Vers un hyper-instrumentalisme des politiques culturelles edit

17 novembre 2022

La culture se caractérise par une longue tradition de politisation qui s’enracine depuis les Lumières et la Révolution dans la lutte pour le partage de la culture, pour la liberté (Schiller) pour l’édification d’un homme nouveau (le citoyen) pour la justice sociale (Victor Hugo) et politique (affaire Dreyfus) et pour le droit au bonheur (Front populaire). Cette instrumentalisation, assez classique, a contribué à l’extension et à l’institutionnalisation de la politique culturelle. De nouvelles formes d’instrumentalisation sont apparues récemment qui autorisent à parler aujourd’hui d’un hyper-instrumentalisme.  On voudrait montrer ici que ce phénomène modifie en profondeur la structure et le statut des politiques culturelles forgés au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

De multiples formes de politisation de la culture

La politisation par la politique. C’est le retour des programmes partisans qui utilisent la culture pour mieux se développer. Il s’agit une maladie infantile des politiques culturelles. Ici, la volonté d’influencer la production et la diffusion de la culture en fonction de préférences idéologiques est première ; les arts et la culture ne sont pas niées mais ne servent que de véhicule pour imposer une nouvelle vision du monde. Après avoir été courante dans les années 60 et 70, la politisation partisane avait plus ou moins disparu avec la stratégie de consensus culturel du ministre Jack Lang consistant à mettre la culture hors champ des affrontements partisans malgré quelques réapparitions limitées au Front national ici ou là. En 2014, la suppression brutale de la subvention aux Musiciens du Louvre par le nouveau maire écologiste de Grenoble passait pour un acte isolé. La victoire d’équipes écologistes aux élections municipales de 2020 dans un grand nombre de grandes villes semble rebattre les cartes. Si les spécialistes du champ culturel pouvaient répondre il y a peu à la question Does politics matter ? par la négative, ils sont beaucoup plus circonspects aujourd’hui et devront évaluer plus attentivement ce qui est en jeu dans les grandes villes conquises par les écologistes.

La politisation par la recherche de leadership politique. Faire de la politique avec la culture c’est le syndrome de l’artiste et du Prince, celui-ci pensant ajouter à sa gloire ou conquérir des avantages sur ses adversaires en promouvant une politique de prestige, en s’affichant comme l’ami des arts et des artistes. En Imposant l’installation de dix statues des grandes figures politiques du XXe siècle (dont celles de Lenine et Mao) sur une place de Montpellier, Georges Frêche, alors président de l’agglomération montpellieraine, pensait bien sûr à Laurent de Medicis et la place de la Seigneurie à Florence. Très peu d’investissement de politique partisane ici mais beaucoup de communication et de stratégie opportuniste avec ou contre les autres leaders (département, région, métropole…). Alain Juppé a refusé, tant qu’il a été maire de Bordeaux, le transfert de la gestion du l’Opéra de Bordeaux à la métropole malgré la vocation régionale de l’équipement.

La politique culturelle comme politique publique. Elle s’est détournée des affects partisans et éloignée des coups que veut jouer un leader. Elle s’est orientée plutôt vers une coopération car la structure d’interdépendance du domaine culturel entre plusieurs autorités publiques pousse les responsables politiques à s’entendre au-delà de leurs différences partisanes. Les différents financeurs se reconnaissent comme membres à part entière du système qui fonctionne en réalité comme un club. Ils s’en remettent de plus en plus à un « management » d’experts dont les normes sont mondialisées (la ville créative) et transversales (New Public Management) et partenariales (avec le secteur privé et les mécènes).  Les acteurs culturels se sont glissés dans ces normes et justifient alternativement ou simultanément leurs subventions par « l’impact », les retombées économiques et par les bénéfices sociaux du rapport à l’art. Le foisonnement des études et rapports, presque toujours optimistes, justifient la croyance en ces bénéfices et généralisent ce type d’instrumentalisation dont les arguments sont si séduisants. Une étude de Nova Consulting commandée par l’Opéra de Lyon établit qu’un euro investi en génère trois : la culture deviendrait une manne ! Et ce n’est pas parce que de nombreux auteurs universitaires qualifient ces raisonnements de « bullshit » qu’ils régressent (Belfiore 2009). Cette forme de politisation atteint même une plus grande intensité aujourd’hui en raison de la rétraction des dépenses culturelles publiques et parce qu’elle entraîne de nombreux conflits à l’occasion du redéploiement de l’offre pour la rafraîchir et suivre les émergences, satisfaire les innovateurs.  On vient d’évoquer des formes et pratiques d’instrumentalisation largement répandues et banalisées, qui s’inscrivent au sein d’une « Cultural political economy » typique du régime culturel des métropoles (Saez, 2021).  Mais ce qu’on peut appeler un hyper-instrumentalisme se place sur un autre registre qui produit de puissants effets sur la conception même de ce qu’est une politique culturelle, l’entraînant, on peut le craindre, au stade de sa maladie sénile.

Une politique culturelle qui échappe à ses acteurs

Par hyper-instrumentalisme j’entends non seulement les caractéristiques généralement associées à cette notion d’instrumentalisation : viser des objectifs qui ne seraient pas culturels, mais une fabrique de la politique culturelle elle-même qui échappe à ses acteurs (Hadley, Gray, 2017).  Alors que l’instrumentalisme courant considère une politique des arts et de la culture, comme pouvant servir d’autres fins, mais sans attenter à leurs contenus, l’hyper instrumentalisme est concerné par des objectifs non esthétiques et non culturels de la politique et cherche à transformer les objectifs culturels pour qu’ils convergent avec les objectifs des autres politiques. C’est donc dans la structure et le processus de la politique qu’une pression particulière s’exerce sur les acteurs pour leur imposer des objectifs étrangers et les intégrer au cœur de la politique culturelle.  Les objectifs culturels sont alors subordonnés à des conditionnalités étrangères au monde de l’art, qui en viennent en raison de leur importance et de leur étendue à s’imposer comme les nouvelles normes du monde de l’art. La structure de la gouvernance des politiques artistiques et culturelles est ainsi infléchie, selon des directions qui contribuent à l’évanescence des actes artistiques et culturels.

L’hyper-instrumentalisme légitime la politique culturelle non plus par ce qu’elle traduit de la culture, mais par sa contribution aux autres champs ou ambitions qui sont ceux du pouvoir politique à un moment donné et dans un contexte particulier.

C’est en ce sens qu’il faut interroger le tournant actuel des politiques culturelles, leur fragilité, leur aspect secondaire ou leur rôle de variable d’ajustement par gros temps financier. Une forme d’illustration de ce glissement est donnée par le mouvement des droits culturels (Romainville, 2020). Sans entrer dans le détail, rappelons que les droits culturels font référence à trois registres distincts de la culture. Le premier est relatif à un droit d’accès à la culture (des beaux-arts) dans la perspective du Welfare State développé au XXe siècle et institutionnalisé par la création des ministères de la culture. Le deuxième concerne les droits à participer à la culture (au sens anthropologique) dans la perspective d’un élargissement de la démocratie, de la reconnaissance d’un droit humain à la réalisation de soi-même, à l’authenticité. Le troisième rassemble les droits des groupes et collectifs sociaux à revendiquer le respect et l’exercice de leur identité particulière, souvent minoritaire. Selon une interprétation qui tend à se généraliser, c’est la deuxième version qui prévaut et promeut une demande de respect, de dignité de la personne et de reconnaissance d’un être-au-monde conçu comme une totalité culturelle. Or ces valeurs et la définition de la culture qu’elles sous-tendent ne sont pas au cœur des politiques culturelles. S’il y a une forte pression sociale pour les y inclure, cela passera de plus en plus par un hyper-instrumentalisme, instaurant des conditionnalités et des transversalités nouvelles qui laisseront les politiques culturelles « classiques » à l’état de résidu. Le mouvement des droits culturels semble de prime abord candidat à une refondation des politiques culturelles en crise. Il est cependant hyper-instrumentaliste dans la mesure où il impose à la politique culturelle des significations qui ont peu à voir avec une politique culturelle.  Il s’agit de mettre en valeur les préoccupations les plus saillantes de la société, et la participation des personnes à s’en saisir. Aussi le respect et la dignité des personnes, de valeurs enchâssées dans de grandes causes militantes, sont souvent l’occasion de discours de dévalorisation de la primauté de l’œuvre et de l’art. Les récentes provocations contre les tableaux de Van Gogh (National Gallery de Londres) et de Monet (Musée Barberini, Berlin) indiquent, au-delà de leur charge militante, l’extrême dévalorisation du statut de l’art dans certains courants militants écologistes et anti-capitalistes.

Une négation de la spécificité de l’objet culturel

Au niveau de la fabrique de la politique publique, les justifications qui se veulent les plus rationnelles empruntent à une critique forte faite à la sectorisation des politiques publiques : elles nécessitent aujourd’hui davantage de transversalité. Dans la mesure où la culture est coextensive au social, elle devrait d’autant plus facilement être l’endroit de cette transversalité qu’elle est le domaine de toutes les hybridations possibles et que l’hybridation est porteuse d’innovations. Sont ainsi transférés à un niveau méta-politique des objectifs culturels de plus en plus évanescents. Mais c’est avec la mise en œuvre administrative de conditionnalités nouvelles qu’un renversement se produit. Ces conditionnalités sont justifiées par les décideurs publics parce que la gouvernance culturelle doit rester en phase avec les mouvements profonds qui agitent la société. Elle doit s’adapter à l’air du temps, pour ne manquer aucune des transitions revendiquées par de nouvelles conceptualisations du bien commun (Saez, 2020). En effet, la généralisation de l’hyper-instrumentalisme par les conditionnalités peut se comprendre comme une réponse aux potentielles paniques morales qui risquent de déferler sur la société : violence sexuelle et sexiste et troubles dans le genre, catastrophisme écologique, et sanitaire, désaffection et désaffiliation civique… Le ministère de la Culture annonce qu’il conditionnera 272 millions d’euros de subventions à des projets s’engageant explicitement pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Il veut mener une politique écologiste « volontariste » qui l’a conduit en 2021 à conditionner le versement de 40 millions de subventions à quatre dispositifs accompagnant les transitions numériques et écologiques. Cette nouvelle stratégie permet aussi le retour des formes plus classiques d’instrumentalisme évoquées plus haut qui peuvent avancer (à peine) masquées sous les nouvelles conditionnalités. Elle le fait en édictant des conditions de respect de certaines normes en échange de l’octroi de subventions et de reconnaissance des institutions. Il s’agit d’un modèle d’action publique qui s’est diffusé internationalement, souvent sous la pression des politiques de la Commission européenne, et qui atteint de même les collectivités territoriales. Celles-ci multiplient les critères d’éligibilité de leurs appels à projets culturels pour mieux renforcer leurs politiques majeures. Si ces normes résultent de l’interprétation que font les autorités administratives des revendications militantes ou de l’esprit du temps, on remarquera qu’en France elles échappent au processus de fabrication de la loi et du règlement. En même temps, elles viennent en appui à une stratégie de changement interne aux institutions culturelles présentées comme sclérosées, prisonnières de leur « cage de fer » en raison de la bureaucratie installée, des corporatismes auto-institués et auto-protecteurs. Cela déplace le foyer de conflit entre les installés (nantis) et les innovateurs (les intermittents, les contrats sur projet, les organisations flexibles, etc.).

Ainsi, ce serait les politiques culturelles qui seraient reléguées à la marge tandis que les droits culturels gagneraient de plus en plus de place dans l’espace public et l’édifice des politiques publiques. On peut imaginer la cascade des conséquences qui s’ensuivraient : redéfinition des rapports entre art et État, déliquescence de l’armature administrative et financière des politiques culturelles, introduction des droits culturels dans toutes les politiques publiques… Cette question n’est donc plus impensable et l’ouverture du débat n’a que trop tardé.

 

Elena Belfiore (2009), “On Bullshit in Cultural Policy Practice and Research. Notes from the British Case”, International Journal of Cultural Policy, n° 15, p. 343-359.

Steven Hadley, Clive Gray (2017), “Hyperinstrumentalism and Cultural Policy: Means to an End or an End to Meaning?”, Cultural Trends, n° 26-2, p. 95-106.

Guy Saez (2021), La Gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, Paris, La Documentation française.

Guy Saez (2022), “Une gouvernance par les conditionnalités. Un virage des politiques culturelles ?”, L’Observatoire, n° 59, 2022, p. 10-13.

Céline Romainville (2020), “L’articulation entre droits culturels et politiques culturelles”, in Du partage des chefs d’œuvre à la garantie des droits culturels (colloque Ruptures et continuités dans la politique culturelle française, Paris 19-20 décembre 2019), Genouilleux, La passe du vent.