Ce que les développeurs nous apprennent des dynamiques statutaires contemporaines edit

30 janvier 2018

Pour les développeurs, le développement personnel et technologique sont étroitement liés. Icônes de l’innovation, les développeurs travaillent au cœur de la révolution numérique depuis ses débuts et continuent à animer les transformations sociales et économiques induites par les technologies émergentes. Pourtant, ces acteurs ont été injustement négligés par la recherche en sciences humaines et sociales. Cette sous-représentation tient, en partie, au fait que les développeurs ne sauraient être classés dans les statuts sociaux ou économiques habituels sauf à ignorer les dynamiques sous-jacentes qui font leur spécificité.

Pour saisir ces dynamiques, il faut distinguer « travail officiel » et « projets personnels », une division fondamentale dans leur modus operandi. Ce « double jeu » a des conséquences à la fois sur la manière dont nous concevons l’action générale et sur la manière dont le potentiel technologique est exploré dans le domaine industriel. Dans le même mouvement, les développeurs créent de nouvelles formes d’organisation telles que les BarCamps et les Hackathons, pour soutenir leurs projets d’exploration personnels.

Projets parallèles et auto-développement

Les développeurs se définissent, eux-mêmes, plus souvent à travers leurs projets personnels que par leurs diplômes ou leur travail officiel. Pour les sciences de gestion, mesurer l’action collective est d’une importance capitale. Mais l’impact de l’action des développeurs est difficile à mesurer – elle ne saurait l’être par des méthodes traditionnelles, telle la mesure de la population de la classe créative définie par Richard Florida (c.-à-d. l’analyse des données démographiques relatives à une liste de métiers).

Au cours d’une présentation récente de mon travail dans le cadre de l’OCDE, j’ai suggéré qu’une mesure pertinente pourrait provenir des statistiques liées aux instruments spécifiques que les développeurs utilisent pour créer des applications, les interfaces de programmation (Application Programming Interface ou API). Mais elle ne fournirait que des résultats approximatifs, car le développeur est libre d’utiliser des comptes multiples pour une API donnée.

Ce problème de la précision est en même temps l’une des sources du phénomène : la grande accessibilité des instruments destinés aux développeurs est l’un des facteurs clés permettant l’expansion de cette population, car le processus pour devenir un développeur est ouvert. Cependant, l’importance de cette « classe » tient essentiellement à ses caractéristiques qualitatives, plutôt que quantitatives, car elle semble défier la manière dont l’action collective a été pensée jusqu’ici.

Des statuts complexes

Au cours de l’Histoire, l’introduction de statuts différents a contribué à la formation de l’État moderne, ainsi que des entreprises modernes, en permettant une séparation des rôles et la constitution de grandes organisations. Par exemple, le fait qu’un membre du conseil d’administration ne puisse donner des ordres à un employé de l’organisation, à moins d’y être explicitement autorisé par les statuts des dirigeants, est une condition préalable pour mettre en œuvre une division complexe du travail où chaque niveau hiérarchique correspond à des responsabilités spécifiques. En somme, aujourd’hui, nous acceptons globalement qu’un statut fournisse à la fois la légitimité pour exercer une autorité et le cadre de responsabilités correspondantes.

Ainsi, l’exercice d’une activité au-delà d’un statut n’a pas toujours été une possibilité évidente. De fait, les plus importantes théories de l’action sont fondées sur le présupposé que les statuts sont déjà en place. Quoi qu’il en soit, l’émergence des technologies contemporaines met à mal la vision statutaire traditionnelle des acteurs. D’un côté, les technologies avancées sont de plus en plus disponibles, à des coûts abordables pour les individus. De l’autre, le temps libre n’est pas soumis aux contraintes d’une fonction publique ou professionnelle.

Cependant, une telle liberté requiert un cadre de travail qui soutienne les aspirations personnelles et les nouvelles compétences de développement. C’est ainsi que les développeurs ont inventé de nouvelles formes d’organisation, adaptées à leur capacité à explorer les nouvelles technologies. Les BarCamps et les Hackathons correspondent parfaitement à ces nouvelles formes.

BarCamps et Hackathons

Les BarCamps et les Hackathons sont des nouvelles formes d’organisation, émergées dans les milieux des développeurs, qui n’exigent aucun statut particulier pour devenir organisateur ou participant. Par ailleurs, il n’existe aucune autorité pour coordonner la formation des groupes de personnes ou définir les concepts qui seront explorés. Les deux événements fournissent des opportunités, au détriment du temps investi par les participants. Tandis que dans les BarCamps, la responsabilité des résultats possibles est partagée par l’ensemble des participants, dans les Hackathons, ce sont les organisateurs qui doivent « nourrir » l’exploration par leurs connaissances d’une technologie spécifique. De plus, le décernement d’un prix permet de stimuler la concurrence entre les différents groupes.

Les deux types d’événements semblent ignorer les règles de base des environnements sociaux habituels. Même dans les formes de coordination libre à travers les réseaux sociaux, on s’attend toujours à pouvoir identifier des connaissances. Les BarCamps et les Hackathons sont conçus pour créer des surprises, en réunissant un public d’inconnus, au-delà des réseaux sociaux spécifiques. Ils génèrent une sorte d’intimité, une ambiance amicale où tout le monde peut s’exposer librement. Ainsi, les participants peuvent proposer des concepts qui ne seront probablement pas réalisables, ni même utiles, tester des interfaces incomplètes ou des ébauches de plateforme, discuter d’idées utopiques ou naïves. Un tel environnement s’accorde parfaitement avec les projets personnels des développeurs et le passage d’un statut à un autre (par exemple, du statut d’utilisateur à celui d’entrepreneur). Pouvoir exposer, c’est aussi pouvoir tester et explorer une identité potentielle.

La foggy economy ou comment rationaliser tout en continuant à explorer

Ainsi donc, loin d’être un problème marginal ou tout simplement personnel, les processus explorés par les développeurs sont au cœur des transformations industrielles et sociétales actuelles. Je propose le concept de foggy economy (économie « brumeuse ») pour désigner la condition contemporaine d’incertitude qui pèse sur la localisation de la valeur. Par exemple, nous sentons bien que les technologies blockchain ont un fort potentiel, mais nous ignorons comment les exploiter dans différents contextes. Une partie du potentiel des nouvelles technologies peut ainsi être dévoilée et le processus de rationalisation s’effectuer par l’introduction de nouvelles formes de statuts. En même temps, une autre partie du même potentiel reste à explorer, en continuant à nous engager dans des processus d’exploration ouverts, susceptibles de conduire à des découvertes surprenantes.

Une première version de cet article a été publiée dans la Paris Innovation Review.