Espagne: la chute du funambule? edit

L’illustration de cet article, qui montre Pedro Sánchez en funambule solitaire et contrit, provient d’une tribune publiée mardi 1er juillet par l’écrivain et essayiste espagnol bien connu Javier Cercas dans le quotidien El País. Électeur traditionnel du PSOE, très au fait des arcanes de la vie politique espagnole, et habituellement soutien lucide de Sánchez, Cercas considère pourtant que, dans la situation inextricable où se trouve ce dernier, présenter sa démission serait le meilleur service qu’il pourrait encore rendre à la démocratie espagnole et, accessoirement, à lui-même. Surtout s’il ne tarde pas trop.
La raison de ce jugement en forme de couperet ? Le 12 juin passé, l’unité d’investigation judiciaire (UCO dans son sigle espagnol) de la Guardia Civil (gendarmerie) a publié un rapport basé sur des écoutes, qui met en lumière un important réseau de corruption à la tête du PSOE. Pour le moment, seuls trois noms sont sur la place publique : Santos Cerdan, secrétaire à l’organisation du parti et comme tel son n°3, homme de confiance de Sánchez (c’est par exemple lui qui avait été chargé des délicates négociations d’investiture avec le parti indépendantiste catalan Junts), José Luis Abalos, son prédécesseur dans ce poste et ancien ministre des Transports, et son collaborateur Koldo Garcia. Les deux derniers avaient déjà été écartés en 2024 de toutes leurs fonctions lors de la découverte d’une surfacturation de masques à l’époque de la Covid, dans laquelle ils étaient impliqués, et font l’objet de procédures judiciaires. À présent, Cerdan les rejoint. À l’issue de l'audition à laquelle il l’avait convié ce 30 juin, le juge de la Cour Suprême l’a même placé en détention préventive, fondant cette décision sur la crainte, si Cerdan était laissé en liberté, qu’il ne cherche à détruire des preuves.
Les écoutes se basent sur des enregistrements effectués par Koldo Garcia, qui a cherché à prévenir sa propre chute, sur l’air de : « Si je tombe, d’autres tomberont aussi ». Les conversations enregistrées ont pour sujet la répartition de commissions obtenues lors de l’attribution de marchés publics, justement dans le domaine des transports que chapeautait Abalos. Les chiffres cités concernent un ordre de grandeur de 600.000 euros, ce qui est déjà énorme. Mais, en appliquant un ratio indicatif de 1% au volume des contrats potentiellement concernés, la Guardia Civil indique que la corruption pourrait en réalité être plutôt de l’ordre de grandeur de 5 millions d’euros. Il s'agit donc d’une affaire de grande ampleur, sans que l’on ne sache encore clairement s’il s’agit du financement occulte et illégal du parti, ou d’enrichissement personnel (ce que les intéressés nient), ou de la conjonction des deux. Tout le monde a en tête que l’on n’est vraisemblablement pas au bout des révélations, et que le scandale pourrait être de plus grande ampleur qu’il ne l’est aujourd'hui. On se demande en particulier si Sanchez pourrait être impliqué personnellement, bien qu’à ce stade rien encore ne l’indique.
La publication du rapport a fait l’effet d’une déflagration dont le souffle a atteint, politiquement parlant, celui qui est à la fois Premier ministre et secrétaire général du PSOE. Comparaissant devant le comité directeur du parti, Sánchez a exprimé sa surprise et sa déception d'avoir été trahi par ceux en qui il avait placé sa confiance, et présenté des excuses aux citoyens, en annonçant des mesures fermes de réorganisation. Mais chacun comprend que cela ne suffira pas. La stabilité gouvernementale, de toute façon difficilement assurée, se trouve à présent minée par une grave et brutale perte de confiance. La possibilité de mener la législature à son terme (2027) est mise en question. Et de deux choses l’une : ou bien il dit vrai, mais alors il ne contrôle pas ses troupes et place mal sa confiance, ou bien il ment, ce qui est grave en soi, et il couvre la corruption. Pour le moment, le parti fait bloc, mais le malaise est palpable. Or, depuis qu’en 2017 Sánchez s'est fait réélire à sa tête après en avoir été écarté en 2016 par une fronde des « barons », c'est lui qui préside solidement à sa destinée, et l’on ne voit guère poindre d'alternative. La seule personne qui, éventuellement, pourrait l’incarner, se nomme Salvador Illa et est président de la Généralité de Catalogne, qu’il a conquise de haute lutte sur les indépendantistes en 2024. Après la débâcle subie par le PSOE aux élections régionales de 2023, la Catalogne est ainsi devenue son principal et incontournable bastion. Illa est dès lors bien trop indispensable à son poste pour venir aisément à Madrid succéder à Sánchez, sauf circonstances vraiment exceptionnelles.
Les partenaires du PSOE ont tous fait part de leur désarroi et de leurs interrogations. À commencer par Yolanda Diaz, deuxième vice-présidente du gouvernement et dirigeante de Sumar. En plein hémicycle, elle a crié son amertume en soulignant que tandis que d’aucuns se gobergeaient, d’autres travaillaient pour améliorer les conditions sociales en Espagne. C’est pourquoi il était si dur que la faute de certains rejaillisse sur toute la gauche, qui ne devait pas être mise dans le même sac. Par la voix d’Ilona Belara, Podemos a eu des mots très durs pour le PSOE. Le porte-parole d’ERC (Indépendantistes catalans), Gabriel Rufian, a exprimé sa défiance et s’est interrogé sur la capacité du gouvernement à fonctionner sous l’épée de Damoclès de nouvelles révélations qui, sait-on jamais, pourraient concerner directement Pedro Sanchez. Plus mesuré, le PNV d’Aitor Esteban (nationalistes basques) a réclamé des explications et des mesures correctives.
Tous ont tenu à se démarquer du PSOE, et à souligner qu’ils n’étaient pas eux-mêmes impliqués. À part Junts, toujours erratique, qui a plaidé la censure, personne n’a toutefois préconisé de rompre la coalition gouvernementale. Cette tonalité générale assez prudente s'explique d'une part par la nécessité d'en savoir plus avant de se prononcer, mais aussi, d’autre part, par la volonté de ne faire aucun cadeau à une opposition aux aguets pour (re)conquérir le pouvoir. L’idée a été évoquée que, pour se remettre en selle, Sánchez pourrait demander un vote de confiance à ses partenaires. Mais il l’a écartée. D'une part, ce serait prendre un grand risque (qui sait ce que vaut vraiment la parole des uns et des autres ?) et d’autre part, même en admettant qu’il soit possible de négocier avec tous des accords solides, le prix à payer en serait trop élevé. Ici, ce qui joue est le souvenir traumatique de la loi d'amnistie qu’il avait fallu consentir à Junts et à ERC lors de l’investiture de 2024, et qui avait choqué une majorité d’Espagnols. Elle est une des causes du désamour de Sánchez, qui à cet égard ne dispose plus de cartouches. On perçoit donc bien que le ciment de la coalition est devenu plus fragile.
Venons-en à l’attitude de l’opposition. La vie politique espagnole est caractérisée par le paradoxe que, si les forces conservatrices sont majoritaires en sièges tant à la Chambre qu’au Sénat, sous diverses étiquettes, elles sont en revanche depuis 2018 incapables de former une coalition gouvernementale. Ceci parce que le parti d'extrême droite Vox, centralisateur, est radicalement incompatible avec des partis régionaux comme Junts ou le PNV, alors qu'arithmétiquement, tous sont nécessaires. Après les législatives de 2023 Alberto Núñez Feijóo, le leader du Partido popular, parti majoritaire, avait tenté l’investiture, avait échoué, et son échec était prévisible. C’est pourquoi l’idée d’une motion de censure, également avancée par Vox, ne fonctionne pas. La clause constitutionnelle de la défiance constructive impose en effet une majorité gouvernementale de rechange pour que la censure soit adoptée et, pour les raisons que l’on a dites, cette majorité n’existe pas. Logiquement, Feijóo a donc écarté la censure, dont l’échec vraisemblable offrirait en outre un ballon d’oxygène à Sánchez. Il est bien allé tâter le pouls des partenaires du PSOE, mais seulement à titre exploratoire, a-t-il dit. A contrario, il s’est prononcé pour une dissolution du Parlement et des élections anticipées, ce qui ne l’engage à rien puisque cette décision est du seul ressort du Premier ministre, mais permet d’entretenir la pression. Selon les enquêtes d’opinion, Sánchez sait qu’il perdrait encore plus largement qu’en 2023, raison pour laquelle il se refuse évidemment à les convoquer. D'ailleurs, ce n’est qu’au vu des résultats en nombre de sièges que l’on saurait si Feijóo pourrait ou non former un gouvernement, et rien ne permet de l'affirmer. Dans la négative, l’Espagne serait à nouveau vouée à l’instabilité et à l’incertitude. En outre, Isabel Ayuso, la présidente de la région de Madrid et principale rivale de Feijóo à la tête du PP, a déjà fait savoir qu’il était hors de question de traiter avec un partenaire aussi peu fiable que Junts. Sans réelles capacités de contraindre Sánchez à la démission, l’opposition s’oriente donc vers la poursuite de son travail de sape et de délégitimation, entrepris dès l’arrivée de Sánchez au pouvoir en 2018. D’abord par le leader du PP de l’époque, Pablo Casado, puis ensuite par Feijóo lorsque celui-ci l’a remplacé. Son argument principal est : « vous redoutez le vote populaire ».
Car en dernier ressort, c’est bien dans l’opinion que se livre la bataille décisive. Sanchez avait fait le pari qu’avec une politique socialement avancée, écologiquement durable et économiquement favorable, avec en prime l’apaisement en Catalogne et une plus grande ouverture à l’Europe, il parviendrait à s'en assurer la faveur. Cela a fonctionné jusqu'à un certain point. Les résultats économiques et sociaux ont été au rendez-vous : une croissance économique continue et largement supérieure aux autres grands pays de la zone euro, une hausse conséquente du pouvoir d’achat, du salaire minimum et des pensions, une baisse du chômage, une stabilisation budgétaire et un début de désendettement, une diminution de la précarité au travail, l’Espagne comme leader des énergies renouvelables, et le sentiment indépendantiste en fort recul en Catalogne. Bref, ce que l’on pourrait appeler un bon bilan, de nature à faire pâlir d’envie les dirigeants d’un pays comme la France. Pourtant, curieusement, ce n’est pas cela qui imprime le plus dans l’esprit de beaucoup de gens.
Sánchez subit à la fois la conjonction de plusieurs phénomènes adverses. Le premier est une usure du pouvoir peu étonnante au bout de sept ans. À la fois architecte et clef de voûte omniprésente de toutes les politiques qui ont été menées, c’est aussi vers lui que l’on se tourne lorsqu’il s’agit d’exprimer sa frustration. Et, que ce soit rationnel ou non, les sujets ne manquent pas : la crise du logement (manque de construction et développement des locations touristiques), mais qui est un phénomène largement commun à toute l’Europe, la présence de plus en plus visible de migrants maghrébins ou subsahariens (sans lesquels l’économie et les services de l’Espagne, un pays à la démographie en berne, ne fonctionneraient pas), ou encore les inondations catastrophiques de Valence et de Malaga ainsi que la gigantesque panne d’électricité en avril, tout cela est de la faute du gouvernement, et de Pedro Sánchez personnellement.
Mais ce qui a sans doute fait le plus monter la colère et le rejet, c’est l’amnistie consentie aux indépendantistes catalans pour les faits sécessionnistes de 2017 et leurs suites. Beaucoup ne sont pas parvenus à faire le lien avec la pacification en Catalogne et d’autant moins que Sánchez lui-même avait antérieurement déclaré cette mesure inconstitutionnelle². Cela été pris comme une impunité que s’octroyaient entre eux des politiciens corrompus, là où le citoyen lambda devait toujours payer ses infractions. Et l’opposition ne s’est pas privée de jouer à fond sur cette corde, martelant à tout bout de champ que le « corrompu » Sánchez ne faisait tout cela que pour se maintenir illégitimement au pouvoir, dont il avait un goût immodéré.
Sánchez fait partie des politiciens qui tentent de forcer le destin. Lorsque cela fonctionne, ce sont les meilleurs transformateurs de la société. Mais peut aussi arriver un point où celle-ci lui dit : cahin-caha, nous t’avons suivi jusqu’ici mais nous ne te comprenons plus, nous n’irons pas plus loin. Si à ce moment précis éclate l’affaire Cerdan, cela devient rédhibitoire. Car Sánchez, qui était parvenu au pouvoir en 2018 grâce à une censure gagnée à cause de la corruption – aujourd'hui oubliée – du PP de Rajoy, et qui avait fait de la tolérance zéro son mantra, ne pouvait justement pas chuter sur cette question. C’est celle qui ruine le plus sa crédibilité, et annule tout ce que son bilan peut comporter de bien. Dans son article, Cercas souligne que l’on ne peut durablement gouverner contre la majorité du corps social. Il redoute une fin de législature (deux ans encore !) vouée à la paralysie et à l’inaction, ce qui efface tout l’intérêt que pourrait avoir un gouvernement qui se survit. Il ne croit pas que l’argument « moi ou l’extrême droite » soit pertinent. Il ne faut bien sûr pas aller aux élections, garder ce même gouvernement, soutenu par la même coalition, mais simplement changer le premier ministre, qui devrait aussi démissionner de la tête du PSOE. Au vu de la situation, on ne peut manquer d’être sensible à cette conclusion, et de considérer que ce serait une utile purification. Le seul problème est que la relève n’a pas du tout été prévue, et qu’elle prend malheureusement le parti au dépourvu.
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