT ne sont pas en reste, comme en témoigne le succès de « Dilemme » (W9), devenu « leader sur la TNT » sur sa case horaire, malgré ses excès et la dénonciation par le CSA de défis portant atteinte à la dignité humaine.

Le genre est souvent associé à la « trash tv ». Certains prétendent au contraire que l’on peut avoir, outre Manche, voire au Québec, une téléréalité éducative, promouvant des comportements écologiques par exemple. La plupart du temps la « fiction réelle », comme l’avait qualifié M6 en lançant Loft Story, repose non seulement sur la réalisation de défis mais sur l’exposition de l’intimité et l’humiliation des candidats, style éducatif auquel la société démocratique contemporaine avait en principe renoncé depuis quelques décennies. Telle est bien l’une des questions aigues que pose la téléréalité : elle se donne à voir comme une approche de la « réalité », alors qu’elle repose sur des bases qui ne sont pas celles de la réalité juridique et sociale. Mais qui du modèle social démocratique ou du modèle individualiste narcissique et humiliant va finir par l’emporter, dans les têtes, puis dans les urnes ?

En 2009 des contrats de participation ont été requalifiés par la Cour de cassation en contrat de travail, ce qui devait en principe signer la mort économique du genre. Mais les sociétés de production et les chaînes concernées ont signé une charte des participants garantissant « l’authenticité, la spontanéité et la liberté de comportement des participants en dehors de toute relation de travail ».

Suite au recul de l’audience de la Star Academy et au passage de La Ferme célébrité en seconde partie de soirée, Endemol a auto-promulgué une charte de déontologie, censée assurer le respect de la dignité humaine et de l’intimité. Ces valeurs, essentielles pour la démocratie contemporaine fondée sur les droits de l’homme, en ont-elles été protégées ?

La téléréalité a été mise en cause en mars dernier dans le documentaire le Jeu de la mort sur France 2. Bien qu’animée des meilleures intentions, faire prendre conscience du pouvoir de la télévision et de ses animateurs sur les participants, l’émission a été accusée de surfer sur la violence psychologique. La téléréalité est tournée en dérision par une série gore, Dead Set (Paris Première), produite par une filiale britannique d’Endémol ! Face à un genre qui s’annonce lui-même comme la mort de la démocratie (« Big Brother »), les critiques ont difficilement prise.

Les émissions arrêtées sur les chaînes historiques renaissent sur la TNT (ainsi L’ile de la tentation passée de TF1 à Virgin 17). L’audience faiblit-elle, un nouveau « concept » issu du croisement de plusieurs succès passés cherche à en récupérer les miettes. Certaines disparaissent cependant, faute d’audience (Star Academy), rejoignant dans le cimetière de la téléréalité des émissions comme Le Royaume, où l’on pouvait jouer à expérimenter des tortures médiévales, A bout de forces, où l’on pouvait empêcher des candidats de dormir. Récemment M6 vient de renoncer à la diffusion de Trompe-moi si tu peux, où des candidats devaient rendre crédible une vie de couple avec un participant imposé par la production, pour gagner 30 000 €. Dans la bande annonce, retirée depuis de toutes les plates-formes, une femme demandait à son coéquipier de ne pas « mettre la langue » lors d’un baiser, confirmant la difficulté à préserver une intimité, réduite au minimum, devant des caméras omniprésentes. Le suicide de l’un des participants juste avant la diffusion de l’émission a conduit M6 à y renoncer. Sans savoir si cet acte tragique a ou non de lien avec l’émission, l’injonction de flexibilité du sujet peut aller tellement loin dans ce type d’émission que les participants ne peuvent en sortir que fragilisés. Les diffuseurs et producteurs de divertissement, dans la même charte, s’engagent à proposer un soutien psychologique aux participants. Les psychologues servent ainsi de garants à des stratégies industrielles de manipulations mentales. Dans La dictature de l’émotion, « essai critique sur la télévision », Xavier Couture, ancien dirigeant de TF1 puis d’Endémol, regrettait en 2005, sur un ton mi-ironique, mi-cynique, que ce genre prolifique n’ait pas encore réussi à « recycler » la mort : « Alors la téléréalité finira-t-elle par se nourrir du dernier des tabous, celui qui résiste à toute mise en scène : la mort ? Là où la fiction et l’information exploitent tous les jours cette matière, inépuisable, le divertissement s’interdit encore son utilisation ». Pourtant la téléréalité n’en est pas à sa première rencontre avec la mort. La presse compte au moins 14 décès liés de près ou de loin à ces émissions, à l’étranger.

Dans une période de concurrence exacerbée entre les chaînes et entre les groupes, et de diminution des recettes commerciales des chaînes historiques, le genre a trop d’attraits dérivés pour subir de véritables restrictions. Les accusations de voyeurisme ou de sadisme restent de peu de poids face à celui des régies publicitaires et des besoins de financement.

Paradoxe d’une production industrielle qui s’appuie sur les caractéristiques de la modernité avancée, le développement de l’intimité, et l’exploite jusqu’à la détruire. Car une intimité dévoilée, exhibée, devant plusieurs millions de téléspectateurs n’en est plus une.

Dans cette course à l’audience, les risques sont globaux. Ils concernent aussi le fonctionnement social qui repose non sur l’élimination des faibles et la trahison des proches mais sur la solidarité entre les bien-portants et les autres pour financer l’assurance-maladie, entre les générations pour financer les retraites, entre les chômeurs et les actifs, pour faire face aux risques de licenciement. En laissant prospérer des émissions qui exploitent les penchants individualistes de nos concitoyens pour obtenir la « célébrité » et la cagnotte (jusqu’à 300 000 euros pour Dilemme), nous risquons de payer cher l’éloignement de l’espace public médiatique vis-à-vis de l’idéal de l’État-providence.

La destruction de l’intimité, le forçage des subjectivités par des épreuves toujours plus perverses rendent aussi plus complexe la transmission d’un modèle de délibération politique, qui repose sur le libre-arbitre et le respect des consciences. On déplore sur la scène politique la chute de la confiance dans les institutions. Or sans en exagérer le poids, ces émissions de divertissement constituent un environnement qui entraîne à la défiance généralisée et à la trahison des proches et des coéquipiers pour « survivre » et empocher la mise, une tentation plus irrésistible en période de crise. N’oublions pas que les préadolescents et les adolescents, fascinés par des comportements non normés, font partie des inconditionnels de ces émissions, sur la TNT comme ailleurs.