Sommet Biden-Poutine: une rencontre inutile? edit

19 juin 2021

À l’issue de leur rencontre au sommet à Genève, le 16 juin dernier, les présidents russe et américain ont chacun donné deux conférences de presse distinctes pour se féliciter de ce sommet : « constructif », « positif » et « franc », le dialogue russo-américain semble relancé par cet entretien « au plus haut niveau ». Ce somment change-t-il la donne géopolitique dans le sens d’une plus grande coopération bilatérale ou multilatérale ? Ou bien est-il exagéré de parler d’une « nouvelle donne » entre Etats-Unis et Russie ? En réalité, les attentes des protagonistes étaient si peu élevées à l’égard du sommet que le succès était presque assuré à l’avance. L’utilité de ce sommet n’est pas celle que l’on croit : elle porte surtout sur les scènes politiques intérieures russe et américaine.

Chronique convenue d’un succès annoncé

Le bilan officiel de cette rencontre était connu bien à l’avance. Ressassé à l’envi par les deux chefs d’État, les autorités helvétiques et les observateurs internationaux, il est tout aussi célébré médiatiquement qu’il est maigre stratégiquement.

Après des mois de tensions, d’invectives, de sanctions et de mesures de rétorsions, les deux pays viennent de rétablir les conditions élémentaires d’un dialogue diplomatique ordinaire. Au lieu de qualifier son homologue de « tueur », le président américain a engagé avec lui une discussion « de haut niveau » ; plutôt que de renouveler et durcir des séries de sanctions et de contre-sanctions, les deux leaders ont annoncé le retour de leurs ambassadeurs respectifs dans la capitale de l’autre Etat ; au lieu d’alimenter la course aux armements, ils ont manifesté leur décision de renouveler le traité de réduction des armements nucléaires New Start pour une durée de 5 ans ; plutôt que de constater indigné les cyberattaques de l’adversaires, les deux chefs d’Etat ont inscrit la cybersécurité à l’agenda de leurs rencontres futures.

La légère mais certaine euphorie qui régnait à la Villa La Grange sur les rives du Lac Léman ne doit pas masquer la réalité : les résultats de cette rencontre sont circonscrits et convenus. Ils ont dissipé le chaos de la politique russe menée par l’administration Trump où les trains de sanctions coexistaient avec des panégyriques de Vladimir Poutine. L’incohérence de la politique russe menée par les Etats-Unis était telle que la rencontre de Genève apparaît comme un triomphe des traditions diplomatiques héritées de la Seconde Guerre mondiale. Car le seul objectif des équipes des deux hommes était d’éviter tout risque : la conférence de presse conjointe a été évitée ; les promenades et les repas communs aussi.

Si les résultats internationaux sont réduits, les bénéfices substantiels sont à chercher sur le plan de la politique intérieure tant à Moscou qu’à Washington. Et là, le storytelling est moins banal.

Des bénéfices pour le «vieux routier» russe des relations internationales

Pour le leader russe, la rencontre de Genève marque assurément un succès personnel. Ses déclarations et la couverture de l’événement par la presse russe soulignent plusieurs éléments qui ne doivent pas rester dans l’ombre pour les Européens.

D’une part, les autorités russes ont à juste titre souligné que l’initiative du sommet était américaine. Vladimir Poutine a abondamment rappelé qu’il avait été sollicité par son homologue pour cette rencontre. Le voici presque présenté comme le « vieux routier » des relations internationales auquel le « jeune » président américain nouvellement élu demande un rendez-vous. Le président russe a joué à merveille de son statut d’aîné en présidence.

D’autre part, les médias russes ont abondamment mis en évidence la « parité » entre les deux anciens rivaux de la Guerre Froide. Alors même que la Fédération de Russie est en décrochage sur presque tous les plans par rapport aux Etats-Unis, le président américain a offert à Vladimir Poutine ce qu’il revendique depuis longtemps : le statut de partenaire stratégique garant de l’équilibre du monde. La Russie n’est plus traitée par les Etats-Unis comme une « puissance régionale » et cela garantit au président russe une popularité supplémentaire dans la population russe. Dans la perspective des élections législatives de septembre prochain, cela sera porté à son crédit par une opinion publique russe sourcilleuse sur la place de la Russie dans le monde.

Enfin, cette rencontre a nourri une nostalgie pour la Guerre froide. Les affaires de ce monde ont été traitées successivement au G7 et au sommet de l’OTAN pour le camp occidental. Puis elles ont été abordées avec l’autre camp, la Russie. Comme si les Européens étaient de simples spectateurs de leur propre sécurité. Comme l’émergence géopolitique de la République Populaire de Chine ne changeait pas complètement les rapports de force dans le monde. Pour Vladimir Poutine, être traité comme pilier des relations internationales est non seulement flatteur mais extrêmement utile dans son alliance déséquilibrée avec la République Populaire de Chine. Cela lui permettra de peser davantage en Eurasie.

La marque «Joe Biden» en diplomatie

Pour Joe Biden aussi, les succès internes sont bien plus substantiels que les avancées internationales. Le nouveau président a pu aisément se démarquer de l’incohérence et de la complaisance de l’administration Trump, mais aussi de l’optimisme de la politique du reset (redémarrage) qui avait marqué le début de la présidence Obama. En se montrant ferme face au président russe, il a pu éclipser la faiblesse de Donald Trump face au même président russe lors de leur sommet à Helsinki en juillet 2018. Il a gagné ainsi du statesmanship. Il s’est à peu de frais gagné le soutient bipartisan d’une classe politique américaine hostile à la Russie : les Républicains car ils sont nourris à la rhétorique de la Guerre Froide, en partie renouvelée par feu le sénateur McCain ; et les Démocrates car ils considèrent la Russie comme une puissance rétrograde.

Le sommet a donné également au président américain l’occasion d’insister sur les questions de cybersécurité. Celles-ci font partie intégrante de la vie politique nationale depuis les ingérences russes dans la campagne électorale de Hillary Clinton en 2016 jusqu’au cyberattaques récentes sur l’oléoduc Colonial aux Etats-Unis. En portant les questions de cyberdéfense à l’agenda officiel de la relation russo-américaine, Joe Biden a envoyé un signal moins à son partenaire qu’à sa propre population en se conférant d’homme fort capable de résister aux ingérences russes. Les résultats seront assurément maigres dans un domaine où la clandestinité est tout : les attaques sont très difficilement attribuables et les représailles difficilement communicables aux opinions publiques.

Joe Biden a aussi pu prendre date sur les droits fondamentaux, négligés par son prédécesseur. Depuis sa campagne électorale, il avait fait de la promotion de la démocratie son marqueur diplomatique. En assurant avoir évoqué le sort d’Alexey Navalny avec son homologue, il a pu, sans grand risques et à peu de frais, renouveler ce marqueur. L’administration Biden ne se fait pas d’illusions sur l’inflexion de la politique extérieure russe. Formés il y a dix ans à l’amère désillusion du reset entrepris par Barack Obama, Joe Biden et son Secrétaire d’Etat, Anthony Blinken, ne pensent pas changer le cours de la diplomatie poutinienne. Mais ils laissent leur empreinte propre sur le début de l’action diplomatique de la nouvelle administration.

Le sommet, inutile sur le plan géopolitique, est fort utile à Joe Biden pour développer sa propre marque diplomatique par différence avec Barak Obama.

L’Europe dans l’angle mort de ce duopole zombie

Les deux protagonistes se sont donc livrés à des figures imposées de patinage stratégique. Ils ont ravivé une impression de Guerre Froide qui les flatte et les renforcent mutuellement. Mais cette rencontre a laissé dans l’ombre les véritables enjeux de la sécurité collective en Europe. Ce sont les Européens qui ont à traiter la « question russe » au regard des relations transatlantiques.

La visite de Joe Biden avait pour objectif de resserrer les liens transatlantiques, considérés comme des poids morts par son prédécesseur Trump : la visite auprès des homologues européens est de ce point de vue une réussite sur le plan symbolique. Toutefois, ces liens n’ont pas les mêmes conséquences pour les relations euro-russes que par le passé. En effet, des tensions russo-américaines conduisaient à rassurer certains Etats-membres (Pologne, Etats-Unis) sur leur propre importance stratégique, et leur rôle de « meilleur porte-parole » de la position américaine en Europe. Or, les tensions russo-américaines subissent aujourd’hui une forme de décentrement en matière de politique internationale, tant cette relation est aujourd’hui secondaire par rapport au théâtre asiatique et à la relation sino-américaine. La tentation sera donc forte pour les Etats-Unis, dans les années à venir, de contenir la Russie mais aussi de lui offrir la possibilité d’être plus autonome par rapport à la Chine. En clair, Washington souhaiterait une Russie ni trop forte au risque de menacer ses alliés, ni trop faible pour tomber dans l’orbite de la Chine.

Ce décentrement peut expliquer pourquoi, après avoir été extrêmement critique sur Nord Stream 2, les Etats-Unis ont finalement décidé de laisser tomber les sanctions contre certaines sociétés en mai. En clair, les Etats-Unis ont fait le choix de Berlin contre Varsovie et Kiev, tant l’Allemagne a exprimé clairement son attachement au projet, qui est aujourd’hui prêt à 95%. Allemands et Russes espèrent donc le conclure cet été, avant une arrivée possible des Verts allemands dans une coalition, ces derniers étant hostiles au projet. Dans le même temps, l’absence de résultats probants de l’initiative de Macron en 2019 ou les récentes affaires impliquant les services de sécurité en Italie ou en République tchèque réduisent les appétits européens pour une normalisation des relations avec la Russie.

Dans ce sommet, l’Europe se trouve donc dans une position relativement secondaire, ce qui ne devrait que l’encourager à rechercher davantage son autonomie stratégique.