Quel impôt sur les sociétés dans une économie mondialisée? edit

May 14, 2019

L’évasion des profits entre pays pour les loger là où la fiscalité est la plus légère abîme très profondément l’impôt sur les sociétés (IS). La perte fiscale des États est énorme : le FMI cite, dans un rapport de mars 2019 sur le sujet, une étude qui chiffre à 450 Md$ les pertes au niveau mondial, soit près de 1% du PIB. Pour la France, 1% du PIB également, soit 21 Md€ pour un impôt qui a rapporté 55 Md€ en 2017 (avant CICE). Le mouvement va probablement s’amplifier avec la montée en régime de l’économie numérique qui rend plus incertain le lieu où se crée la valeur.

Une réforme de fond est indispensable. Mais quelle réforme ? On tente ici de clarifier la discussion.

Une première chose est souvent mal comprise : l’IS est un impôt qui en principe peut tout à fait s’accommoder de taux différents selon les pays. C’est le transfert illicite des profits qui ronge l’impôt en déclenchant la concurrence fiscale par les taux, soit de façon offensive par les petits pays, soit défensive par les grands[1]. Sans cela, l’IS présenterait le cas rare d’un impôt très peu perturbateur dans l’économie.

Voici un exemple pour illustrer ce point. Une personne propose l’arrangement suivant aux actionnaires d’une entreprise : elle s’engage à prendre en charge 25% des dépenses pour recevoir en échange 25% des revenus futurs, c'est-à-dire 25% du profit d’exploitation. À la surprise des actionnaires, elle refuse tout droit de vote et promet de ne jamais s’impliquer dans la gestion de l’affaire pourvu qu’on ne lui cache pas les revenus et qu’on ne gonfle pas les dépenses.

En quoi la valeur des droits à profit des actionnaires est-elle changée ? En rien. Si les fonds à avancer par les actionnaires avant arrangement sont de 100 et le revenu d’exploitation de 10, le taux de rendement du capital est de 10%. Après arrangement, ils seront de 75 et le revenu de 7,5. Le rendement reste à 10%. Et en quoi l’entreprise connait-elle une hausse de ses coûts de production ? En rien. Ce n’est qu’un changement dans la structure de l’actionnariat qui n’affecte pas les conditions d’exploitation.

Eh bien, cette personne si sympathique, c’est l’État. Du moins presque. Deux raisons, qui s’annulent partiellement, remettent en cause cette neutralité : le financement par emprunt est favorisé puisque les charges d’intérêt sont déductibles et cette subvention à la dette va de la poche de l’État à celle des actionnaires. En sens inverse, le profil de trésorerie de l’impôt et celui des dépenses de l’entreprise diffèrent. Par exemple, on ne déduit que l’amortissement et non l’investissement lui-même. Il se crée aussi par ce mécanisme des distorsions entre entreprises :  l’État ne fait pas l’avance de trésorerie pour le projet d’une jeune société indépendante mais le fait si le projet est réalisé au sein d’une grande entreprise déjà profitable, les coûts du projet allant être imputés sur son profit existant.

En pratique, la pleine neutralité vaudrait si l’IS portait sur le flux net de trésorerie d’exploitation et non le profit comptable après frais financiers, une recommandation faite de façon croissante par les économistes. Mais à l’échelle du pays, on en est proches. Donc, l’IS en elle-même affecte peu au global les coûts de production et le coût du capital.  Elle pèse assez peu sur l’actionnaire, sauf si l’entreprise bénéficie de rentes[2]. L’histoire en donne la preuve : pendant les Trente glorieuses, les taux d’IS atteignaient des niveaux qui paraissent stupéfiants aujourd'hui : 50% dans la plupart des pays, et même 60% en Allemagne. Cela n’a pas empêché les entreprises d’être très profitables, au profit des actionnaires.

En théorie, l’ouverture du pays à l’international ne devrait rien changer. Ici, les taux d’IS ne sont pas les mêmes, par exemple 12,5% en Irlande mais 25% demain en France. L’entreprise française est-elle pénalisée ? Non, mais à condition que les profits restent parfaitement cantonnés, qu’on ne cache pas les vrais revenus et les vrais coûts : les entreprises irlandaises auraient un « actionnaire » minoritaire qui les « appuierait » à 12,5% ; et les françaises un peu plus, à 25%.

Le coupable est donc bien l’évasion des profits. Par divers moyens, les grands groupes internationaux se hâtent d’imputer leurs charges en France et leurs revenus en Irlande. Et il est difficile de l’empêcher. Par exemple, la déductibilité des frais financiers de la base de l’IS rend très facile le transfert du profit par le jeu de la dette, un groupe ayant intérêt à endetter plutôt qu’à capitaliser ses filiales dans les pays à fort IS. On s’invente aussi de multiples commissions de gestion ou droits sur les marques. Baisser l’IS devient une stratégie de compétitivité et de préservation de la matière fiscale, ceci dans un jeu dynamique : c’est sans fin qu’il faut baisser l’impôt pour garder son avantage concurrentiel. Entre temps, l’État perd une recette facile à lever et contracyclique, l’oblige à couper dans les services publics ou à reporter ses recettes sur d’autres impôts aux propriétés moins bonnes que l’IS[3].

Les propositions de réforme

On exclut le cas où l’on en arrive à des taux d’IS nuls, où le problème s’efface de lui-même avec le dommage mentionné ci-dessus. Ou encore celui où les États s’entendraient sur des taux d’IS identiques, parce que l’obstacle politique semble insurmontable, les États revendiquant avec une certaine légitimité le plein contrôle de leurs impôts. Il faudrait de plus s’entendre sur la détermination de la base fiscale, ce qui est une tâche ardue puisqu’elle dépend aussi du droit local des sociétés. Il est heureux que l’Allemagne et la France se soient lancé dans un tel chantier, dont on espère qu’il aboutisse un jour.

1 - Première série de mesures, l’OCDE a initié un vaste programme, appelé BEPS par son acronyme anglais, consistant à préserver la structure de l’IS tel qu’il est, mais à faire adhérer les pays à des règles communes dans la détermination de l’assiette fiscale. Certaines des recommandations ont été actées par le G20 et l’Union européenne leur a donné force législative. Par exemple, on encourage le mouvement déjà entamé par les fiscs nationaux de limiter la déduction fiscale des intérêts de la dette. On instaure aussi le principe d’échanges d’information entre fiscs nationaux, ce qui va aider la lutte contre les prix de transfert abusifs.

Beaucoup trouvent ces mesures trop timides. Il serait utile que l’information réservée aujourd'hui aux fiscs nationaux sont pleinement divulguée de façon à créer une pression publique. De même, on reproche au projet d’en rester étroitement attaché au principe du juste prix de transfert, c'est-à-dire de rechercher le prix qui s’établirait sur un marché fictivement libre entre entités indépendantes, de façon à taxer là où la valeur est créée. Mais le diable est dans la définition du lieu de création de valeur. C’est parfois le pays importateur du service qui crée une partie de la valeur, parfois non. La montée en régime de l’économie numérique, celle que chevauchent les GAFAM, rend plus complexe encore la tâche : d’où provient réellement le service ? Il y a probablement une valeur créée en France lors de l’achat local d’un iPhone, et il faut montrer qu’elle couvre davantage que les profits de distribution. Mais si Apple facture au consommateur français des prix de monopole, déraisonnables au regard de ses vrais coûts, alors il est normal que l’État français en prenne sa part s’il ne peut protéger son consommateur de la position abusive. La valeur n’est peut-être pas créée en France, mais elle en est en tout cas extraite, même si un tel concept est difficile à formuler en termes juridiques.

2 - C’est dans cet esprit, dans l’attente de réelles solutions multilatérales, que la France a introduit sa taxe numérique de 3% du chiffre d'affaires pour les entreprises numériques d’une certaine taille, essentiellement des entreprises américaines. La mesure n’est pas inefficace : si l’on se méfie en général des taxes sur le chiffre d'affaires parce qu’elles sont aisément répercutées en aval sur le client, c’est moins vrai lorsque l’entreprise taxée bénéficie de rentes pures dans la fixation de ses prix, ce qui est très probablement le cas ici. Par contre, la mesure est fragile juridiquement, contrevenant au principe d’« établissement permanent », c'est-à-dire d’une présence physique effective pour que le profit soit soumis l’impôt local. Elle ne manque pas non plus de cran, sachant le risque de représailles possibles des États-Unis.

3 - Une autre classe de mesures, assez nouvelle, consiste à fixer des taux minimum d’IS. Les États-Unis ont montré le chemin lors de leur récente réforme fiscale de 2017, de sorte que d’autres pays pourraient les copier. D’une part, les profits des filiales étrangères d’un groupe américain doivent acquitter un taux d’impôt local minimum (fixé à 13,125%, un niveau plus élevé que le taux irlandais, il faut le noter !) sauf à subir une taxe forfaitaire de 10,5% au-dessus d’un certain seuil[4]. D’autre part, et plus controversé parce que frisant le protectionniste, les filiales américaines des groupes non américains doivent désormais justifier d’un impôt minimum sur un profit dont on a ôté les commissions de gestion et droits sur les marques. Ces mesures réduisent l’intérêt pour un groupe de faire valser son profit au gré des frontières.

4 - L’attention s’est récemment portée sur un autre mécanisme d’étanchéité, appelé l’ajustement des profits aux frontières, qui a été introduit dans le débat économique à l’occasion des travaux préparatoires de la réforme fiscale de 2017 aux États-Unis. L’idée consiste à copier un impôt qui a prouvé sa résistance aux transferts de profits, à savoir la TVA. Comme pour la TVA, on ne taxerait pas les ventes à l’exportation et on ne permettrait pas la déduction du coût des biens importés.

Une façon simple de comprendre cette taxe avec ajustement aux frontières est de couper fictivement l’entreprise en deux entités fiscales : la première ne ferait que traiter commercialement avec l’étranger, achetant des importations, éventuellement du travail frontalier ou détaché, et vendant des exportations. Cette entité ne serait pas du tout taxée (ce qui veut dire que les achats de biens à l’étranger ne seraient plus déductibles d’impôt – on comprend pourquoi Walmart, fortement importateur, a fait partie du lobby qui a réussi à retoquer ce projet au congrès américain). La seconde entité serait purement « intérieure » et subirait normalement l’impôt. En quelque sorte, l’IS deviendrait une TVA assortie d’une déduction au même taux des coûts salariaux. Au risque d’être technique ici, ce système est réputé être similaire à une dévaluation interne dans le pays qui adopte la mesure. La réforme donc aurait des effets sur les taux de change qui viendraient gommer au fil du temps l’avantage compétitif initial.

Il n’est pas sûr toutefois que la proposition soit légale aux yeux de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, qui pourtant admet parfaitement tant la TVA que les subventions aux salaires. Un deuxième défaut est qu’elle ne met pas fin aux transferts illicites de profit : puisque les exportations ne sont pas taxées, il devient tentant pour un grand groupe de surfacturer les ventes faites à ses filiales à l’étranger : on pomperait ainsi les profits de la filiale en les ramenant libres d’impôt au pays siège du groupe. Une telle réforme ne serait donc valide que si plusieurs grands pays l’adoptaient simultanément, forçant les autres à s’y plier, un phénomène de contagion qu’on a observé dans l’adoption quasi-universelle de la TVA. La mesure prendrait alors une efficacité radicale : puisque les transactions commerciales entre pays échappent à la taxation, rien de sert de manipuler leurs prix.

Dans le cas de la France et des grands pays européens, on pourrait juger qu’au lieu de cette réforme, il suffirait, par l’équivalence mentionnée plus haut, d’accroître les taux de TVA tout en réduisant les cotisations sociales sur les salaires. Cette dernière voie semble faire partie des réflexions du gouvernement Macron pour financer la baisse promise de l’IS.

5 - Une mesure tout aussi radicale mais d’une bien plus grande simplicité administrative consiste à s’en remettre à une formule forfaitaire de répartition de l’assiette de l’impôt, en abandonnant le principe du juste prix de transfert. Cette technique est couramment en usage au sein de nombreux pays, ceux notamment dont la structure politique est fédérale (États-Unis, Canada ou Allemagne par exemple), quand il s’agit de redistribuer l’impôt entre régions. Par analogie, l’assiette de l’impôt pour un groupe international serait son profit global, assiette ensuite répartie entre les pays selon une clé de partage, par exemple le chiffre d’affaires par pays, libre à chacun des pays de fixer le taux d’IS qui lui convient. La Commission européenne pousse un tel projet au niveau de l’Union s’agissant des profits européens faits par les grandes multinationales : la clé de partage mêlerait à parts égales le chiffre d'affaires, les actifs immobilisés et les effectifs salariés engagés dans chacun des pays.

Une telle mesure supprime elle aussi toute manipulation géographique du profit, mais ne fait pas disparaître toutefois d’autres formes de concurrence fiscale, telles des mesures pour attirer les actifs de production dans le pays et donc doper la formule à son avantage.

Conclusion

Ce bref tour d’horizon montre que l’IS fait partie des bons impôts malheureusement en voie d’asphyxie par les évasions fiscales permise par la mondialisation. Il n’y a pas à ce jour de formule miracle qui passerait à la fois les obstacles techniques et politiques mais plutôt un faisceau de mesures qu’il est possible de mettre en place. A la communauté politique de s’en saisir. Après tout, c’est bien par un accord international, datant de 1923 sous l’égide de la jeune Société des nations, que le cadre qui prévaut aujourd'hui en matière de fiscalité internationale a été adopté et qui a montré sa robustesse pendant longtemps.

À défaut d’un accord à niveau mondial, on se rabat bien sûr sur l’Europe, où le chemin de croix pour aboutir à un accord est supposé moins long. Le pessimisme n’est pas toujours de mise. Par exemple, des mesures drastiques d’harmonisation ont pu être prises sur la TVA et vont peut-être l’être encore. D’ici là, il faut clairement soutenir le projet de l’OCDE qui sans toucher la structure de l’IS propose un socle de règles communes entre les pays. Il faut que les fiscs nationaux rapprochent toujours plus l’assiette de l’impôt du flux de trésorerie d’exploitation et non du profit comptable, ce qui implique d’aller toujours plus vers la non-déductibilité des frais financiers. Et bien sûr poursuivre la lutte contre les paradis fiscaux, en premier lieu au sein de l’Europe, parce qu’ils sont un rouage essentiel dans l’évasion des profits.

 

[1] Il reste bien sûr une concurrence fiscale agissant par d’autres voies, telles les subventions à l’installation locale d’une entreprise, comme l’a montré le très honteux shopping à la subvention qu’a fait Amazon auprès des grandes villes américaines pour installer son second siège social.

[2] En situation concurrentielle où l’entreprise ne fait pas de surprofit, le coût actuariel de l’IS, avec les réserves faites ci-dessus, est nul. L’IS est donc proche d’un pur impôt sur la rente. On justifie ainsi une fiscalité spécifique et indépendante sur les dividendes perçus par les actionnaires.

[3] Pour plus de détails, on se reportera à : F. Meunier, « La baisse de l'impôt sur les sociétés et la valeur des entreprises », Revue d’économie financière, 2018/3, n° 131.

[4] Taxe dite Global Intangible Low Taxed Income ou GILTI.