La deuxième mort de Ronald Dworkin edit

28 septembre 2020

Avec la disparition de Ruth Bader Ginsburg et la perspective d’une Cour suprême dominée pendant plusieurs décennies par les conservateurs, toute une vision du progressisme, qui avait beaucoup misé sur cette institution,  achève de s’effondrer. Cette vision née dans les États-Unis des années 1950 a trouvé son apogée dans les combats pour les droits civiques, avant de connaître un destin contrasté. Le philosophe et juriste Ronald Dworkin (1931-2013) en fut l’un des principaux théoriciens.

Le progrès par le droit

Si l’on ne croit pas au caractère spontané du progrès social – et cette position peut définir la gauche au sens large – le droit est un point d’appui qui permet d’avancer.

En Europe, on associe le plus souvent cette avancée à la promulgation de nouvelles lois, à partir desquelles surgira parfois tout un domaine juridique. Les juristes français reconnaissent ainsi le caractère séminal de la loi de 1898 sur les accidents du travail dans l’émergence puis la consolidation du droit du travail.

Aux États-Unis, la dynamique du droit se joue notablement dans les arrêts des tribunaux[1], et plus généralement dans l’interprétation de la jurisprudence et de la loi. Dans la logique de la common law, le poids des décisions passées n’exclut pas une soudaine avancée, quand une nouvelle lecture de textes anciens surgit à la faveur d’une décision novatrice, sur la base de laquelle pourra se bâtir une jurisprudence acquérant au fil du temps le poids de la tradition.

C’est ce qui s’est passé dans l’Amérique de l’après-guerre, quand le mouvement des droits civiques a permis une série d’avancées décisives procédant à la fois d’une mobilisation militante sur le terrain pour faire respecter ou obtenir des droits, d’un relais politique au niveau fédéral notamment sous la houlette du président Lyndon B. Johnson, et d’une série de décisions de la Cour suprême.

Certaines de ces décisions, comme Heart of Atlanta Motel, Inc. v. United States (1964), venaient confirmer et « activer » des lois fédérales ; dans ce cas le Civil Rights Act voté la même année, qui mettait fin à la discrimination dans les lieux publics tels que les hôtels et restaurants.

Mais sur ce chapitre l’action des juges avait précédé celle des politiques. On cite ainsi souvent les deux arrêts Brown v. Board of Education, en 1954 et 1955. Dans le premier, la Cour suprême décida à l'unanimité que la doctrine « séparé mais égal » pratiquée dans le Sud était contraire à la Constitution. Dans le second, la Cour décida que les systèmes scolaires devaient abolir leur système de ségrégation raciale, ou système dual, « avec toute la rapidité voulue ».

Un an plus tard, en 1956, la Cour confirmait la décision d'un tribunal qui avait jugé illégale la ségrégation du système de bus de Montgomery (Alabama), offrant ainsi une victoire majeure au jeune mouvement des droits civiques.

Toutes ces décisions furent le fait d’une Cour dont la composition varia peu, et dont la figure majeure fut Earl Warren, «chief justice» (président) entre 1953 et 1969. Outre son action décisive contre la ségrégation, la « Cour Warren » réaffirma que la Constitution protégeait la confidentialité et déclara que les accusés qui n’avaient pas les moyens de se payer un avocat avaient un droit constitutionnel à s’en faire fournir un par le tribunal devant lequel ils comparaissaient.

Incarnation du progressisme des années 1960, la Cour Warren joue en quelque sorte le rôle d’une avant-garde éclairée, en avance de phase sur une opinion qui est elle aussi en train d’évoluer en profondeur. Le célèbre arrêt Roe vs. Wade, qui légalise l’avortement en 1973, s’inscrit dans la même logique.

Le juge selon Dworkin

C’est ici qu’intervient la formalisation théorique de cette dynamique historique, formalisation dont le meilleur représentant est sans doute le philosophe et juriste Ronald Dworkin. Son œuvre foisonnante a été largement traduite en français et on peut en lire une excellente introduction par Julie Allard sur le site de La Vie des idées.

L’essentiel de l’œuvre de Dworkin tourne autour de la figure du juge, et plus précisément du juge constitutionnel. Il rehausse cette figure à un niveau qui ne lui avait pas été reconnu jusqu’alors.

En mettant l’accent sur son rôle de gardien et d’interprète des principes moraux qui sous-tendent l’édifice juridique, Dworkin récuse une vision « positiviste » du juge comme un simple technicien du droit.

Il s’oppose aussi au courant « réaliste » incarné par Oliver Wendell Holmes, figure majeure de la Cour suprême entre 1902 et 1932, qui défendait une vision minimaliste du rôle des juges, ceux-ci devant céder le pas aux politiques. Holmes soutenait notamment que lorsqu’une loi est susceptible de deux interprétations dont l’une est constitutionnelle et l’autre non, le juge doit adopter l’interprétation qui sauve la loi.

Chez Dworkin, même aux « hard cases » il n’existe fondamentalement qu’une seule solution correcte et le juge, qui en est l’interprète, est indiscutablement appelé à jouer un rôle politique éminent. L’avis éclairé de la Cour suprême en particulier, nourri aux principes de la communauté politique (dont la Constitution est l’expression), vaut implicitement davantage que la volonté des représentants du peuple.

On saisit bien aujourd’hui ce qu’une telle vision doit au contexte dans lequel elle a été formulée, quand la Cour suprême « tirait en avant » les États les moins avancés et qu’entre les deux grands partis un consensus avait fini par s’établir sur un certain nombre de questions. On voit aussi comment elle perd de sa pertinence, voire devient hasardeuse quand le contexte change. Car la Cour suprême reste l’émanation de ce contexte. Cette instance à laquelle Dworkin confiait naïvement la mission d’entraîner la nation vers sa vérité morale la plus profonde, ce sont neuf personnes nommées à vie par des présidents et des majorités emportées depuis trente ans par un profond mouvement de polarisation politique (voir sur ce point Les Ombres de l’Amérique, de Dick Howard, chroniqué l’an dernier sur Telos).

L’érection du juge constitutionnel en figure oraculaire de la politique américaine a pu sembler pertinente il y a cinquante ans. Au fil du temps les défauts d’une telle construction sont apparus avec de plus en plus de netteté.

L’ironie de l’histoire

Tout d’abord, si la Cour suprême était sans conteste l’instance la plus indiquée pour faire respecter enfin les principes de la Constitution que bafouaient les États du sud, le combat pour l’égalité des droits s’est mué depuis plus de quarante ans en combat pour la reconnaissance ou l’activation de droits spécifiques. Après avoir été un promoteur de la discrimination positive dans les années 1970 (lui-même emploie alors l’expression « reverse discrimination »), Dworkin est revenu tardivement sur cette question[2], dans un article de 2000 où il affirme à la fois la pertinence de cette approche… et la nécessité d’un traitement au cas par cas dans les tribunaux. Sa pensée, ici, devenait tout simplement inopérante, exactement  de la même façon que le droit, comme discipline, est dépassé par les multiples dimensions des politiques sociales appelées à traiter ces questions, qui ne sauraient être appréciées par un juge mais demandent à être scrutées par des instances plus variées et disposant d’autres compétences ; instances mieux à même de donner un contenu à ces politiques et d’en apprécier la portée, dès lors que la question n’est plus seulement de reconnaître une entorse aux droits fondamentaux mais d’infléchir une dynamique sociale, économique, culturelle.

Ensuite, à la confiance excessive dans la compétence du juge pour régler des questions sociales, s’ajoute une confiance excessive dans sa capacité à remonter aux principes et à tisser sans incohérence le « roman du droit ». Cette vision idéalisée de la justice, exaltant la responsabilité morale du juge, traduit une forme d’idéalisme qu’on peut trouver hasardeux, notamment dans une Amérique où les sensibilités religieuses ont encore une forte emprise. En appeler à la morale, n’est-ce pas faire entrer le loup des principes religieux dans la bergerie des discussions juridiques, et par extension des choix politiques qu’on les laisse informer ? Dans l’Amérique des années 2020, partagée entre une lente déchristianisation et la vigueur du conservatisme religieux, c’est un problème criant.

On arguera que Dworkin est fils de son époque, et que dans ses aspects les plus fragiles son humanisme confiant reflète simplement une situation historique qui s’est révélée exceptionnelle. Sans doute, mais c’est précisément ce progressisme des bonnes volontés qui est en train de sombrer aujourd’hui. Et comme l’enfer est pavé de bonnes intentions il laisse un héritage ambigu. Tout d’abord ce n’est rien de moins que l’équilibre des pouvoirs qui a été subtilement déplacé dans l’œuvre de Dworkin et dans l’imaginaire politique dont elle participait et auquel elle offrait une légitimation théorique.

Sur le fond, c’est éminemment discutable : politiquement parlant, l'importance conférée à la Cour évoque davantage une forme collégiale de despotisme éclairé qu’une vision républicaine des institutions. On notera d’ailleurs que si le dissensus a trouvé sa voie à la Cour, avec la rédaction et la publication de l’avis de la minorité, il n’a guère de place dans la philosophie du droit de Dworkin.

Mais surtout il était pour le moins périlleux de conférer un tel surcroît de légitimité à une institution qui n’échappe pas aux aléas de la vie politique. La nomination des juges dépend largement des hasards du calendrier (décès ou bien plus rarement démission de l’un d’entre eux), et elle est largement laissée à la discrétion du président – un caractère autrefois tempéré par la procédure de confirmation au Sénat à la majorité qualifiée des 3/5e, qui a été remplacée en 2017 par la majorité simple.

Le trumpisme, et la nomination qui s’annonce pour remplacer Ruth Bader Ginsburg, apparaissent ici comme une de ces ironies dont l’histoire a le secret : une réaction violente contre les élites éclairées et leur prétention à faire le bien, et une belle opportunité de prendre leur place, en profitant de la légitimité que leur ont conférée des progressistes de bonne volonté. On en sourirait si les conséquences n’étaient pas aussi graves – l’arrêt Roe vs. Wade, notamment, est clairement menacé.

Seconde ironie, si en 2012 l’Obamacare a pu passer l’épreuve d’une Cour suprême déjà dominée par les conservateurs, c’est grâce à son président John Roberts, un conservateur nommé par Bush qui s’est réclamé des principes réalistes d’Oliver Wendell Holmes en refusant de casser une loi qui avait été votée par la chambre des représentants. Il n’est pas certain qu’Amy Coney Barrett, dont Trump espère faire approuver la nomination avant le 3 novembre, ait la même conception de sa mission. L’heure est plutôt – on souhaite bonne chance aux Américains – aux dworkiniens de droite.

[1]. Une telle logique n’est pas absente en France, où dans le domaine du droit du travail elle s’est manifestée dans les années 1990 avec une série de décisions controversées de la chambre sociale de la cour de Cassation sous la présidence du doyen Waquet. Mais la jurisprudence issue de ces coups d’éclat reste fragile.

[2]. « Affirmative Action: Is It Fair? », The Journal of Blacks in Higher Education, 28, été 2000 ; repris la même année dans Sovereign Virtue (Harvard University Press).