Et de gauche, et de droite, mais pas en même temps edit

15 juin 2018

La note, confidentielle, mais publiée par Le Monde, de trois économistes qui ont été au cœur de la campagne présidentielle suscite un réel intérêt, et pour de bonnes raisons. Ils reprochent au président de faire une politique de droite et de prendre ainsi le risque de perdre l’électorat de gauche. Ce qu’ils craignent, ce sont des défaites électorales à venir. Leur rappel des mesures « sociales » du programme est utile, et toutes ces mesures sont en effet souhaitables (on peut toujours débattre de telle ou telle d’entre elles, évidemment). Mais l’esprit de la note est pour le moins surprenant.

La logique de l’action de Macron me paraît claire : nous partons du point A pour aller au point B. Le point A, c’est la France de 2017, en pleine déprime décliniste. Depuis trente ans, le taux de chômage est englué aux alentours de 8%. La croissance est faiblarde les meilleurs années et nulle les autres. La dette publique est énorme. Le poids de l’État, qui absorbe plus de la moitié du PIB est étouffant. Les impôts et les contraintes administratives découragent les PME et font fuir les entrepreneurs. L’Éducation nationale est une énorme machine qui reproduit les inégalités. Les privilèges, petits et grands, sont considérés comme des avantages acquis et donc réputés inaliénables. En bref, l’avenir est bouché. Le point B, c’est quelque chose qui ressemble au modèle scandinave. Le chômage est la moitié de celui de la France, tout comme la dette publique. Le poids de l’État est en reflux et les dépenses publiques sont auscultées pour s’assurer qu’elles offrent le plus de services utiles au moindre coût, et non pour offrir des emplois aux fonctionnaires. Les inégalités sont contenues et les aides sociales sont conçues très explicitement pour ne pas faire de leurs récipiendaires des assistés permanents, et ceci comprend la célèbre flexisécurité. Les entreprises de haute technologie fleurissent, non pas parce que l’État les aide mais parce qu’il ne fait rien pour les brider.

Il se trouve que pour aller du point A au point B, il faut mettre en œuvre des politiques qui sont réputées chez nous être de droite. Les partis scandinaves de gauche ne les trouvent pas spécialement détestables, contrairement à notre gauche française, imbibée de marxisme et de jacobinisme. Pire même, mis à part le candidat Fillon, notre droite n’a jamais été capable d’articuler un programme qui permette d’aller de A à B. Elle a surtout essayé de s’acheter la paix sociale en dépensant de l’argent qu’elle n’avait pas. Par exemple, une fois arrivé au pouvoir, Sarkozy, qui avait promis la rupture, a fait alliance avec la CGT, marginalisant ainsi le seul syndicat réformateur, la CFDT. Si la politique de Macron est de droite, ce n’est pas de la droite française qu’il s’agit.

Il est de bon ton de critiquer les populistes, effectivement en pleine ascension un peu partout en Europe. Être antipopuliste, c’est prendre le risque de déplaire au « peuple ». En réalité, c’est cesser d’additionner les clientèles électorales pour constituer une majorité, au moyen de mesures faciles mais aussi coûteuses qu’inefficaces. Il me semble que c’est précisément ce que fait Macron. Inévitablement, chacune des réformes qu’il met en œuvre à un rythme impressionnant crée des mécontents. Et c’est très bien. L’opinion publique semble le soutenir face aux cheminots, la quintessence du corporatisme arc-bouté sur des privilèges surannés.

Tout aussi intéressante est la résistance des retraités, ces touchants cheveux blancs, à les entendre désormais menacés de paupérisation. Cette génération, ma génération, a eu toutes les chances. C’est la première à ne pas avoir connu la guerre sur notre sol. Elle a grandi dans des écoles et des universités publiques qui fonctionnaient plutôt bien. Elle est arrivée à l’âge adulte dans un pays sans chômage. Elle a vu son niveau de vie augmenter plus vite que jamais, deux fois plus vite que les générations suivantes. Ses membres sont partis à la retraite plus tôt que leurs parents et que ne le feront leurs enfants, et leurs retraites sont aussi plus généreuses. Ils sont nés avec une dette publique très faible mais ont laissé aux générations suivantes un fardeau gigantesque. À un moment de notre histoire où il faut bien arrêter les dérives du passé en demandant à ceux qui en ont profité de contribuer leur écot, les retraités qui manifestent ne manque pas de toupet. Mais, grâce à l’allongement de la durée de vie, ils pèsent lourd dans l’électorat et Macron prend un risque politique admirable.

Depuis des décennies, quelle que soit la couleur du gouvernement en place, la politique économique a consisté à rigidifier les conditions de fonctionnement des entreprises, à gonfler les effectifs du secteur public et à développer les dépenses sociales. Ça ne pouvait pas marcher et ça n’a pas marché. Au fur et à mesure que la croissance ralentissait et que le chômage augmentait, chaque gouvernement a inventé des mesures d’aide en direction de ceux qui pâtissaient de la situation. Ces mesures étaient inefficaces parce qu’elles s’attaquaient aux symptômes, et non pas aux causes – la rigidification de l’économie. Elles étaient même contre-productives parce qu’elles coûtent cher, y compris le coût de les distribuer en évitant les dérives auxquelles elles invitent, et parce qu’elles ont créé des incitations négatives. Ce n’est pas une opinion politique que de dire que nombreux sont ceux qui se sont satisfaits des aides qu’ils reçoivent, c’est une observation amplement documentée.

Ce tableau déprimant de l’orientation de la politique économique du passé ne peut conduire qu’à une conclusion : il faut défaire ce qui a été mal fait. En tant qu’économistes, nous ne pouvons que dire ce que nous savons, sur la base de travaux sérieux et comparaisons internationales. Après, que cela soit considéré, à tort ou à raison, de gauche ou de droite ne devrait pas être de notre ressort. Nous n’avons pas la compétence professionnelle pour nous livrer à des calculs politiques, ni même à coller une étiquette sur telle ou telle mesure. Bien sûr, les économistes sont des citoyens comme tous les autres et ont droit à avoir des opinions personnelles. Mais quand ils s’expriment en tant que professionnels, ils devraient s’en tenir à ce qui est établi.

En l’occurrence, la stratégie de Macron doit lui appartenir. S’il souhaite prendre des risques politiques pour faire une bonne politique économique, c’est son choix. De fait, il a enclenché le mouvement du point A vers le point B. Son programme, auquel les trois économistes ont contribué, est techniquement correct. Son tort n’est pas de s’être déclaré « et de gauche et de droite », c’est d’avoir dit « en même temps ». Il ne peut pas tout faire en même temps. Il semble avoir choisi de commencer par ce qui est le plus difficile, des vraies réformes en profondeur, c’est nécessairement la partie libéralisation. S’il reste fidèle à son programme, il fera la partie protection plus tard. Il prend le risque de l’impopularité en début de mandat, alors que sa légitimité démocratique est forte. Il pourra être protecteur, voire un peu démagogique, par la suite. C’est un choix de stratégie politique. Il semble plus compétent en la matière que les meilleurs économistes, qui feraient bien de ne pas s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le leur.