Brexit ou Global Britain edit

14 octobre 2016

100 jours après, Theresa May a tranché : il y aura Brexit et il sera hard !

Elle a d'une phrase écarté les derniers espoirs des « remainers », douché les projets de la City et du Treasury, écarté les stratégies électorales des partisans d’un second tour et  même inscrit cette décision dans la grande Histoire. Dans son discours de Birmingham, elle a indiqué qu’elle voulait d’abord reprendre la pleine maîtrise de sa politique migratoire, que c’était sa priorité, qu’elle n’entendait pas être tenue par la jurisprudence de la Cour de justice européenne et que pour le reste elle chercherait un accès au marché unique pour les entreprises britanniques. Mettant les points sur les i, elle a ajouté : « Nous devons avoir la liberté d’adopter nos propres lois dans tous les domaines, de la façon dont nous labellisons notre nourriture à celle dont nous contrôlons l’immigration ». Dès lors le Brexit signifie souveraineté retrouvée, sortie du marché unique et de l’union douanière et accords de libre échange à négocier avec l’UE comme avec tous les autres partenaires commerciaux du Royaume-Uni.

Non contente de rompre et de manière nette et de plonger dans l’incertitude les Européens présents légalement sur son sol, elle laisse son ministre Rudd Amber réclamer une liste des étrangers opérant dans les firmes britanniques afin de les inciter à pratiquer la préférence nationale, et elle ferme les yeux sur ce qui alimente les manifestations xénophobes. Le Brexit fournit même l’occasion de réécrire l’histoire et d’inventer un nouvel avenir pour « Global Britain ».

L’Europe, dit-elle, a incarné tout ce qui est allé de travers au Royaume-Uni, la globalisation, la cupidité financière, la désindustrialisation, les inégalités, la désintégration des communautés, le cosmopolitisme des élites. L’Europe, ajoute-t-elle, a fini par incarner un monde qui fonctionne pour les privilégiés et non pour les gens ordinaires et c’est pourquoi le référendum incarne cette révolution tranquille, ce soulèvement de ceux qui refusent d’être négligés. Elle reprend l’antienne populiste en opposant les politiciens et commentateurs au bon peuple : « ils trouvent votre patriotisme détestable, vos craintes sur les migrations provinciales, vos opinions sur la délinquance illibérales, et votre attachement à votre emploi une rigidité sociale ».

« The great repeal bill » est la signature légale et symbolique de la sortie envisagée par Mme May. Cette loi à venir permet de trancher plusieurs questions à la fois : le retrait sans l’accord préalable du Parlement et sans élections anticipées, le retrait avec conversion en bloc de la législation d’origine communautaire en législation domestique. « Global Britain » c’est l’ambition après le Brexit : un Royaume-Uni qui fait don au monde de sa vision libre-échangiste mais qui à l’intérieur réinvente la politique industrielle, la participation des salariés aux conseils d’administration et la politique du logement. L’objectif est de transformer le Royaume-Uni en une « Grande Méritocratie ». Tout ceci ne va pas sans contradictions pieusement tues : comment peut-on être encore plus libre-échangiste et protéger l’industrie, les communautés locales, l’art de vivre traditionnel ? Comment relancer le National Health System, investir dans le logement social, compenser les perdants et redistribuer en maîtrisant la dépense publique ? Comment renouer avec l’Empire, s’appuyer sur les dominions quand les vieux vassaux entendent jouer leur partition et renvoient le Royaume-Uni à son ancrage européen ?

En faisant de l’immigration la variable clé de sa relation future à l’UE et du rejet des institutions communautaires la marque même de l’indépendance retrouvée, Mme Theresa May a de fait mis un terme aux scénarios les plus débattus au cours des trois derniers mois. L’option norvégienne qui permettait un plein accès au marché unique des biens et des services mais sans participation à l’élaboration des règles communes, en échange de l’acceptation des quatre libertés et une participation au budget européen. Cette option est de fait écartée à partir du moment où le gouvernement britannique entend reconquérir la pleine maitrise des flux migratoires et refuse les arbitrages de la Cour de justice européenne. L’option suisse est de fait également rejetée. Elle était fondée sur une série d’accords ad hoc permettant l’accès au marché des biens (… et non des services financiers) en échange de l’adoption des quatre libertés de circulation et d’une participation au budget européen.

Reste l’option canadienne d’un accord régional du type Tafta où l’enjeu est un accès mutuellement consenti aux marchés respectifs sur la base d’une élimination des obstacles tarifaires mais surtout non tarifaires avec l’adoption de la reconnaissance mutuelle des normes, une protection des investissements directs et l’institution de mécanismes d’arbitrage. Outre que ce type d’accord est particulièrement long à négocier, l’expérience des difficultés actuelles du TTP ou du Tafta montre qu’il ne peut s’agir d’une solution rapide négociée entre mars 2017 et mars 2019.

Ainsi en trois mois l’hypothèse la moins probable devient une quasi-évidence.

Souvenons-nous, le moment de sidération passé et devant l’évidence de l’impact économique, très négatif à terme, d’un hard brexit, les hypothèses les plus communes tournaient autour du scénario norvégien en matière économique et d’une forme de revalidation démocratique du choix brutal opéré par le référendum. Pour les remainers les obstacles légaux à la sortie étaient insurmontables : vote impossible de l’Article 50 par Westminster, opposition prévisible de la Chambre des Lords, obstacles mis par les Ecossais au processus de sortie et au total nécessité de repasser devant les électeurs. Sur le fond les remainers restaient sans voix, tant devant le discrédit des paroles expertes que des menaces pesant sur la prospérité future du Royaume-Uni. Au total, si les remainers critiquaient l’absence de stratégie des brexiters, ils demeuraient sans réponse face à l’insurrection du petit peuple et à ce qui a nourri la révolte captée par les populistes, sans analyses face à la grande cassure entre métropoles vibrantes et campagnes, peuple et élites, vieux et jeunes, natifs et immigrés.

Et maintenant ? Quel avenir envisager ? Sur la base des mêmes constats, trois scénarios contrastés se sont progressivement imposés dans le débat post-Brexit : celui de Charles Grant du Center for European Reform, celui de Jean Pisani-Ferry et de ses collègues de Bruegel, celui, enfin, de l’Institut Delors.

Ces constats sont de trois ordres :

  • une UE sans Royaume-Uni sera considérablement affaiblie dans un monde de plus en plus structuré par les Etats-Unis et les puissances émergentes (Chine et Inde) avec un regain des tensions provoquées par les migrations et la stratégie agressive de la Russie;
  • une UE sans Royaume-Uni perdra en dynamisme économique à cause du rôle positif du Royaume-Uni en matière de marchés et de libéralisation des économies ;
  • une UE et un Royaume-Uni, pris dans les affres d’une négociation interminable pour la séparation, verront leur énergie distraite pour un résultat qui ne peut être que sous-optimal d’un point de vue économique et géopolitique.

Dans un appel signé avec ses collègues de Bruegel, Jean Pisani-Ferry veut à tout prix arrimer le Royaume-Uni à l’UE en proposant une Union Continentale dont les contours sont conçus de telle manière qu’ils puissent non seulement satisfaire les demandes britanniques mais encore servir demain de modèle à l’intégration de la Turquie et de l’Ukraine. Pour asseoir leur manifeste, Jean Pisani-Ferry et ses collègues récusent d’abord la nécessité économique de la libre circulation des personnes. Ce que requiert le marché unique c’est une forme d’organisation de la mobilité du travail, la libre circulation des personnes relevant, elle, d’un choix politique. Ils défendent ensuite l’idée d’une participation pleine et entière du Royaume-Uni à la phase amont de la négociation des normes du marché unique, même si la décision ultime doit rester la prérogative des seuls Etats membres. Ils insistent enfin sur la nécessité de renforcer le partenariat privilégié en matière de défense. Ainsi, à côté d’une Europe des 27 avec son noyau dur, l’Eurozone, un nouveau cercle se formerait – l’Union continentale – qui accueillerait d’abord le Royaume-Uni avant de recevoir les pays de l’étranger proche.

Dans une série de réactions publiées par l’Institut Delors sur le Brexit, ses effets sur l’UE, les nécessités de la relance de la zone euro etc., ses responsables parviennent à une triple conclusion :

  • les obstacles légaux à la séparation sont tels qu’il faudra au minimum cinq ans pour désintriquer l’UE et le Royaume-Uni ;
  • pendant cette période les Britanniques ressentiront les effets réels du Brexit tant en matière de change que d’investissement et d’activité économique ;
  • pendant cette longue période de transition, des échéances politiques et électorales pourront conduire à une remise en cause des résultats du référendum du 26 juin. Ce qui a débuté par une initiative politique irraisonnée pourra ainsi se conclure par un choix politique différent, expérience faite.

Enfin, dans un remarquable essai, Charles Grant du CER explique à la fois les considérables difficultés du Brexit, puisqu’il envisage six négociations à mener en parallèle sans qu’il soit possible ou même envisageable de les boucler en deux ans, et les raisons politiques pour lesquelles seul un hard Brexit finira par s’imposer. S’agissant des négociations à mener, outre la négociation formelles au titre de l’Article 50 et dont l’objet est de trouver les modalités concrètes de la séparation, de la désintrication juridique et de la liquidation de la communauté, cinq autres négociations sont à mener : sur l’accord commercial EU-RU, sur le régime commercial transitoire entre la fin de la période de négociation de deux ans et la signature d’un accord commercial final, sur la négociation avec l’OMC pour l’admission comme membre de plein droit, sur la renégociation des cinquante-trois accords commerciaux passés par l’UE et dont le RU va devoir devenir membre à titre individuel, sur les accords nouveaux à négocier avec les Etats-Unis , l’Inde et la Chine sans compter les accords à passer entre l’UE et le RU en matière de défense de sécurité et d’antiterrorisme. Mais pour Charles Grant, ni les difficultés pratiques ni les contre-effets économiques n’altéreront la logique du Brexit, pour une raison éminemment politique. Apres l’échec du « Remain » au référendum et l’arrivée de Theresa May au pouvoir, la condition sine qua non de la préservation de la cohésion du Parti Conservateur et du maintien de Mme May au pouvoir ne pouvait être que le Brexit et ce d’autant plus que le Parti Travailliste, avec Jeremy Corbyn, y consentait de fait. Dès lors les scénarios norvégien, suisse ou autres, qui maintenaient le principe des quatre libertés, étaient voués à l’échec. Le refus des Européens de se prêter à une pré-négociation, le refus américain d’entrer dans un dialogue commercial avant que le sort des relations UE-RU n’ait été fixé et la difficulté pratique à jouer de la date du déclenchement de l’Article 50 à cause de la date butoir des élections européennes de 2019 ont fini par convaincre Mme May de brûler ses vaisseaux.

Au total il est frappant de constater que la participation britannique à l’UE s’est jouée sur une opération politique de David Cameron visant à maintenir l’unité de son parti dans la perspective des législatives et que le hard Brexit sera engagé pareillement pour préserver l’unité du Parti après les résultats du référendum de 2016. Certes les Britanniques ont toujours été des « eurotièdes » et ont réussi à multiplier les options de retrait. Certes les observateurs ont dramatiquement sous-estimé les effets du choc migratoire européen, anesthésiés qu’ils étaient par les études montrant le caractère très favorable pour l’économie britannique de cet afflux. Mais le Royaume-Uni, sous Mme Thatcher, a multiplié les crises et les occasions d’affrontement sans jamais rompre, une pratique dont ne s’est manifestement pas inspiré David Cameron.

La dynamique du Brexit a été plus conquérante que celle du Remain. Défaire semble plus motivant pour la classe politique britannique que réparer, construire et relancer. Il est frappant de constater combien les « remainers » se sont réfugiés dans les arguties juridiques au lieu de construire un discours d’adhésion. Il faut y voir le signe que les thèses populistes, anti-élites et nostalgiques de l’empire l’ont emporté.

Enfin le cycle de négociations qui s’ouvre sera long, chahuté, et il nécessitera l’invention de rustines et de constructions provisoires. Cette activité occupera l’UE et le RU pour les années à venir sans bénéfices ni pour les uns ni pour les autres alors que le monde devient sans cesse plus inquiétant et que l’influence européenne ne cesse de décliner.