Dialogue social: de profondes mutations edit

22 novembre 2019

Le dialogue social peut se réaliser aux trois niveaux : national dans le cadre d’accords nationaux interprofessionnels (ANI), branche, et entreprise. Le niveau interprofessionnel a connu un cycle ascendant, notamment à partir de la loi Larcher « de modernisation du dialogue social » du 31 janvier 2007 puis, depuis 2015, un affaiblissement s’accompagnant à partir de 2017 d’un renforcement spectaculaire des niveaux inférieurs et surtout celui des entreprises.

2007-2013: renforcement du rôle de la négociation interprofessionnelle

Dans le passé, la négociation au plan interprofessionnel a joué un rôle important, dans de nombreux domaines (formation, chômage, retraite complémentaire). La loi Larcher lui a donné une plus grande force. Son article 1 prévoit que « Tout projet de réforme envisagé par le gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l’ouverture éventuelle d’une telle négociation… »

Suite à ce texte, de nombreux intervenants ont préconisé d’aller plus loin en transformant les partenaires sociaux en quasi « pré-législateurs », par le biais d’une transposition la plus fidèle possible dans le code du travail du contenu d’éventuels ANI ambitieux. Différentes procédures étaient envisagées à cet effet, comme par exemple le recours à l’ordonnance qui permet davantage que le processus parlementaire habituel d’éviter une dénaturation de l’ANI au moment de sa transposition en loi. Par différents écrits, nous nous sommes inscrits dans ce processus tout en préconisant également, entre autres, deux éléments fondamentaux : tout d’abord, le renforcement du rôle de la négociation de branche ou d’entreprise en permettant aux partenaires sociaux de déroger aux normes légales par accord collectif, voire de les rendre supplétives vis-à-vis des normes conventionnelles, dans les limites des principes (c’est-à-dire du respect des droits fondamentaux) et du droit supranational lorsqu’il est d’application directe. Ensuite, en renforçant la légitimité des acteurs du dialogue social, les signataires d’accords collectifs représentant les salariés devant par exemple avoir obtenu une majorité des suffrages aux précédentes élections professionnelles.

Suite à la loi Larcher, les partenaires sociaux ont montré une réelle ambition réformatrice au niveau national. En voici quelques exemples.

L’ANI du 11 janvier 2008 (signé côté salariés par CFDT, FO, CGC et CFTC et côté employeurs par Medef, CGPME et UPA) a notamment proposé la création de la rupture conventionnelle, intégrée dans le code du travail par la loi du 25 juin 2008 « portant modernisation du dialogue social ». En avril 2008, le Medef, la CGT et la CFDT ont signé une position commune préconisant de changer les règles de représentativité des acteurs de la négociation collective, basant cette représentativité sur les résultats des élections professionnelles au niveau des entreprises ; cette préconisation a été intégrée dans le code du travail par la loi du 20 août 2008 « portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail ». Pour être représentative, une organisation syndicale devra avoir obtenu, au premier tour des élections professionnelles, au moins 10 % des suffrages exprimés dans les entreprises et 8 % dans les branches et au niveau interprofessionnel. Cette disposition faisait disparaitre la « présomption irréfragable de représentativité » dont bénéficiaient jusqu’ici les cinq centrales CGT, CFDT, FO, CGC et CFTC. Par ailleurs, la validité d’un accord aux trois niveaux de négociation était conditionnée au fait qu’il soit signé par des organisations syndicales ayant obtenu ensemble au moins 30% des suffrages exprimés au premier tour des élections professionnelles, et à l’absence d’opposition d’organisation(s) ayant obtenu la majorité des suffrages. La loi El Kohmri du 8 août 2016 a porté à 50% le seuil de suffrages nécessaire pour valider un accord au niveau des entreprises.

Le gouvernement issu des élections de 2012 a renforcé ce mouvement, en instaurant une grande conférence sociale annuelle appelée à déboucher sur des ANI ambitieux, ensuite transposés dans le code du travail par un processus législatif. L’ANI du 11 janvier 2013 (signé côté salariés par CFDT, CGC et CFTC et côté employeurs par Medef, CGPME et UPA) n’a pas démérité en la matière, avec de multiples préconisations, dont par exemple : complémentaire santé obligatoire, compte personnel de formation, accord de maintien de l’emploi, accord collectif sur l’autonomie du contrat de travail. Ce dernier dispositif encore timide a été l’amorce des accords de performance collective instaurés par les Ordonnances Travail de septembre 2017.

Un affaiblissement depuis 2013

Les partenaires sociaux se sont par la suite montrés dans l’incapacité d’aboutir à des accords ambitieux dans les domaines importants sur lesquels ils ont été sollicités par le gouvernement. Ainsi, appelés en 2013 à négocier pour réformer la formation professionnelle et en accroître la performance, considérée comme insuffisante par de nombreux observateurs et spécialistes, les négociateurs ont abouti à l’ANI du 14 décembre 2013 (signé par CFDT, FO, CGC et CFTC côté salariés et MEDEF et UPA côté employeurs) considéré pour le moins comme très limité. Le contenu de cet ANI fut cependant transposé dans le code du travail par la loi du 5 mars 2014. Appelés par ailleurs à négocier sur le dialogue social et la réforme des Institutions représentatives du personnel (IRP) en 2014, les partenaires sociaux ont abouti à un constat d’échec en janvier 2015 et la loi Rebsamen du 17 août 2015 « relative au dialogue social et à l’emploi » n’a donc pas été basée sur leurs préconisations.

Suite à cela, la CGT, encore à l’époque le plus important syndicat de salariés en France, a refusé de participer aux grandes conférences sociales. C’est donc sans la base d’un ANI ni même de préconisations des partenaires sociaux qu’a été conçue la loi El Kohmri du 8 août 2016. Par la suite, le gouvernement issu des élections de 2017 n’a pas cherché réellement à s’appuyer sur des préconisations des partenaires sociaux pour élaborer les textes des Ordonnances du 17 janvier 2017 et de la loi Pénicaud du 29 mars 2018.

Pourtant, appelés à négocier dans le domaine de la formation professionnelle, les partenaires sociaux ont abouti à l’ANI du 22 février 2018 (signé côté salariés par CFDT, CGC et CFTC et côté employeurs par Medef, CPME et U2P). Mais ce dernier a été considéré comme trop peu ambitieux par le gouvernement qui a de ce fait pris la main, par la loi « avenir professionnel » du 5 septembre 2018. Ensuite, dans le domaine de l’assurance chômage, les partenaires sociaux ne sont même pas parvenus à conclure un ANI et le gouvernement a agi seul, par le décret du 26 juillet 2019.

On peut voir plusieurs raisons à l’affaiblissement de la négociation interprofessionnelle. Tout d’abord, l’émiettement syndical et la politisation des acteurs, extrême à ce niveau national, ce qui radicalise les positions. Cette politisation s’est accélérée du côté des syndicats de salariés par la radicalisation croissante des positions de la CGT et à degré moindre de FO, sans doute amplifiée par les scandales et difficultés internes connues sur les dernières années dans ces deux confédérations. Pour la CGT, la radicalisation a pu aussi être alimentée par la déception de s’être fait détrôner par la CFDT de la position de 1er syndicat de France. La dérive idéologique étonnante de la CGC est également à signaler. Elle aboutit à une « gauchisation » de ses positions et à l’abandon d’un positionnement traditionnel réformateur, ce qui a contribué aussi à l’affaiblissement de la négociation interprofessionnelle.

Une autre raison de l’affaiblissement du niveau interprofessionnel est l’implication, y compris comme gestionnaires, des partenaires sociaux dans les domaines concernés par des réformes récentes. L’ambition réformatrice des partenaires sociaux en est pour le moins entamée. Difficile de transformer des institutions dont on tire un bénéfice, de façon directe ou indirecte.

Cet affaiblissement du niveau interprofessionnel est sans aucun doute durable, comme l’est à l’opposé le renforcement du rôle de la négociation collective au niveau des branches et surtout des entreprises.

Le renforcement du rôle de la négociation collective au niveau des branches et des entreprises a été concrétisé par des évolutions dont les ordonnances travail de septembre 2017 et la loi Pénicaud de mars 2018 sont l’aboutissement. Ces textes ont magnifié le rôle de la négociation collective en instaurant le principe d’une supplétivité des normes légales vis-à-vis des normes conventionnelles et surtout de celles de branche à l’égard de celles d’entreprise. Ainsi, les accords collectifs peuvent désormais, dans de nombreux domaines, substituer des normes négociées à celles du droit réglementaire, dans les limites des principes (nés des droits fondamentaux) et du droit supranational (lorsqu’il s’applique). Surtout, la supplétivité des normes nées de la négociation de branche à l’égard de celles conçues au niveau de l’entreprise ne peut que favoriser le déploiement de la négociation à ce niveau où il est aisé d’adapter les normes au contexte particulier à l’entreprise. Ceci est vecteur d’efficacité économique tout comme, du reste, la conclusion d’accords, qui améliore le climat social.

Quel avenir pour l’interprofessionnel et le paritarisme?

L’avenir du paritarisme, en particulier du paritarisme de gestion, est aujourd’hui en question. Le rôle du niveau confédéral des partenaires sociaux va être profondément transformé par le double mouvement décrit plus haut, de chute de la négociation interprofessionnelle et de développement de celle-ci. Cette transformation se manifestera a au niveau de l’entreprise où l’accord devient plus aisément un outil de gestion. Mais aussi au niveau de la branche où la restructuration en cours aboutissant à réduire notablement le nombre de branches (d’environ 700 il y a encore quelques années à une centaine dans un proche avenir) va sans doute concourir à renforcer le rôle et la réalité de la négociation collective à ce niveau.

La qualité du paritarisme au plan interprofessionnel risque de souffrir de cette évolution. Or, son utilité est réelle, d’autant qu’il ancré, depuis la création de la sécurité sociale en 1946, dans notre culture sociale.

Certaines confédérations syndicales déjà en perte de vitesse ne semblent pas encore avoir pris la mesure de ces transformations, ce qui pourrait accentuer leur déclin. Le décalage de plus en plus frappant entre leur discours d’opposition très politique au niveau national et leur implication effective dans les négociations locales risque de renforcer le déplacement en cours des votes aux élections professionnelles vers les acteurs qui ne connaissent pas ce divorce. Est à souligner aussi le renforcement des moyens d’expression de la collectivité de travail grâce à l’institution unique du personnel, susceptible de conférer une identité forte à la notion d’intérêt général de l’entreprise. L’efficacité de cette dernière mutation pour contribuer à dynamiser le dialogue social dans l’entreprise serait d’ailleurs sans doute plus grande si l’employeur sortait du CSE car cela donnerait plus de consistance juridique à la collectivité de travail.