L’Espagne et l’amnistie edit

30 janvier 2024

Suite aux législatives du 23 juillet 2023, le socialiste Pedro Sanchez a été investi Premier ministre le 16 novembre, par 179 voix contre 171. Préalablement Alberto Nuñez Feijóo, leader du PP (Partido popular), avait fait une tentative qui avait échoué (172 voix à 178). La coalition réunie par Sanchez se compose du PSOE et de Sumar, un parti à sa gauche, successeur de Podemos. Pour atteindre la majorité, ils ont besoin du soutien d'autres partis, notamment les nationalistes basques (PNV, libéral, EH Bildu, successeurs légaux du courant pro-ETA) et catalans : ERC, gauche républicaine, et Junts, le parti (libéral) de Carles Puigdemont. Une coalition aussi large est compliquée par nature, mais aussi par son hétérogénéité politique. Le label de « progressiste » revendiqué par Sanchez est la note dominante, mais pas exclusive, comme en témoigne la présence du PNV, de Junts, ou de la coalition canarienne (CC). Son principal facteur de cohésion est alors le rejet de l'alternative : la coalition du PP avec le parti d'extrême droite Vox, notamment parce ce que ce dernier est un farouche partisan d'une recentralisation inacceptable pour des partis à fort ancrage régional. 

Une coalition soutenue par quasiment les mêmes partis avait déjà existé lors de la précédente législature (2019-2023). Elle avait plutôt bien fonctionné en dépit du contexte (pandémie, guerre en Ukraine, crise énergétique, inflation). Mais avait néanmoins subi une usure qui empêcha sa reconduction telle quelle. La principale nouveauté fut dès lors l'intégration de Junts. Indispensable avec ses sept sièges, parfois qualifié de « faiseur de roi » et soumis à sa logique politique propre, ce parti est en outre poussé à la surenchère par sa rivalité avec ERC, importante pour la prééminence en Catalogne. L'incorporer ne s'annonçait pas une tâche facile. Les partis indépendantistes avaient toujours eu deux revendications principales : un référendum d'autodétermination et le vote d'une amnistie en relation avec les délits commis lors des dérives indépendantistes. Jusqu'au 23 juillet, la réponse des socialistes était toujours « non » aux deux, en raison de leur inconstitutionnalité présumée, et ils ont fait campagne sur cette base. Au vu du résultat électoral, trois constats se sont imposés à Sanchez : (1) bien qu'arrivé en tête, Feijóo avait peu de chances d'être investi à cause de son alliance avec Vox, rejetée par les autres partis et insuffisante pour atteindre la majorité, (2) une répétition des élections heurtait une majorité de votants, et aurait probablement abouti à un résultat similaire ; elle était donc inutile (3) il était le seul à avoir une possibilité d'investiture, mais pour cela il fallait rallier Junts, qui ne manquerait pas de poser ses conditions. L'idée d'une abstention de quelques socialistes suggérée par Feijóo pour permettre au PP de gouverner ne fut jamais prise en considération.

Faisant de nécessité vertu, Sanchez a offert à Junts et à ERC l'amnistie comme prix de leur ralliement, en refusant le référendum. Les autres partis de la coalition soutenaient l'amnistie, ainsi devenue la condition sine qua non de l'investiture. De la part de Sanchez, c'était un virage surprenant, attribué par ses détracteurs à un désir immodéré de pouvoir. Cette perspective a suscité un tollé dans la classe politique, et aussi dans de larges parties de la population, y compris l'électorat socialiste. Elle a accru la crispation d'une vie politique déjà très polarisée. L'amnistie pourrait concerner quelque 1400 personnes mises en cause suite au référendum illégal de 2017 : en majorité des organisateurs mais aussi des policiers ayant commis des violences.  Le bénéficiaire potentiel le plus célèbre est Puigdemont, qui avait fui en Belgique pour échapper aux imputations de sédition, malversation et complicité de terrorisme qui le visent. Feijóo, désireux de contester la validité de la future loi, déclara que c'était « une indécence morale, une illégalité qui menaçait la réputation du pays et une humiliation pour les électeurs socialistes ». L'opposition a accusé Sanchez de complaisance envers ceux qui avaient essayé de rompre le pays, et de le faire en négociant avec les partisans de la rupture, à commencer par Puigdemont, qui essayait de dicter la loi qui le blanchirait : ce blanchiment revenait à renier l'ordre juridique qui protège les institutions – rien de moins qu'abolir l'État de droit. Pour leur part, les socialistes parlaient de « retrouvailles », de « générosité » et de « courage politique », en insistant sur la pacification de la Catalogne que le PP n'a jamais pu ou voulu réaliser. Il s'agissait selon eux de tourner la page, de restaurer le dialogue (pour commencer, au sein de la société catalane), et de dédier l'énergie politique à des tâches plus nécessaires.  Enfin, ils invoquaient comme précédent l'amnistie de 1977, qui avait permis la transition vers la démocratie. Cette dernière affirmation a été vigoureusement rejetée par l'opposition, qui considérait que les deux situations n'avaient rien de comparable.

La loi d'amnistie est-elle constitutionnelle ? Question essentielle, puisqu'il s'agit de vérifier l'inscription du texte dans le cadre de l'État de droit. Cette exigence s'impose en tous temps, mais plus encore quand dictatures et régimes illibéraux sont nombreux à le bafouer. Avant le 23 juillet, et sans que la question n'ait été véritablement étudiée, l'opinion dominante était « probablement inconstitutionnelle », mais c'était un avis sans doute plus politique que technique. Depuis lors, nombre de juristes se sont exprimés, et non des moindres, sans qu'un consensus ne se dégage. C'est regrettable, mais pas conclusif dans la mesure où beaucoup de ces avis tiennent aux préférences de ceux qui les ont émis (mais pas tous : il s'agit d'une question complexe, il ne faudrait pas occulter le sérieux des arguments, il y a débat). L'un des points-clés porte sur la caractérisation ou non de terroriste de certaines actions violentes, par exemple celles des CDR en 2019, qui avaient abouti à des blessures graves de policiers. En tant qu'organisateur, Puigdemont se trouverait alors exclu du bénéfice de l'amnistie, d'où l'enjeu. En définitive, c'est ès qualités à la Cour Constitutionnelle de trancher, et il est déjà clair qu'elle sera saisie. Par l'opposition en toute hypothèse, dans le but de lui couper l'herbe sous le pied, mais aussi, plus tôt encore, par le gouvernement. Celui-ci ne peut risquer un échec, aux conséquences politiques ravageuses. C'est pourquoi, en soignant la rédaction du projet de loi, il cherche à s'entourer du maximum de précautions pour réussir ce passage. Cela n'aura pas lieu tout de suite, car le texte doit d'abord être voté au Parlement – l’examen du texte commence aujourd’hui – et l'opposition, majoritaire au Sénat, ne va pas se presser. L'adoption pourrait avoir lieu en avril, et le verdict de la Cour par la suite. Au vu de sa composition (sept juges progressistes, quatre conservateurs), certains considèrent que c'est joué d'avance en faveur du gouvernement. C'est une accusation grave, de nature à saper la confiance dans la Cour. Ses décisions s'imposent à tous, ce qui suppose justement que la confiance lui soit préservée. La sentence devra être fondée sur des considérants circonstanciés et convaincants. Indépendamment de leurs orientations, les membres de la Cour sont des juristes reconnus, et ils jouent leur réputation. C'est pourquoi ladite suspicion paraît plus polémique que vraiment fondée.

La dimension politique est plus importante encore que l'aspect juridique, et fait de cette loi d'amnistie un cas d'école. Dans la perspective de Sanchez et de ses soutiens, on est loin de cette accusation absurde sur son goût du pouvoir. Celui-ci n'est-il pas le moteur de tout leader ? La seule vraie question est donc ce qu'il fait de son pouvoir. On peut distinguer trois objectifs à son action.

(1) Tourner la page de la crise en Catalogne. Elle perdure depuis 2010 et porte préjudice non seulement à cette région, l'un des moteurs de l'Espagne, mais au pays tout entier, que tant d'autres défis attendent. Mettre fin au scandale de la non-pertinence du politique, qui indispose une majorité de citoyens, sans qu'ils ne sachent toujours à quoi l'attribuer. On doit déplorer que les indépendantistes, en instrumentalisant le malaise en Catalogne, ne l'aient fourvoyé vers une impasse au coût élevé. En ramenant le débat sur la voie du dialogue politique, Sanchez veut dégonfler une fois pour toutes cette baudruche. Loin d'affaiblir l'Espagne, ceci la fortifie. 

(2) Réconcilier le pays avec lui-même en lui faisant voir sa diversité comme une richesse, non comme une source de frictions. Le symbole a été donné par l'autorisation au Parlement des langues co-officielles dans leur région (catalan, basque, galicien). Ainsi, elles acquièrent droit de cité dans tout le pays et soulignent que venir de ces régions est une des modalités de l'espagnolité, au même titre que celle de langue castillane. Ces modalités peuvent être complémentaires, elles ne doivent pas être antagoniques. Là où jadis la dictature imposait une unité qui niait les particularismes, notamment linguistiques, il s'agit à présent de les reconnaître comme condition d'une unité libre et consentie, inscrite dans le cadre européen plus vaste. Cette approche aussi renforce le pays. 

(3) Pour atteindre ces deux objectifs, l'outil indispensable est donc le gouvernement de coalition qu'il a forgé, et le moyen, la loi d'amnistie, tout aussi indispensable. Les détracteurs de Sanchez ont voulu insister sur son revirement, en omettant que celui-ci procède d'une réelle cohérence, celle de l'apaisement en Catalogne. Certes, l'électorat a été pris de court. Mais ce sont les circonstances qui l'ont imposé, et il est possible d'en expliquer les raisons. Contrairement à tant de politiciens qui orientent leurs actions selon les sondages ou les réseaux sociaux, Sanchez a assumé le risque de l'impopularité. D'une part en étant persuadé du bien-fondé de son action, et d'autre part en étant convaincu qu'il pourrait, avec le temps et au vu des résultats, en convaincre une majorité d'Espagnols.

La récente élection en Espagne est donc bien plus qu'un simple passage de témoin entre deux législatures. C'est un intranquille changement d'époque qui, en voulant enfin refermer des plaies douloureuses, vise à parachever la réconciliation entamée par la transition de 1978. Nécessitant courage et clairvoyance, elle aide l'Espagne à entrer de plain pied dans le XXIe siècle et à mieux s'amarrer au reste de l'Europe. C'est aussi la façon de mieux aborder de difficiles questions pendantes telles que le financement des régions, la transformation (éventuelle) de l'Espagne en véritable Etat fédéral, ou encore les défis climatique et énergétique.