Pourquoi les banquiers sont-ils aussi bien payés ? edit

18 février 2008

En 2006, près de cinq salariés de banques françaises auraient eu une rémunération supérieure à celle du sportif le mieux payé (Thierry Henry avec 13 M€), supérieure donc à 400 fois le salaire moyen. Ce chiffre est trois fois plus élevé que la rémunération du PDG le mieux payé de France. La City de Londres ou Wall Street donnent des chiffres plus élevés encore. Comment expliquer cette vertigineuse spirale ?

Trois pistes d'explication commencent à émerger. La première piste met en avant ce qu'on peut appeler l'effet Pavarotti. Si le talent de feu Pavarotti est disons 10% meilleur que le second meilleur chanteur d'opéra, il sera mieux classé par l'amateur qui cherche dans le bac à disques. Ses ventes dépasseront de plus de 10% celles de son suivant immédiat. Le chanteur fonctionnant à coût fixe, la notoriété donne un très fort effet de levier. C'est l'illustration sur le marché du travail de ce qu'on appelle communément la prime au gagnant, où le meilleur rafle la mise.

Ce modèle est appliqué aujourd'hui aux rémunérations des PDG. Dans les métiers financiers, on retrouve cette logique : vous ne remplacez pas un bon trader par dix traders médiocres. S'ajoutent d'autres leviers : les nouveaux moyens de communication permettent au chanteur comme au trader d'être actif partout à la fois. Il y a un effet heureux d'association du capital au talent : une salle prestigieuse pour le premier, les fonds propres d'une banque pour le second. Une fois trouvé le bon trader, même très coûteux, la banque hésite à le concurrencer par un autre de moindre coût.

Mais l'explication trouve ses limites. Si Pavarotti acquiert un nom qui le rend incontournable, les banquiers sont plus anonymes, même pour leurs clients. Pourquoi les banques ont-elles cette aversion au risque dans la compétition interne ? Enfin, si le modèle explique bien l'inégalité des salaires au sein d'une population de banquiers, il ne suffit pas pour comprendre pourquoi leur niveau moyen est si élevé. Comparez à la presse écrite qui génère aussi des stars, journalistes talentueux capables d'assurer le renom d'un journal. Pourtant, la profession reste mal payée. Les stars ne sont jamais superstars !

La deuxième piste d'explication se concentre sur la relation employé-employeur et identifie une capacité hors du commun de l'employé à capter la valeur créée au détriment de l'actionnaire. Quand l'employeur fait de lourds investissements dans la formation des salariés, avec des coûts élevés de remplacement, le contrat de travail change souvent de nature, les salariés devenant capables d'extraire une rente liée à leur position ou leur longévité dans l'entreprise. On en a une expérience extrême avec les cabinets d'avocats, où la logique économique pousse à l'abandon de la relation salariale pour une structure partenariale de la propriété. Cette logique partenariale ne pénétrerait-elle pas désormais des fractions nouvelles du salariat ?

La réponse est oui pour la banque, sachant une caractéristique qu'on voit rarement ailleurs : le savoir-faire du salarié ne peut être conservé au profit de l'actionnaire sous la forme de brevets. Les laboratoires pharmaceutiques ont des salariés qui mettent au point des médicaments dont les ventes dépassent le milliard de dollars. Pour autant, la bonne formule est brevetable et non transférable par le salarié à un autre laboratoire. Dans le secteur financier, les produits sont facilement transférables, pourvu que leur production soit mise en œuvre par des salariés qui ont le savoir-faire. Ils acquièrent leur position de force de leur facilité à transférer le capital intellectuel de l'entreprise à un concurrent. C'est le modèle du hold-up, terme consacré par ce courant de recherche.

L'originalité de la finance n'est donc pas la technicité requise. Elle réside dans la difficulté pour l'actionnaire d'en conserver le contrôle. Mon fonds de commerce, dit plaisamment le responsable de banque, prend l'ascenseur le soir en partant. Le phénomène est renforcé par la forte liquidité des marchés financiers d'aujourd'hui : le pouvoir que représente l'apport de capital diminue en raison de l'abondance des fonds à investir.

Les freins à ce mécanisme n'apparaissent pas encore. Les économies dues à la localisation dans une place financière sont massives, ce qui barre pour un temps l'implantation à Mumbai, avec une stratégie de " low cost ". Le métier est aussi très difficile à bien organiser et suppose des investissements lourds : il faut faire coexister une culture de partage complet de l'information, notamment pour bien suivre les risques, avec la culture d'extrême individualisme que renforce le mode de rémunération.

Avec de tels coûts immobilisés, pourquoi l'industrie de la finance n'évolue-t-elle pas vers un oligopole étroit de grandes banques ? Ce serait leur bonne réponse stratégique, permettant de limiter par menace croisée le phénomène de hold-up. C'est vrai, mais joue contre cela la venue répétée de nouveaux acteurs, dont depuis peu les hedge funds. Ces fonds d'investissement ne sont pas directement opérateurs de marché et conservent les banques comme fournisseurs. Mais ils les concurrencent sur le marché du travail. De nombreux banquiers quittent l'univers salarial pour monter leur société de gestion. Ils préservent le rapport de force des salariés qui y restent.

La troisième piste fait reposer l'explication sur un pouvoir tarifaire exorbitant des banques face à leurs clients. Il ne suffit pas d'analyser le partage de la rente entre salarié et actionnaire, il faut s'interroger sur sa taille même. Va-t-elle ou non sous l'effet de la concurrence chez l'entreprise cliente ?

Or, la réalité est celle-ci : la banque d'investissement est en moyenne extrêmement rentable. La " rente " de ces banques, définie comme la fraction de la somme (profit net + moitié des salaires) qui dépasse un rendement sur fonds propres de 15%, s'établit en 2006 à 10,4 Md$ pour Goldman Sachs, le fleuron de l'industrie, qui a payé plus de 600 000 dollars par tête pour ses 27 000 salariés. Elle atteignait 8 Md€ pour les trois plus grandes banques françaises. Cette rente est une sorte de taxe sur le secteur non financier, perçue essentiellement hors de France, notamment par la City de Londres.

Pourquoi la concurrence extrêmement vive dans ces métiers ne fait-elle pas baisser cette rentabilité ? Première raison, le coût du service est souvent facturé en pourcentage d'un montant de transaction, ce qui le rend relativement indolore pour le client. Le tarif est par exemple de 2,5% pour l'augmentation prochaine de capital de la Société Générale, montant proche d'une variation journalière du cours boursier. Mais ce chiffre représente quand même 137 M€ pour les deux banques américaines qui l'organisent.

La seconde raison tiendrait à la nature très particulière de la concurrence autour des clients : il y aurait collusion implicite dans la fixation des tarifs. La logique est celle-ci : les salaires forment le gros des coûts de production d'une banque et s'établissent toujours à un niveau jugé normal de rémunération. Une autre banque ne viendrait pas déroger à cette convention, commode puisqu'elle lui permet de savoir à l'avance les coûts de son concurrent. Il devient aisé pour la banque de se donner une cible de tarif, qui prend alors un caractère quasi-réglementé. La concurrence très vive joue donc secondairement sur les prix, principalement sur la prestation commerciale pour obtenir le mandat (ce qui charge les coûts et donc les tarifs). On a un mécanisme proche pour les agences immobilières, qui opèrent sur des marchés très concurrentiels et aux barrières à l'entrée inexistantes. L'immobilier a doublé en dix ans ; pourtant, les commissions restent au niveau de 5%. 

Face à des vendeurs indirectement coalisés, les entreprises sont démunies. La régulation est elle aussi mal à l'aise : elle privilégie l'aspect prudentiel de protection des marchés. Elle surveille moins l'aspect concurrentiel qui permet de garder des prix bas. La seule force de rappel pourrait venir du secteur non financier s'il se coalisait. A défaut, ce sera le rôle des autorités de la concurrence.