Lénine, un homme exceptionnel dans une conjoncture exceptionnelle edit

31 octobre 2017

Les hommes, peu nombreux, qui ont fait l’histoire présentent deux caractéristiques communes : ils ont conçu très tôt le projet de marquer leur époque de leur empreinte, lui consacrant tous leurs efforts et faisant montre d’une constante et absolue détermination dans sa poursuite. Ils ont su ensuite profiter de circonstances exceptionnelles pour mettre ce projet à exécution, sachant choisir le moment favorable pour se lancer avec succès à l’assaut du pouvoir politique dont la conquête était leur objectif final. Dans tous les cas s’est ainsi produite la rencontre d’un homme exceptionnel et d’une conjoncture exceptionnelle. Si l’on s’accorde avec cette définition, Lénine appartient à l’évidence à cette catégorie des hommes qui ont fait l’histoire. Le grand mérite de l’ouvrage que Stéphane Courtois vient de lui consacrer (Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, 2017) est de nous fournir tous les éléments nécessaires pour analyser et comprendre comment et pourquoi s’est opérée cette rencontre. A la fois comment le personnage de Lénine s’est construit et comment se sont offertes à lui ensuite les circonstances exceptionnelles qui lui ont permis d’écrire cette histoire. Une histoire dramatique qui a vu se propager sur une grande partie de la planète un incendie dont les braises ne sont pas encore éteintes aujourd’hui.

Trois éléments ont conjugué leurs effets pour opérer la genèse du personnage Lénine : la période de l’histoire russe dans laquelle il a grandi, les traits de son caractère et son histoire familiale.

Lénine grandit dans une période de l’histoire de la Russie marquée par le développement du mouvement anarchiste dont le but est de détruire un régime tsariste profondément déstabilisé par les courants de démocratisation et de modernisation venus de l’Occident et l’impact sur les élites russes des révolutions françaises dont l’influence s’est répandue par cercles concentriques vers l’est de l’Europe. Lénine a sept ans lorsque, en 1878, a lieu le premier grand procès des anarchistes après que le chef de la gendarmerie chargée de la protection du tsar a été poignardé sur la voie publique. Il a onze ans lorsque l’Empereur Alexandre II est assassiné par un terroriste et que cinq anarchistes sont pendus en public. Jusqu’à la Révolution de 1917, plusieurs milliers de personnes appartenant au régime seront ainsi assassinées. La figure emblématique du mouvement anarchiste sera Netchaïev, qui, parmi les premiers, théorisera et mettra en pratique le terrorisme, déclarant ainsi sa haine de la société : « notre mission est la destruction terrible, totale générale et impitoyable ». Cet épisode sera romancé par Dostoïevski dans son ouvrage les Démons. L’ensemble de la période sera ainsi marqué par l’alternance attentats/répression qui empêchera le régime de se stabiliser. Ce mouvement anarchiste se développera surtout au sein d’une population étudiante en pleine croissance qui se radicalise progressivement. L’histoire du mouvement révolutionnaire russe est d’abord, nous rappelle Stéphane Courtois, l’histoire de l’intelligentsia révolutionnaire. Selon lui, la constitution d’un terreau anarchiste dans cette population a été due à son double isolement dans la société russe et dans le monde culturel européen. 

Rien, au départ, ne prédispose Lénine à suivre ce chemin. Il appartient à une famille aisée et se présentera lui-même dans sa jeunesse comme un « hobereau aristocrate » d’une petite ville de province. Il est un excellent élève destiné à faire des études supérieures et son père, conservateur de tendance libérale, veille sur la famille et respecte le Tsar. Lisons cependant les notations faites dès cette époque sur certains traits de son caractère par ses professeurs mais aussi par sa famille : destructeur, méchant, autoritaire, ayant un fort sentiment de supériorité, prétentieux, arrogant et ayant une grande confiance en lui. Lénine n’a pas d’amis et passe beaucoup de temps, seul, à lire.

Deux événements vont changer le cours de son existence. La mort brutale de son père, d’abord, quand il a quinze ans, qui produit un premier déclassement de la famille, puis, lorsqu’il a 17 ans, en 1887, le procès et la pendaison de son frère Alexandre, étudiant, condamné à mort pour avoir tenté d’assassiner le Tsar Alexandre III. Ses derniers mots seront : « je crois dans le terrorisme systématique ». Lénine est renvoyé de l’Université. Il va alors hériter de la haine de son frère pour le régime, haine qui l’habitera toute sa vie. Voulant s’identifier à ce frère disparu, il va devenir à son tour un révolutionnaire. Mais d’abord un révolutionnaire intellectuel. Après avoir lu et relu avec passion le roman de Tchernychevski, Que faire ? (déjà !) qui trace le parcours d’une révolutionnaire idéaliste, prêche la régénération de l’homme et de la société par l’idéologie et fut le livre de chevet de trois générations de révolutionnaires russes, il fait la rencontre, essentielle, du marxisme, et en particulier de Plekhanov, qui va constituer le second tournant capital. Cet intellectuel qu’est Lénine va trouver dans la théorie marxiste sa vérité, sa foi si l’on peut dire ! Il se revendiquera toujours comme le marxiste orthodoxe par excellence. Se voulant d’abord un scientifique et ayant une culture purement livresque, il pourra théoriser sa haine de la société et sa justification de l’action violente par l’existence d’une théorie qu’il considère comme scientifique. Il se construit alors un ennemi « absolu » : non seulement le régime tsariste mais aussi la bourgeoisie et le capitalisme. Désormais il consacrera sa vie à son combat, à sa mission, menant une existence ascétique, spartiate, animé d’une volonté et d’une détermination peu communes pour atteindre son objectif, la Révolution. Engagé dans des groupes révolutionnaires, il est arrêté et condamné en 1895 à trois ans de relégation en Sibérie où il continuera à lire et à écrire. La voie de l’Université et de la profession d’avocat, dans laquelle il s’était engagé, lui étant dorénavant fermée. Comme l’écrit Orlando Figes dans son Histoire de la Révolution russe, « Vladimir transforma un déclassement imposé en un déclassement sublimé, revendiqué, révolutionnaire contre la société et le pouvoir ». Il est définitivement un révolutionnaire professionnel.

1900 est également une année charnière. Il a 30 ans. Deux événements vont le faire entrer de plein pied dans la politique au sein du mouvement socialiste international. D’une part il rompt avec son mentor Plekhanov et décide désormais non seulement d’être son propre maître mais encore d’orienter lui-même le mouvement révolutionnaire. La crise du révisionnisme au sein de l’Internationale socialiste en fait un adversaire acharné et passionné de Bernstein, des réformistes et des libéraux. Pour lui, il s’agit, conformément à sa lecture de Marx, de donner la priorité à la prise violente du pouvoir. Lénine comprend alors que c’est le discours scientifique et doctrinal qui légitime le pouvoir du chef au sein du mouvement international. Il y devient alors un polémiste actif, violent, pratiquant l’injure, la grossièreté et l’humiliation et estimant porter seul la vraie doctrine qu’il entend imposer à l’ensemble du mouvement. Il écrit beaucoup, revendiquant le monopole de la juste interprétation de Marx. Son comportement est celui d’un chef de secte. Il épure et s’isole plutôt que de faire des compromis. Faute d’avoir encore un véritable parti, il s’empare de la direction du journal l’Iskra. Trotski, qui a assisté à la bataille menée par Lénine en 1900 pour conquérir le pouvoir absolu dans ce journal, en fera la description suivante en 1904 : « bientôt, les deux tiers de la rédaction de l’Iskra furent reconnus comme suspects. Dans la Montagne orthodoxe commença un processus d’autophagie et le camarade Lénine transforma le modeste conseil en un Comité de salut public tout puissant afin de prendre sur lui le rôle de l’incorruptible. Tout ce qui se trouvait en travers de son chemin devait être balayé. Il s’agissait simplement par l’intermédiaire du Conseil d’instituer sans résistance une ‘République de la Vertu et de la Terreur’ ». Mais il s’agit du Trotski d’avant 17 qui s’opposait alors à Lénine. En octobre 1917, il sera à ses côtés pour lancer l’attaque sur le Palais d’Hiver.

 

En 1900, tous les éléments de la pensée politique de Lénine sont déjà présents et réunis : primat de la lutte politique, primat du parti centralisé et primat de l’idéologie imposée aux ouvriers par les intellectuels révolutionnaires professionnels. Ce parti est conçu d’abord par s’emparer du pouvoir, par la force si nécessaire, et hors du cadre d’institutions démocratiques. Il doit être discipliné et formé à l’action clandestine, prêt à mener une action insurrectionnelle et à ne pas reculer devant l’usage de la violence. Ce parti est le seul parti révolutionnaire légitime. Hors de l’Église révolutionnaire de Lénine, toute autre organisation est déclarée hérétique et doit être détruite. Dans ce parti hiérarchisé, seul le sommet a son mot à dire et d’abord son chef, Lénine.

Circonstances exceptionnelles

Ce parti, guidé par une théorie d’avant-garde, est lui-même une organisation d’avant-garde. Ce n’est pas d’abord un parti ouvrier mais un parti révolutionnaire. Le vocabulaire de Lénine se fait alors de plus en plus militaire. La révolution est d’abord une action guerrière, l’insurrection armée du peuple, en fait de ses partisans. « Derrière ce parti, écrit Stéphane Courtois, promu démiurge de l’histoire, se profilait la formidable volonté de puissance d’un homme. » À la veille de la première révolution, celle de 1905, au moment où Lénine s’apprête à publier son ouvrage fondamental Que Faire ? son projet est définitivement fixé. Encore faut-il que des circonstances exceptionnelles lui permettent de le mettre en œuvre. Le premier conflit mondial et la Révolution de février 17, la vraie révolution russe, à laquelle Lénine et son parti bolchevik ne joueront qu’un rôle insignifiant, vont ouvrir une période nouvelle et offrir enfin une conjoncture favorable.

Nicolas II abdique le 2 mars. Alexandre Kerenski, proche des socialistes révolutionnaires, dirige à partir de juillet le gouvernement provisoire établi en mars. Lénine qui depuis 1900 n’a pratiquement pas vécu en Russie et qui se trouve alors en Suisse obtient du gouvernement allemand de le faire transporter en train jusqu’à Petrograd. Après la divine surprise de l’éclatement de la Révolution, qu’il espérait toujours mais se désespérait de voir se produire de son vivant, deux autres événements vont survenir qui vont lui redonner sa chance. La grande offensive militaire décidée en juillet par Kerenski tourne au désastre. L’armée commence à se dissoudre. Le 16 juillet, un régiment de mitrailleurs travaillé par les bolcheviks et les anarchistes se mutine à Petrograd. La révolte est écrasée et des dirigeants bolcheviks sont arrêtés. Lénine s’enfuit en Finlande. Mais le putsch militaire du général Kornilov en septembre constitue une seconde bonne nouvelle, tandis que la société se délite et que le chaos s’installe dans les campagnes et dans les villes. Les ouvriers se mettent en grève et les paysans s’emparent des terres. Kerenski, s’appuyant alors sur la gauche, fait libérer les militants bolcheviks emprisonnés (dont Trotski), c’est-à-dire ceux qui en octobre mèneront l’offensive victorieuse contre le gouvernement. La tentative de putsch est brisée mais l’armée abandonne Kerenski. Fin septembre les bolcheviks obtiennent la majorité aux soviets des ouvriers et soldats de Petrograd dont Trotski devient le président, organe dont Lénine va se servir pour empêcher les élections à l’Assemblée constituante. Le 20 octobre, ce dernier, qui est rentré clandestinement de Finlande, arrache de haute lutte à la direction du parti la décision de lancer le putsch. Orlando Figes y voit un coup d’État au sein du parti. « Une fois encore, écrit-il, Lénine impose sa volonté et sans lui on imagine difficilement que les bolcheviks se seraient emparés du pouvoir ». Il décide alors du moment le plus approprié pour lancer, avec détermination, l’opération de prise du pouvoir. Le 6 novembre 6000 gardes rouges occupent les points stratégiques de la capitale sans difficultés. Lénine fait afficher dans la ville la proclamation suivante : « Aux citoyens de Russie ! Le gouvernement provisoire est destitué. Le pouvoir de l’État est passé aux mains de l’organe du soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd. La cause pour laquelle le peuple a lutté : proposition immédiate de paix démocratique, abolition du droit de propriété sur la terre des propriétaires fonciers, contrôle ouvrier de la production, création d’un gouvernement des soviets, cette cause est assurée. Vive la révolution des ouvriers, des soldats et des paysans ». Stéphane Courtois conclut : «  cette affiche inaugurait le premier régime totalitaire de l’histoire ».

Lénine a su attendre le moment exact pour faire lancer, avec autorité et détermination, le coup de main militaire qui va lui permettre de s’emparer du pouvoir. Ensuite, il n’aura plus qu’à dérouler l’application de son projet. Une nouvelle histoire va s’écrire.