Faut-il nationaliser TikTok? edit

Sept. 14, 2020

La bataille entre Donald Trump et TikTok met au jour les enjeux stratégiques que représentent aujourd’hui les adolescents dans le capitalisme affectif. Les plateformes numériques conduisent des politiques émotionnelles pour attirer de nouveaux usagers et les faire publier et interagir : partager des informations, des vidéos, évaluer les contenus, écrire des commentaires. Pour réussir à faire sortir les internautes de leur silence il faut les encourager, les récompenser, leur promettre une grande liberté et une facilité d’écriture. La réussite financière des grandes plateformes numériques est à ce prix. Met-elle en danger la souveraineté numérique des Etats dans lesquels elles s’implantent ? Devrait-on nationaliser les plateformes numériques ?

TikTok: un concurrent chinois à l’oligopole des Gafam

TikTok, plateforme chinoise gérée par ByteDance, a gagné grâce à ses stratégies affectives le cœur des adolescents et plus encore des adolescentes. Le confinement aurait encore été bénéfique à l’entreprise et le nombre d’utilisateurs du réseau atteindrait les deux milliards. TikTok a d’abord séduit les préadolescents, comme Snapchat l’avait fait avant lui. D’après les statistiques recueillies dans l’Observatoire des pratiques numériques en Normandie par les Ceméa auprès de 4000 adolescents de 15 à 17 ans, 40% des filles ont un compte TikTok, à peine moins que de compte Facebook (43%) ; dans les filières professionnelles, issues des classes populaires, le pourcentage de filles qui ont ouvert un compte sur TikTok atteint 58%. La réussite de la plateforme menace le cœur d’affaires des grandes plateformes numériques commerciales même si Snapchat avec ses vidéos éphémères reste le premier réseau socionumérique des adolescents en France à côté d’Instagram et de Youtube. Pour concurrencer TikTok, Facebook a déjà lancé deux applications – Lasso, puis plus récemment Reels – sans grand succès pour le moment.

Le succès d’un réseau socionumérique dépend de l’effet de réseau, du mimétisme, de la présence des copains et copines sur le même espace. Les effets de « mode », comme le disent les adolescents, sont déterminants. Tiktok est devenu l’espace public numérique sur lequel poster des chorégraphies karaoké, des défis amusants (marcher à l’envers, parler avec ses pieds, comme nous l’ont raconté des collégien.nes lors d’une enquête réalisée par des étudiants de master). Les utilisateurs et utilisatrices peuvent passer des heures à enregistrer un « bon Tiktok» dans l’espoir de «gagner la couronne».

TikTok: une menace pour la souveraineté des États-Unis

Derrière ces amusements enfantins, Donald Trump soupçonne TikTok d’offrir une porte ouverte au gouvernement chinois pour récupérer des données personnelles de citoyens américains. Ce n’est pas la première fois que la plateforme est mise en cause pour sa gestion des données personnelles, la Federal Trade Commission a déjà en 2019 sanctionné la plateforme chinoise pour manquement à la législation états-unienne sur le recueil des données personnelles d’enfants de moins de 13 ans. Mais le 3 août 2020, Donald Trump a enjoint à l’entreprise de se vendre d’ici 45 jours à une entreprise des États-Unis pour pouvoir continuer à avoir accès au marché américain, et vient de confirmer l’ultimatum du 15 septembre. Microsoft et Orackle se sont portées volontaires, mais pour le moment ByteDance conteste la décision de Trump devant les tribunaux américains et le gouvernement chinois interdit l’exportation de l’intelligence artificielle et donc les algorithmes de recommandation de Tiktok.

La censure politique sur Tiktok

De nombreuses critiques ont été faites à la plateforme. Les modalités de sa modération des contenus sont contestées pour plusieurs raisons tout à fait sérieuses. La plateforme a supprimé en novembre 2019 le compte d’une adolescente, Feroza Aziz, après la diffusion d’une vidéo qui avait obtenu 500 000 vues où elle dénonçait les camps d’internement où sont expédiés des membres de la minorité ouïgoure persécutée par le gouvernement chinois. Jusqu’en mai 2019, les guidelines de sa modération comportaient des motifs de censure politique interdisant la critique du gouvernement chinois, la mention de la place Tiananmen ou de l’indépendance du Tibet. Depuis la reprise en main par la Chine du régime de liberté d’expression à Hong Kong, la plateforme a préféré se retirer de ce territoire, pour échapper à toute demande de censure, manifestant à la fois sa volonté de se détacher des intérêts gouvernementaux chinois et sa fragilité.

D’autres critiques ont pu être formulées : circulation des discours de haine, y compris néo-nazis, suppression de vidéos montrant des corps éloignés des canons de beauté de la minceur, suppression de comptes évoquant l’homosexualité… D’autres critiques soulignent l’hypersexualisation des très jeunes filles et les risques de mise en contact d’enfants avec des adultes malveillants, la diffusion de défis dangereux (faire briller ses yeux avec de l’eau de javel). La CNIL s’est saisie d’une enquête sur la sécurité des données personnelles.

Des critiques que l’on peut adresser à toutes les grandes plateformes

Mais bien des critiques adressées à juste titre à TikTok (la promotion algorithmique de la viralité qui favorise les discours de haine et les défis dangereux, le grooming sans surveillance, la faiblesse numérique des équipes de modération, l’opacité de ses critères et de ses procédures) peuvent être faites aux autres plateformes numériques publicitaires et en premier lieu à Instagram (filiale de Facebook) ou Snapchat. Les adolescentes désignent Instagram et Snapchat comme les deux plateformes où elles rencontrent le plus de menaces, de harcèlement, ou sur lesquelles elles voient des messages racistes ou extrémistes. Comme sur les plateformes américaines, la modération des contenus est réalisée par l’entreprise au nom de ses propres conceptions politiques et morales (les CGU, conditions générales d’utilisation que tout utilisateur doit accepter sans pouvoir les négocier) et pas au nom des lois nationales (ou régionales, européennes par exemple) auxquelles sont soumis les publics et participants des espaces numériques qu’elles proposent. Cela dit, les responsables de la plateforme net-ecoute.fr, qui recueille en France les plaintes du public en matière de protection de l’enfance, considèrent que leurs relations avec les responsables de TikTok sont bonnes, et qu’ils peuvent faire retirer en quelques heures du contenu qui leur serait signalé et qui serait illégal.

Zuckerberg hérault des libertés ?

Mark Zuckerberg cherche depuis six mois à redorer son blason très terni par l’affaire Cambridge Analytica qui a permis le siphonage des données personnelles de 87 millions de comptes Facebook par des entreprises visant la manipulation politique en matière électorale. Il a saisi l’occasion pour se présenter en défenseur des libertés à l’opposé de TikTok, son rival. Alors que des activistes du monde entier peuvent utiliser Facebook et WhatsApp pour s’exprimer, et bénéficier de la protection de la vie privée offerte par ses plateformes, ils sont censurés sur TikTok y compris aux États-Unis, a-t-il déclaré en substance dans une conférence du 17 octobre 2019. Il veut apparaître en rempart patriotique. Mais c’est oublier, comme l’a dénoncé Siva Vaidhyanathan[1], l’accueil privilégié que Facebook a réservé au Premier ministre indien, leader autoritaire, et l’utilisation de Facebook et WhatsApp dans les campagnes électorales de partis autoritaires et populistes, en Inde et aux Philippines, notamment. C’est oublier aussi les violences sexistes, homophobes, racistes, antisémites que subissent notamment les défenseur.es des droits humains sur les grands réseaux socionumériques[2].

La menace de Donald Trump pourrait ouvrir des pistes d’action aux Européens

Faut-il nationaliser TikTok ? le terme est employé en France pour désigner le rachat par l’État de la majorité du capital d’une entreprise. Ce n’est pas exactement la formule envisagée par Donald Trump qui exige son rachat (total) par une entreprise américaine. Mais dans les deux cas il s’agit de (re)placer une entreprise sous le contrôle gouvernemental. La revendication d’enjeux nationaux de la part des Américains qui détiennent les cinq plateformes dominantes au niveau mondial, les GAFAM, interroge en retour la nonchalance européenne. Faut-il nationaliser les plateformes numériques qui offrent des espaces publics et privés sur lesquels les Européens réalisent la majorité de leurs échanges, et qui n’appliquent pas strictement la législation européenne, ne clarifient pas leurs règles de modération de contenu, n’emploient pas de personnel vivant dans le pays pour interpréter de façon pertinente les contenus publiés ? La perspective d’imposer le rachat d’une entreprise non-européenne (par une entreprise européenne ou par un Etat), au motif qu’elle capterait illégalement des données personnelles et constituerait ainsi une atteinte à la souveraineté numérique des États européens, est une piste à creuser. A moins que l’on ne parvienne à définir un ordre juridique numérique mondial basé sur le respect des droits fondamentaux, mais on en est loin.

 

[1] Vaidhyanathan Siva, Antisocial Media: How Facebook Disconnects Us and Undermines Democracy, Oxford, University Press, 2018.

[2] Corroy Laurence, Jehel Sophie, « Le numérique a-t-il enflammé les violences contre les défenseurs des droits humains ? », RFSIC, n°18, 2019 a, https://doi.org/10.4000/rfsic.8401.