La fabrique du pessimisme social edit
Comment des représentants auto-déclarés des SDF, jusque-là inconnus du grand public, ont-ils pu contraindre le gouvernement à négocier à chaud et finalement à accéder à des revendications que d'autres associations présentaient en vain depuis des années ? Voilà la principale question que pose l'épisode des « Enfants de Don Quichotte ».
On perçoit confusément les ingrédients de ce succès : le thème mobilise l’opinion, la situation dénoncée suscite une réprobation morale partagée par tous, les moyens de mobilisation choisis jouent habilement de ce réflexe de solidarité éthique en engageant à partager symboliquement la condition des plus démunis et en choisissant un nom évoquant les causes perdues qui, on le sait, sont les plus belles ; enfin, les médias fournissent la caisse de résonance qui amplifie le mouvement. Tout cela est vrai mais n’explique pas pourquoi le gouvernement a si vite reconnu la légitimité de l’action engagée et de ceux qui la portaient.
Une partie de la réponse peut être trouvée dans la conjoncture politique. Le climat entre le Premier ministre et le futur candidat de son camp à l’élection présidentielle n’est pas, on le sait, des plus sereins et favorise sans doute la surenchère propositionnelle. Mais là n’est pas l’essentiel.
Pour comprendre la portée plus profonde de cet événement politico-médiatique, ne faut-il pas plutôt le lire comme l’expression du profond affaiblissement symbolique de l’Etat et de ses représentants ? Que cela survienne alors qu’un homme se réclamant d’une certaine continuité gaulliste dirige le gouvernement rend la situation encore plus frappante : qui aurait pu imaginer, sous de Gaulle, qu’un ministre des Affaires sociales soit réduit à la situation humiliante de négocier jusqu’à trois heures du matin avec des inconnus intronisés par eux-mêmes et l’opinion défenseurs d’une cause à laquelle ils étaient encore étrangers il y a quelques semaines ? N’est-ce pas le profond discrédit des élites politiques qui nourrit la légitimité nouvelle de tous ceux qui déclarent, sans mandats particuliers, parler pour le peuple ?
Cet épisode n’est pas isolé. Les contestations, de plus en plus fréquentes, de plus en plus virulentes, des indicateurs statistiques censés donner une image fiable de la situation des Français – en matière de prix, de niveau de vie, de pauvreté, de chômage – sont de la même veine. Une partie des Français ne croient plus ce que les élites politiques et administratives leur disent d’eux-mêmes, et plus largement de la situation du pays. Un pessimisme foncier alimente ce discrédit : car les indicateurs n’étant pas si mauvais (les prix augmentent faiblement, le niveau de vie continue de progresser, la pauvreté ne s’accroît pas, le chômage régresse), c’est la valeur intrinsèque de ces derniers et la compétence, la neutralité ou l’honnêteté de ceux qui les construisent ou les utilisent qui sont mises en doute. Qu’on s’entende bien : les indicateurs statistiques ne sont pas gravés dans le marbre. Ils résultent toujours de conventions de mesure qui doivent parfois évoluer lorsque des transformations de comportements ou des institutions rendent l’indicateur moins opérant et affaiblissent sa portée descriptive : l’Insee a commencé à le faire, par exemple, en matière de niveau de vie, en prenant en compte les situations précaires et les carrières fractionnées. Mais le discrédit de la statistique publique dépasse largement ces questions techniques et relève d’une véritable crise de confiance dans les représentations autorisées que la société française donne d’elle-même.
Alors, le témoignage, le « vécu », l’émotion prennent de plus en plus souvent le pas sur celles-ci. Les médias jouent un rôle non négligeable à la fois dans l’entretien du pessimisme français et dans le brouillage des frontières entre le « vécu » et l’objectif. Deux exemples récents. Le 19 décembre dernier, un quotidien titre « Les déclassements professionnels en forte augmentation selon l’Insee ». En fait, si l’on se reporte à l’étude évoquée, il aurait fallu dire que la mobilité sociale en cours de carrière est de plus en plus fréquente… dans les deux sens. Les déclassements sont plus fréquents (passant de 3% à 7% en 20 ans) mais les promotions sont aussi beaucoup plus fréquentes : par exemple la proportion d’ouvriers non qualifiés quittant ce groupe social pour un plus élevé est passé de 19% à 29% des années 80 aux années 2000. En fait c’est l’ensemble de la société française qui est plus mobile, ce qui accroît évidemment les chances de s’élever pour certains mais aussi la probabilité de décroître pour d’autres. L’article cité ne met en exergue que l’aspect négatif du phénomène.
Autre exemple récent, toujours tiré du même journal : le 8 janvier il titre « Le Centre d’analyse stratégique évoque une détérioration du niveau de vie ». Le lecteur négligent comprendra que l’organisme a montré que le niveau de vie se détériore réellement. Or, rien de tel, c’est même le contraire qui est dit dans le rapport. Simplement, il insiste également sur le « décalage entre réalités vécues et perçues » et sur le « très haut niveau d’inquiétude » des Français. Ainsi, le sentiment exprimé par ces derniers devient, par la magie du titre de l’article, la réalité elle-même.
Il faut remarquer, c’est un point important, que cette dissociation entre le « vécu » et l’objectif concerne surtout – les études le montrent – les appréciations des évolutions générales de la société ; elle est beaucoup moins nette lorsqu’on interroge les Français sur leur situation personnelle. Cela rassure l’observateur et cela montre que c’est surtout la représentation collective du pays, l’incertitude de son avenir en tant que Nation qui pose aujourd’hui problème.
Face à cette montée de l’émotionnel, les politiques choisissent de plus en plus souvent de répondre par du suivisme – l’épisode Don Quichotte en est une illustration –, ou pire, de la surenchère. On peut s’inquiéter de cet affaiblissement de la valeur accordée à la raison, pour comprendre comme pour diriger le pays. Les mesures prises sous le coup de l’émotion sont rarement les bonnes : l’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions et les effets pervers viennent souvent ruiner les objectifs affichés des mesures trop hâtives. On peut sérieusement craindre qu’il en soit ainsi pour le droit opposable au logement, adopté sans être expérimenté ni évalué.
Suivre l’opinion est-il le meilleur moyen de revaloriser la politique ? On peut craindre que cela n’alimente encore plus son discrédit. Comment croire aux convictions de ceux qui cèdent si facilement au moindre mouvement d’humeur de telle ou telle catégorie de Français ou de ses représentants ? Une autre voie est de croire à la fermeté des convictions, à l’explication rationnelle des politiques envisagées et de leurs effets collectifs possibles, aux vertus pédagogiques du débat contradictoire sur les programmes, et finalement à la sanction du suffrage universel, bref de croire à la politique.
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