Dissocier la circulation des personnes du marché unique européen edit

25 mars 2020

"Indivisibles", les quatre libertés du marché unique que constituent la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux ? Alors que l'Union européenne n'a cessé de défendre cette position dans ses négociations avec le Royaume-Uni pour définir les termes de leur "nouveau partenariat" post-Brexit [1], les interdictions d'accès au territoire national adoptées en lien avec la pandémie de coronavirus par de nombreux États membres [2] à l'encontre de tous les étrangers, citoyens européens inclus, démontrent que cette indivisibilité n'a rien d'une nécessité pratique et relève en réalité davantage d'une construction politique à la pertinence discutable.

Avant d'expliquer pourquoi, nous devons au préalable distinguer deux notions parfois confondues dans le débat public. En effet, la libre circulation des personnes, inscrite dans les traités européens dès 1957 tout en ne concernant à l'époque que les travailleurs, n'est pas équivalente au "libre franchissement des frontières intérieures". La première, qui s'applique à l'ensemble des États membres de l'UE et de l'Espace économique européen (EEE) ainsi qu'à la Suisse et au Royaume-Uni (jusqu'à la fin de la période de transition post-Brexit), confère aux citoyens de ces pays le droit, sous certaines conditions, de "circuler et de séjourner librement sur le territoire" des autres États parties.

Si la libre circulation implique donc un droit d'entrée sur le territoire de ces autres États, elle n'interdit pas que cette entrée soit précédée d'un contrôle aux frontières, comme c'était la norme jusqu'à la mise en œuvre de la convention de Schengen dans les années 1990. Bien que l'acquis de Schengen ait ensuite été incorporé aux traités, son champ d'application territorial demeure différent de celui de la libre circulation puisque l'Irlande et le Royaume-Uni n'ont jamais fait partie de l'espace Schengen et que la Bulgarie, Chypre, la Croatie et la Roumanie restent en attente d'admission.

En outre, contrairement à la libre circulation des personnes dont la principale base juridique, l'article 21 TFUE, est une disposition de traité pourvue d'effet direct, l'"absence de contrôles des personnes aux frontières intérieures" ne figure dans les traités qu'en tant qu'objectif a priori dénué d'effet direct. Par conséquent, elle repose d'abord sur le règlement surnommé code frontières Schengen.

Le principe de libre franchissement des frontières intérieures, déjà affaibli depuis dix ans par l'incapacité des États à gérer de façon solidaire l'accueil des demandeurs d'asile, est aujourd'hui de nouveau remis en cause en réaction à la pandémie de coronavirus. Sur les vingt-six États membres de l'espace Schengen, treize ont notifié à la Commission européenne la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures, auxquels s'ajoutent la Belgique, la Lettonie et la Slovaquie qui ont fermé leurs frontières sans notification.

La différence est de taille car le rétablissement des contrôles, encadré par le code frontières Schengen, ne revient pas à interdire de manière systématique l'accès des étrangers au territoire national. Or, c'est bien cette dernière mesure qu'ont adopté près de la moitié des États membres de l'UE, non pas en dérogation aux règles de l'espace Schengen, mais plus fondamentalement à celles du marché unique.

Est-ce légal ? En vertu de la directive 2004/38/CE qui encadre le droit de circulation et de séjour sur le territoire des États membres de l'UE et de l'EEE, une raison de santé publique peut permettre une limitation du droit d'entrée et de séjour. Toutefois, la fermeture pure et simple des frontières aux étrangers, même assortie d'exceptions pour les résidents de longue durée, est-elle proportionnée et utile pour réduire la propagation du coronavirus ?

Les exemples d'autres pays européens montrent qu'il est possible de poursuivre le même objectif de façon moins discriminatoire. L'Autriche autorise aussi bien ses propres ressortissants que les autres citoyens européens à entrer sur son territoire, à condition de se soumettre sur place à un isolement à domicile d'une durée de quatorze jours qui élimine de fait les flux touristiques. De leur côté, les Pays-Bas et la Suède ne pratiquent pas l'isolement et continuent à laisser entrer sans restriction les citoyens européens. C'est également le choix de la France. Est-ce un hasard si la fermeture des frontières est privilégiée à l'est du continent ?

L'Allemagne suit une voie intermédiaire en rejetant les entrées de citoyens européens qui "ne peuvent pas fournir la preuve des raisons urgentes de leur venue", mais elle reste ouverte à ceux qui ont besoin de traverser son territoire pour regagner leur pays de résidence. Si la Pologne avait adopté une telle solution, elle aurait évité à des centaines de ressortissants d'États baltes d'être bloqués quelque part en Europe sans possibilité de rentrer chez eux par voie terrestre.

La fermeture des frontières nationales est d'autant moins compréhensible qu'elle ne s'étend nulle part au transport routier de marchandises, comme si les chauffeurs ne pouvaient pas être porteurs du virus. On peut comprendre que ces échanges sont indispensables pour de nombreuses activités de production et d'approvisionnement, mais si c'est cette dimension du marché unique qui est la plus importante, alors on devrait s'interroger sur la pertinence d'y associer la libre circulation des personnes.

De fait, les mouvements transfrontaliers des chauffeurs routiers ne relèvent pas de la libre circulation des personnes, mais d'un titre des traités dédié aux transports et de la libre prestation de services dans la mesure où les chauffeurs tendent à être de plus en plus souvent considérés comme des travailleurs détachés. Les marchandises ne cesseront donc pas d'être transportées à travers l'Europe si la libre circulation des personnes était dissociée du reste du marché unique. Grâce aux déclarations préalables de détachement et à la généralisation des tachygraphes intelligents et géolocalisés, les camions pourront même traverser de façon relativement fluide des frontières qui demeurent contrôlées.

En revanche, compte tenu des imbrications entre libre circulation des personnes, prestations sociales, politique de migration et d'asile, gestion des frontières et sécurité intérieure, il serait plus cohérent de regrouper ces politiques en un bloc distinct du marché unique, ne serait-ce que par son champ d'application territorial. L'appartenance à cette version approfondie de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, serait conditionnée à des engagements plus stricts de la part des États en termes de coordination et de solidarité.

En majorité situés à l'est, les États participant actuellement au marché unique mais non désireux de mettre en commun leur souveraineté dans des questions comme les prestations sociales, la gestion des frontières et l'asile peuvent-ils accepter de renoncer à la libre circulation des personnes ? Alors qu'ils y ont longtemps été farouchement attachés, la considérant comme un moyen d'exporter un surplus de travailleurs sans emploi et d'abaisser la pression sociale interne, ils conjuguent désormais déclin démographique et pénurie de main-d'œuvre.

C'est pourquoi l'actuelle présidence croate du Conseil de l'UE, comme la présidence roumaine un an plus tôt, a fait de la démographie et de l'émigration l'un de ses sujets prioritaires. En février dernier, dans le Financial Times, l'eurodéputée franco-roumaine Clotilde Armand s'est même fendue d'une tribune dans laquelle elle accusait l'Europe de l'ouest de "brain drain" vis-à-vis de l'Europe centrale et orientale [3]. C'est pourtant ce même phénomène qui alimente l'euroscepticisme dans des pays receveurs comme la France et le Royaume-Uni, au point d'avoir poussé ce dernier à quitter l'UE. Si la libre circulation des personnes mécontente aujourd'hui aussi bien l'ouest que l'est, peut-être serait-il temps d'en revoir la géographie.

[1] Conseil de l'UE, Directives pour les négociations d'un nouveau partenariat avec le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, Bruxelles, 25 février 2020, https://www.consilium.europa.eu/media/42736/st05870-ad01re03-en20.pdf. Consulté le 22 mars 2020.

[2] Treize au 22 mars 2020 : Belgique, Chypre, Croatie, Danemark, Estonie, Finlande, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie.

[3] Clotilde Armand, "Eastern Europe gives more to the west than it gets back", Financial Times, 13 février 2020.