Pas de populisme sans nationalisme edit

25 juin 2018

À lire différents « papers », un certain nombre d’études savantes venues surtout du monde anglo-saxon ainsi que des articles de presse concernant ce qu’on appelle le « populisme », on a l’impression qu’ils redécouvrent l’Amérique. Ces dernières années on assiste à une relative réorientation des recherches sur le phénomène populiste qui mettent plutôt l’accent sur son côté « nationaliste » ou « culturel » que sur son aspect « économique »[1]. Le facteur économique, en l’occurrence la crise économique, a été longtemps considéré comme étant la « base » sur laquelle était érigée la superstructure « démagogique » des promesses intenables. Ce schéma marxistoïde a montré ses limites face à la révolte contre les élites à laquelle on assiste aujourd’hui[2], qui prouve son inefficacité à comprendre le développement des mouvements politiques dits populistes dans des conjonctures nationales ne présentant pas de signes de crise économique majeure. Mais cet échec interprétatif ne doit pas en cacher un autre, plus spectaculaire : le « peuple » de ces mouvements, au-delà de ses revendications économiques et sociales, s’est constitué sur une demande profonde de souveraineté nationale ou d’identité nationale, et cette construction-là ne concerne pas seulement les cas de populisme d’extrême droite, dit populisme d’exclusion, apparu en Europe depuis la moitié des années 1980 avec l’établissement du Front National comme le premier parti d’extrême droite en Europe.

L’expérience actuelle

En Amérique latine aussi, ce populisme de gauche qu’est la démocrature chaviste[3] ne peut pas être conçu sans son référentiel nationaliste, sans cette mobilisation mémorielle qu’est le « moment bolivarien », sans cesse recyclé « en fonction des idéologies nationales au pouvoir », comme le note aussi Paula Cadenas dans son intéressant article sur le Venezuela dans le récent dossier des Temps Modernes (no 697).

Pour sa part, l’historien de gauche Michael Cazin, examinant le populisme de Donald Trump, et tout en acceptant l’existence de l’héritage de deux populismes américains (l’un progressiste, symbolisé par le People’s Party, l’autre réactionnaire, incarné par divers courants d’extrême droite), ne manque pas de souligner le fait que, même dans le courant du populisme progressiste, on rencontre la rhétorique d’un complotisme nationaliste, et pour ce qui concerne les raisons de la défaite de Berny Sanders lors de la primaire de la récente élection présidentielle américaine, celle-ci peut être imputée au déficit identitaire de sa démarche[4]. Quant à Mark Lilla et Roger Scruton, ils ont pointé, à leur façon, l’absence d’un nationalisme républicain[5], un déficit identitaire démocratique, dans le récit alternatif de Sanders.

En France, le populisme de Jean-Luc Mélenchon reste pour le moment dans l’indécidable, suspendu entre un certain républicanisme et une version sociétale et de gauche radicale « plurielle » de son « peuple populaire », comme le montrent les très récentes mobilisations du 26 mai 2018 soutenues par La France insoumise, tournées plutôt vers la stratégie traditionnelle d’un nouveau « front des gauches ».

En Grèce, Syriza, sans jamais oublier la permanence de son alliance gouvernementale avec le petit parti des populistes-nationalistes et orthodoxes de droite des « Grecs Indépendants » (Anel), continue à chuter dans les sondages non seulement à cause de sa capitulation devant le memorandum imposé par la Troïka (et donc l’abandon de l’objectif de souveraineté nationale revendiqué naguère par Syriza et opposé aux politiques d’austérité), mais aussi, ces derniers mois, à cause du conflit qui a resurgi à propos de l’appellation de la République de Macédoine, faisant réapparaître une nouvelle question identitaire en Grèce, un sentiment non partagé par le gouvernement de gauche, ce qui crée pour le Syriza une « faille nationale ». Le populisme de Syriza, ou plutôt la confiance populiste à son égard, commence à se dissiper, au fur et à mesure que cette formation perd sa « caution nationale »[6]. Il est passé le temps où cette formation pouvait dénoncer ses adversaires politiques comme étant un avatar de la Troïka (« la Troïka de l’intérieur »)[7], rhétorique pas si éloignée d’un « nationalisme intégral » au sens maurassien du terme.

Mais en Italie aussi, la coalition gouvernementale entre la Lega et le M5S (que certains, ne se rendant pas compte du poids de sa politique rigoriste sur l’immigration, considèrent comme une formation de centre-gauche)[8] doit être conçue dans le sens souverainiste pris par la politique italienne[9], la question migratoire jouant un rôle crucial (avec la manque de solidarité de l’UE)[10], sur un fond beaucoup plus vaste où les valeurs culturelles ont pris le dessus sur les facteurs économiques[11], créant ce que Laurent Bouvet a tenté de décrire au moyen de l’idée d’une « insécurité culturelle »[12].

Ces expériences et ces problématisations du phénomène populiste en général, donc non seulement des formations cataloguées d’extrême droite (privilégiant plutôt l’aspect d’identité nationale), mais aussi de celles de la gauche radicale (se focalisant surtout sur la souveraineté nationale), montrent bien que son « noyau » est de texture nationaliste plutôt que sociale ou sociétale. On doit à Pierre-André Taguieff ce constat lucide et précurseur, dès les années 1980, quand il concevait le Front National comme une formation nationale-populiste, introduisant dans les recherches académiques européennes, tout en la reformulant conceptuellement[13], l’appellation donnée par le grand sociologue Gino Germani à cette dimension fondamentale du péronisme.

La dimension nationaliste

Cette catégorie interprétative qu’est le national-populisme a donc le mérite d’englober les différents aspects de la question. D’où les revendications dites souverainistes, qui ne sont pas cantonnées, comme on l’a vu, à l’extrême droite. D’où le réinvestissement dans les « valeurs nationales », et même dans les « valeurs conservatrices », lesquelles, selon Íñigo Errejón (l’un des intellectuels de Podemos), doivent faire partie d’une autre réorientation politique. Qu’il nous soit permis de citer ce long passage, qui en dit beaucoup sur la question : « Face à cette désorganisation qui ne profite qu’à une infime minorité, la plus grande réforme qui soit est celle de l’ordre. Mettre de l’ordre, cela implique de retrouver nos anciennes certitudes, celles sur lesquelles nos pères et nos mères se sont construits. (…) C’est une erreur de la part des forces progressistes que d’avoir laissé aux conservateurs le monopole de l’idée d’ordre, de stabilité sociale et de continuité. Car selon moi, cet ordre est inséparable de la lutte contre les inégalités sociales. (…) C’est l’ordre entendu au sens de communauté. Une communauté spirituelle de destin, de citoyens qui savent qu’ils appartiennent à quelque chose de plus grand et de plus ancien qu’eux-mêmes, et qu’ils souhaitent conserver. (…) Quant aux symboles nationaux, il m’apparaît évident qu’il ne faut pas en faire la chasse gardée des forces réactionnaires, en grande partie parce que les nations se sont formées comme des ensembles démocratiques face aux défenseurs des privilèges. Au cœur de la nation se trouve une volonté démocratique. Par le fait de naître ici et de vivre ensemble, nous sommes égaux en droits. »[14]

Mais cela vérifie la validité analytique de ce que l’on appelle national-populisme, en montrant la centralité du national dans ce nouveau populisme, comme Taguieff l’a bien analysé en indiquant que l’erreur par excellence des approches savantes des mouvements populistes dans l’Europe actuelle est qu’elles privilégient sa dimension populiste « alors que leur dimension nationaliste est prévalente, et beaucoup plus significative »[15]. On peut donc généraliser : « Même sur la question de la nation (souveraineté et identité), supposée maximalement clivante, on observe des points de rencontre, lorsque “l’extrême gauche” échange son internationalisme de principe pour un nationalisme de fait à travers une idolâtrie du “peuple” (toujours national), rejoignant ainsi “l’extrême droite” dans sa mythologie souverainiste et identitaire »[16].

Cette problématisation innovante, centrée sur les régimes de l’historicité de l’apparition des mouvements populistes contemporains, a au moins deux avantages.

Tout d’abord elle permet d’éviter les apories des catégorisations tant descriptives qu’essentialistes des mouvements populistes (populisme d’inclusion, censé correspondre au populisme de gauche, et populisme d’exclusion, censé correspondre au populisme de droite, une distinction en partie au moins illusoire, puisque tous ces populismes sont en plus, selon leurs critères respectifs, à la fois tant « inclusifs » qu’« exclusifs ») en mettant justement l’accent sur l’apparition d’un nouveau nationalisme comme étant le rempart principal contre la mondialisation, ennemi commun de tout populisme actuel.

Ensuite elle pointe, dans ce cadre, le vide programmatique de ces formations en faisant apparaître une posture commune à tous les populismes (de droite et de gauche), à savoir leur volontarisme « politique », national et/ou ethniciste, ce souverainisme magique du « tout est possible »[17] prôné par les démagogues de la subversion que sont les populistes.

 

 

[1] Ronald Inglehart et Pippa Norris, « Trump, Brexit, and the Rise of Populism: Economic Have-Nots and Cultural Backlash », HKS Working Paper No. RWP16-026, Harvard Kennedy School, 29/7/2016; Yascha Mounk, The People vs Democracy. Why Our Freedom Is In Danger & How To Save It, Harvard University Press, 2018, pp. 161-181 (p. 166).

[2] Pierre-André Taguieff, « The revolt against the Elites, or the New Populist Wave: An Interview », Telosscope, http://www.telospress.com/the-revolt-against-the-elites-or-the-new-populist-wave-an-interview/ (25/6/2016).

[3] Son aspect autoritaire est analysé dans Renée Fregosi, Les Nouveaux Autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates, Paris, Éditions du Moment, 2016.

[4] Michael Kazin, « Trump et le populisme américain », Esprit, no 434, mai 2017.

[5] Mark Lilla, « La gauche américaine prise au piège de l’identité », Le Monde, 9/12/2016 ; Roger Scruton, « Les élites défaites par les gens ordinaires », Le Monde, 22-23/1/2017.

[6] Andreas Pantazopoulos, « National-populisme : le cas grec », Telos, 5/2/2018.

[7] Andreas Pantazopoulos, « The National-Populist Illusion as a ‘Pathology’of Politics: The Greek Case and beyond », Telosscope, 11/8/2016.

[8] Sylvain Kahn, « Non, le Mouvement 5 étoiles n’est pas ancré à gauche », Le Monde, 28/5/2018.

[9] Marc Lazar, « La Ligue et le M5S ont comme point d’accord une sensibilité souverainiste », Le Figaro, 23/5/2018.

[10] Cas Mudde, «The EU helped create the Italy crisis. If it doesn't learn, worse will follow », The Guardian, 30/5/2018.

[11] Dominique Reynié, « Les votes populistes ne sont pas des coups de force mais des colères froides », Le Figaro, 23/5/2018.

[12] Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle, Paris, Fayard, 2015.

[13] Pierre-André Taguieff, La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015

[14] Voir son entretien avec Gilles Boutin, Alexandre Devecchio, « La plus grande réforme qui soit, c’est celle de l’ordre », Le Figaro Vox (30/3/2018).

[15] Pierre-André Taguieff, La Revanche du nationalisme, op. cit., p. 27.

[16] Pierre-André Taguieff, Du Diable en politique, op. cit., p. 206.

[17] Pierre-André Taguieff, La revanche du nationalisme, op. cit. p. 172. Andreas Pantazopoulos, « De quoi l’autoritarisme des mouvements populistes est-il le nom ? », Telos, 5/1/2018.