Le libéralisme est-il de gauche? edit

12 novembre 2007

L'Europe continentale est engagée dans un débat passionné sur la poursuite de réformes favorables à l’économie de marché et à un plus grand libéralisme économique. Chacun sait ce que cela signifie :  compétition, flexibilité du marché du travail, libéralisation des services, baisse des impôts, privatisations. Le débat traditionnel est le suivant : ces réformes sont des réformes de droite, elles peuvent aboutir à plus d’efficacité – et peut-être même à plus de croissance économique – mais elles ont aussi tendance à augmenter les inégalités et à se faire au détriment des plus pauvres. Donc, et ici se fait jour l’argument classique des Européens « socialement compatissants », on ne peut avancer que très prudemment dans cette direction : les gouvernements doivent procéder soigneusement et se tenir prêts à faire marche arrière à n'importe quel point. Or, une bonne partie de ce raisonnement est fondamentalement fausse.

La flexibilité du marché du travail, la déréglementation du secteur tertiaire, les réformes des retraites, une plus grande concurrence dans les subventions aux universités (qui transférerait le financement des contribuables aux utilisateurs), tout cela élimine des rentes, augmente la productivité et récompense le mérite au lieu de favoriser les inclus, offrant ainsi plus d’opportunités aux jeunes travailleurs.

Les réformes pro-marché n'impliquent pas d’échanger plus d’efficacité contre moins de justice sociale. Bien au contraire, et c’est en ce sens qu’elles sont de gauche, elles réduisent les privilèges. Tel était le message d’un livre publié en 2006 (The Future of Europe, MIT Press), et que nous approfondissons dans un livre paru récemment, Il liberismo è di sinistra (liberismo en italien désigne le seul libéralisme économique, et non le libéralisme politique au sens large, ndt). Ce nouvel ouvrage a été écrit à partir de l’exemple italien, mais la plupart de nos commentaires s'appliquent aussi aux autres pays européens qui ont du mal à se réformer, en particulier la France.

Notre argument est que ce sont les objectifs traditionnellement chers aux partis de gauche européens – comme la protection des plus faibles ou le refus de trop grandes inégalités et des privilèges – qui doivent les amener à adopter des politiques pro-marché. Ce qui a souvent été la norme depuis les années 1960, comme une forte réglementation, la protection des statuts, un secteur public très développé qui ne bénéficie pas aux plus pauvres mais aux plus connectés et impose de lourds prélèvements, des universités qui produisent la médiocrité au nom du principe d’égalitarisme (alors que les très riches se débrouillent d’une manière ou d’une autre pour obtenir une bonne éducation), tout cela n’est pas seulement inefficace, mais socialement injuste.

Un bon exemple peut être trouvé dans le marché du travail. En Italie, en Espagne et en France, ce marché est fractionné. Les jeunes sont embauchés avec des contrats à durée déterminée (CDD) qui n'offrent guère de protections et peu de perspectives. Quand le contrat expire, ou en France au terme du deuxième CDD, l'employeur refuse bien souvent de le renouveler, pour ne pas risquer d'avoir à convertir des embauches temporaires en emplois permanents, avec des salariés devenant d’un seul coup très difficiles à licencier. Les réformes qui élimineraient cette dualité en donnant plus de flexibilité à l’ensemble du marché, tout en conjuguant cette flexibilité avec une protection sociale appropriée, non seulement réduiraient le chômage, mais surtout bénéficieraient à ceux qui sont vraiment pauvres et aux jeunes entrant sur le marché. Voilà typiquement l’exemple d'une politique pro-marché qui favorise les plus pauvres.

On peut aussi prendre l’exemple des dépenses publiques, en s’appuyant là encore sur le cas italien. L’État italien fait peu de choses pour protéger les familles du risque de tomber en-dessous de la ligne de pauvreté. Pourquoi ? Parce que l'Italie dépense trop sur les retraites et trop peu sur les autres programmes de l’État-providence. Et qui s’oppose le plus vigoureusement à une baisse du coût des pensions qui passerait notamment par une élévation de l'âge de la retraite ? Les syndicats, soutenus par une bonne partie de la gauche ! Cette position défend non pas les autres travailleurs, notamment précaires, mais leurs propres membres, travailleurs vieillissants de secteurs fortement syndiqués et retraités de ces mêmes secteurs. Cet été, la menace d'une grève « générale » – qui auraient vu ces salariés protégés cesser le travail, mais certainement pas les jeunes avec des contrats de travail temporaires et aucune sécurité sociale – a suffi à convaincre le gouvernement de gauche d’abaisser l'âge de retraite de 60 à 58 ans. Ce qui va encore accroître le fardeau supporté par les jeunes d'aujourd'hui. Comment peut-on affirmer que ces syndicats et leurs alliés politiques de gauche représentent toujours les jeunes et les pauvres ?

S'il est établi que ces réformes n’opposent pas efficacité et justice sociale, pourquoi ont-elles tant de mal à se mettre en place dans des pays comme l’Italie et la France ? A quoi tient cette confusion de l'électeur européen « compatissant » ? La réponse de la science économique est celle-ci : les mécanismes politiques peuvent varier d’un pays à l’autre, mais le fond de l’histoire est que les « insiders » - protégés ou initiés – bloquent les réformes.

Bien entendu, ils ne peuvent justifier leur opposition aux réformes simplement parce qu’elles nuisent à leurs intérêts. Ils ont besoin de la rhétorique de la défense des plus pauvres et des plus faibles, ou en France de la « grève par procuration ».

Prenons encore un exemple, la compagnie nationale Alitalia. Voilà plus de dix ans qu’elle perd de l’argent, coûtant une fortune aux contribuables. Les pilotes sont payés autant qu'ailleurs, mais ne volent que la moitié des heures de leurs collègues des autres grandes compagnies mondiales. Les syndicats de la compagnie se battent pour continuer à recevoir des aides d’État, et après tout on peut le comprendre. Mais pourquoi la gauche au gouvernement devrait-elle s’aligner sur leurs revendications, et taxer l’ensemble des contribuables pour payer les équipages d'Alitalia ? En maintenant la compagnie en vie, elle empêche le processus de destruction créative dans le secteur de l’aviation, qui créerait plus d’emplois et non moins.

Les réformistes d’Europe doivent refuser de se laisser enfermer dans l'équation « Plus de marché égale plus d'injustice ». C'est exactement le contraire. Accepter cette équation, ou tenter de lui trouver des excuses, n’est certainement pas la bonne façon de mener la bataille des réformes. Ce n’est qu’en se ralliant à la concurrence, aux réformes et à un système fondé sur une vraie méritocratie que les parti de gauche pourront dire qu'il se battent pour les membres moins favorisés de nos sociétés européennes.

Une version anglaise de ce texte est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU