Harcèlement des ados, l’accélérateur du web edit
Des faits de harcèlement sur le web émaillent régulièrement la rubrique des faits divers. Depuis les drames de Jessi Slaughter (2010) et d’Amanda Todd (2012) en Amérique du Nord, l’idée d’une mise en danger des jeunes par le harcèlement sur les réseaux sociaux est devenue un leitmotiv de la prévention sur internet et un sujet d’inquiétude pour les adolescents.
Pourtant, vues de près, les affaires de harcèlement sont complexes : fragilités personnelles, familiales ou psychiques sont redoublées par des mises en cause sur les réseaux sociaux. Elles prennent des formes diverses : extorsion d’images dénudées, transmission d’image très privées à des personnes qui n’en étaient pas les destinataires, insultes, chantage, voire réalisation d’actes sexuels tarifés ou sous contrainte… quelle responsabilité attribuer au web ?
Si l’on consulte la plateforme mise en place en février dernier par France télévisions sur le harcèlement scolaire pour y recueillir des témoignages, ceux-ci évoquent rarement le web. En effet les personnes qui acceptent d’en parler publiquement aujourd’hui le font souvent longtemps après les faits. Pour la plupart, le web ne faisait pas alors partie de leur environnement. Les témoignages plus récents mentionnent cependant « des tonnes de messages » qui viennent s’ajouter aux insultes et humiliations en direct. Le rapport d’Eric Debarbieux sur le harcèlement scolaire (Refuser l’oppression quotidienne, 2011) reconnaît l’ancienneté du phénomène tout en pointant une transformation récente des modalités de ces agissements, les rumeurs circulant sur le web pouvant être à l’origine de comportements violents hors ligne. Ces nouvelles voies de harcèlement en aggravent considérablement l’impact en rendant d’autant plus difficile le fait de s’y soustraire, que les violences morales ne sont plus confinées à l’école ou au collège mais atteignent la victime dans sa vie privée.
Les consignes données aux jeunes consistent en général à réduire leur exposition sur les réseaux sociaux, filtrer mieux leurs « amis », signaler les faits de harcèlement. Elles semblent frappées au coin du bon sens mais se heurtent en réalité à la fois aux pratiques ordinaires de l’exposition de soi sur le web et aux stratégies des grandes plateformes. Je m’appuierai dans cet article sur près de 80 entretiens menés récemment auprès d’adolescents dans différents contextes sociaux et scolaires. S’exposer moins sur le web est effectivement la stratégie la plus souvent revendiquée par les adolescents vis-à-vis de Facebook. Ils sont très nombreux, dans des contextes très variés, à dire qu’ils ne publient rien. Au point qu’on se demanderait presque ce qu’ils font sur cette plateforme qui reste pourtant leur 1ère source d’information (Observatoire des pratiques numériques des adolescents Cemea Basse Normandie 2013-2014) et sur laquelle plus de 80 % d’entre eux restent inscrits entre 16 et 18 ans.
S’exposer moins sur Facebook s’accompagne souvent de pratiques très différentes sur les autres réseaux sociaux : exposition souvent compulsive sur Snapchat auprès de réseaux d’amis plus étroits, plus intimes, auxquels on fait davantage confiance, mais qui vont disposer d’images moins policées, exposition très fréquente aussi sur Twitter, comme si l’anonymat pouvait y être respecté, sans compter les réseaux de rencontre « pour » adolescents, comme rencontre-ados.net, Badoo, Lovoo, pour reprendre les sites les plus souvent nommés par les adolescents interrogés, qui promettent des rencontres entre jeunes partageant les mêmes goûts, géolocalisables et « disponibles ». En facilitant les rencontres ces sites les exposent à diverses mésaventures. Elles peuvent venir aussi bien des inconnus qui vont poster des commentaires abrupts sur les photos de profil sur lesquelles les poses des filles et des garçons sont souvent plus aguicheuses. Les agressions peuvent aussi venir de l’entourage plus ou moins proche qui aura reçu une photo envoyée en privé et qui la fait « tourner » sur Facebook ou Twitter.
Dans les entretiens, la plupart des adolescents revendiquent des postures responsables, précisant savoir toujours à qui ils envoient une photo privée (plus souvent la capture d’une grimace ou d’une pose disgracieuse qui pourra amuser les copains qu’une image intime), mais la plupart en « profite » également pour constituer des « dossiers » sur les copains pourtant proches. Les dérapages, suite à des disputes, des jalousies, des mauvaises plaisanteries semblent dès lors inévitables, même s’ils sont marginaux par rapport à l’ensemble des usages.
Au final, les images privées (et désavantageuses) peuvent donc revenir sur Facebook ou Twitter. Les adolescents interrogés évoquent des fils d’actualité sur lesquels apparaissent régulièrement des appels au harcèlement avec photo et numéro de téléphone. Face à ces appels, ils ne font rien d’autre la plupart du temps que de les laisser passer dans le flux de leurs « informations ». Le rythme de ces publications favorise l’inertie, la mise en retrait. Pour y échapper vraiment, il faudrait « trier » les contacts qui alimentent le fil d’actualité, enlever ceux qui envoient des messages agressifs, des nouvelles « sans intérêt », mais ils ont plus vite fait de laisser passer. Et peu s’astreignent à ce ménage des contacts. Ils ne voient pas non plus matière à signaler des faits qui ne les concernent pas.
La logique des plateformes est parfaitement ambivalente : leur croissance repose sur l’ampleur des réseaux personnels, la durée des circulations, pourvoyeuses de données personnelles. Les conseils de prudence font donc figure d’alibi, renvoyant sur les internautes, et notamment sur les jeunes, une régulation par signalement qui a peu de réalité. Des plateformes qui se sont construit une image de police des mœurs, comme Facebook qui ferme régulièrement des comptes pour un sein dévoilé ou un sexe fut-il peint par Courbet, ne semblent pas mettre en œuvre de moyens efficaces pour éviter la circulation des vidéos de bastonnades, ou d’appels au harcèlement. Suite aux attentats de janvier, l’opinion publique a appris que la propagande djihadiste pouvait s’exercer tranquillement sur les grandes plateformes de droit américain, au nom de la liberté d’expression. Les responsables de ces grands réseaux ont annoncé en mars renforcer leurs équipes de contrôle et fermer des comptes. Mais les modalités concrètes de cette lutte contre les propos haineux restent opaques.
Aux États-Unis, la lutte contre le harcèlement sur les plateformes du web est devenue un cheval de bataille des féministes, réactivée en 2014 autour d’une polémique sur le machisme des joueurs de jeu vidéos (Gamergate) et, en 2015, de la figure de Lizzie Velasquez, femme atteinte d’une maladie génétique, harcelée sur internet comme la femme la plus laide du monde et qui a fait de la lutte contre le harcèlement son combat. Mais face à l’interprétation très extensive de la liberté d’expression par la Cour Suprême, elle a peu de chances d’avancer. Politiquement, les pouvoirs publics ont fait le choix de la surveillance plutôt que celui de la régulation de la pacification des échanges. Certains prétendent même que ce laisser-faire faciliterait la connaissance des activités illégales (J.M. Berger et Jonathon Morgan peuvent en effet dresser dans The Isis Twitter Census une carte des 45 à 90 000 comptes Twitter favorables à Daech), oubliant que la non-régulation et la prime au clash sont d’abord une incitation à la violence par le sentiment d’impunité qu’elles diffusent.
En France l’inquiétude des pouvoirs publics a été ravivée en juin dernier par la création d’une application française, Gossip, proposant de « démocratiser les ragots de façon totalement anonyme », qui a aussitôt rencontré le succès. La présentation, le graphisme de l’application visent à présenter avec élégance des activités proches de la diffamation, de l’atteinte à la vie privée ou de la trahison. La présidente de la Fédération lycéenne FIDL, la ministre de l’Éducation Nationale, la responsable de l’Observatoire International de la violence à l’école ont fait part de leur désapprobation. Mais, à notre connaissance, aucune action n’a été engagée contre Gossip, et, après un « renforcement » du dispositif de modération, l’application, auto-suspendue 2 jours, a poursuivi sa route, surfant sur le succès d’applications nord-américaines comme Snapchat, Whisper, Yik Yak.
Malgré le renforcement des actions de sensibilisation au harcèlement scolaire, dont les experts mettent en évidence l’impact sur les résultats scolaires et la santé mentale (dépression), on voit mal comment elles pourraient contrebalancer l’incitation au ragot, à l’impulsivité, à l’agressivité pour rire, et tout simplement les phénomènes de foule qui constituent pour tant de plateformes fréquentées par les jeunes un moteur de croissance. Sans compter les innombrables sites pornographiques sur lesquels les préadolescents circulent dès 11-12 ans, en particulier les garçons, qui viennent inscrire avant même toute découverte personnelle de la sexualité les repères de la domination sexuelle et du mépris des femmes. La tâche des éducateurs devient d’autant plus complexe, que les valeurs que l’école a pour mission de transmettre se voient tous les jours battues en brèche sur les petits écrans consultés en permanence et qui s’ouvrent aujourd’hui sur ces applications. La Commission européenne, le Conseil de l’Europe dans leurs recommandations n’ont cessé d’en appeler à la construction d’espaces sûrs pour les enfants et les adolescents, mais ces incantations semblent de peu de poids face à l’attrait pour la « démocratisation des ragots » et à la banalisation des codes de la pornographie. Une politique européenne numérique équilibrée devrait pourtant en faire un objectif numéro un, vrai moteur de croissance, de confiance et de stabilité pour les jeunes.
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