Mais d’où vient l’inflation? edit
Depuis une dizaine d’années, l’inflation était basse, en dessous des objectifs que s’étaient fixés la plupart des banques centrales des pays développés. Elles ont tout essayé, y compris des instruments jamais utilisés auparavant, mais rien n’y faisait, elles n’arrivaient pas à faire remonter le taux d’inflation Tout à coup, l’inflation a surgi sans prévenir et la question du pouvoir d’achat est devenue prépondérante. Mais d’où vient-elle ? Comme on peut s’y attendre, les débats font rage, justifiant un petit tour d’horizon.
Quatre thèses
Il y ceux qui nous avaient prévenus depuis des années. Ils regardaient les banques centrales multiplier la quantité de monnaie qu’elle créent par deux, puis quatre, et plus en quelques années (aux États-Unis et dans la zone euro, on en est à plus de sept depuis début 2008). Ils avaient appris que le niveau des prix suit fidèlement la quantité de monnaie après un délai d’un an ou deux, et ils prédisaient, année après année, une inflation spectaculaire. Leur foi inébranlable est aujourd’hui récompensée : l’inflation est là. Sauf qu’on est très loin des 50% ou 100% que prévoit leur théorie. Sauf qu’après s’être lourdement trompés pendant des années, ils devraient expliquer pourquoi cela arrive si tard, mais ils ne semblent pas avoir compris pourquoi il se sont trompés.
Il y a les banques centrales, qui nous expliquaient il y a encore quelques mois que cette montée soudaine était strictement temporaire, excluant toute action pour remplir le cœur de leur responsabilité, la stabilité des prix. Si certaines banques centrales ont admis s’être lourdement trompées, et bougent enfin, la BCE reste sur sa ligne « temporaire ». Elle aussi reconnaît son erreur mais elle maintient son calme olympien et ne commence à admettre que du bout des lèvres qu’il faut qu’elle s’y mette, mais pas tout de suite, et tout doucement. D’après elle, l’Europe est différente.
Il y a ceux qui renversent la table du lien entre monnaie et inflation pour expliquer que ce sont les gouvernements, pas les banques centrales, qui sont en cause. Tous les gouvernements ont pratiqué depuis le début de la pandémie le « quoi qu’il en coûte ». Ils ont lourdement emprunté pour distribuer des aides colossales aux particuliers et aux entreprises. La demande a explosé depuis la fin de la première vague de Covid-19, sporadiquement bloquée par les vagues successives. Tout naturellement, donc, les prix augmentent. Il faut admettre qu’ils sont les seuls à avoir prévu ce qui se passe.
Et puis il y ceux qui accumulent les explications pour expliquer que cette montée était imprévisible. Ils nous parlent de surprenants goulots d’étranglement dans les longues chaînes de production, qui incluent des kyrielles de producteurs répartis sur toute la surface du globe. Que l’un d’entre eux ne puisse pas suivre le rythme, ou que les ports soient soudain encombrés et les bateaux trop peu nombreux pour transporter ce qui est disponible, et c’est une cascade de blocages qui font que ceux qui assemblent tout ces produits intermédiaires sont incapables de le faire. Ils nous parlent aussi de la montée du prix des matières première, y compris le gaz et le pétrole, qui rendent tout plus cher. Et maintenant il y a la guerre en Ukraine qui bloque les livraisons d’huile de tournesol et de céréales. L’offre n’est pas là et les prix augmentent.
Explication, pas à pas
Si vous êtes perdus, rassurez-vous, vous n’êtes pas les seuls. Mais il est possible de séparer l’arbre de la forêt et d’envisager une historie cohérente, car chacune de ces explications a sa part de mérite. Simplement, l’affaire est plus riche que ces explications parcellaires.
Rappelez-vous la pandémie. Nous avons réduit nos dépenses parce que nous étions confinés, parce que nous étions effrayés, parce que l’avenir était intensément incertain. Les revenus ont été protégés par des aides budgétaires. Revenus maintenus et dépenses réduites, l’épargne des particuliers et des entreprises a considérablement augmenté et, une fois la pandémie contrôlée, elle était disponible pour rattraper le temps perdu. Ajoutez les dépenses publiques qui continuent pour assurer la reprise et il devient normal de voir de voir la demande exploser. Comme, en face, l’offre s’est remise en route plus lentement, freinée par les goulots d’étranglement, l’inflation a commencé à grimper.
Le redémarrage de l’offre a été particulièrement lent pour la plupart des industries extractrices. Les prix des matières premières ont fortement augmenté, et cette augmentation a progressivement percolé dans les prix à la consommation. Le coût du travail a aussi commencé à grimper car il faut faire revenir les employés qui avaient pris l’habitude de rester à la maison et rechignaient à travailler dans des activités pénibles. Les banques centrales ont considéré que tout ceci allait s’estomper et donc que la hausse de l’inflation serait temporaire. C’était plausible, mais loin d’être certain. Elles ont ainsi commis deux erreurs.
La première a été d’imaginer que les salaires allaient rester stables. Or la montée de l’inflation représente une perte de pouvoir d’achat pour les employés. Elles ont cru que la surprenante modération salariale de la dernière décennie allait continuer, mais ce n’est plus le cas dans certains pays et peu probable en Europe. Même si les causes passées de la reprise de l’inflation devaient toucher leur fin, les hausses de prix déjà engrangées ont sérieusement érodé le pouvoir d’achat des salaires. Le succès de Le Pen et Mélenchon à marteler cette question illustrent bien l’importance de cette question.
La seconde erreur a été un manque de prudence, ou de modestie. Face à une situation inédite, les prévisions économiques sont inhabituellement fragiles. Le scénario d’une augmentation des salaires était tout aussi plausible que celui d’une poussée inflationniste temporaire. Les banques centrales auraient dû être moins sûres de leurs prévisions et elles auraient été bien inspirées de travailler sur plusieurs scénarios. À s’être ainsi trompées, elles voient leur crédibilité souffrir à présent.
Les vraies surprises
Pour corser le tout, la Russie a été à la manœuvre. Préparant son « opération militaire spéciale » dès le début de l’automne, elle a ralenti ses livraisons de gaz et de pétrole. Elle a assuré ses contrats longs mais a pratiquement cessé d’accepter les contrats courts qui servent à faire face aux fluctuations temporaires, en particulier celles qui préparent les besoins de l’hiver. Les cours ont puissamment augmenté. L’invasion de l’Ukraine a évidemment renforcé la pression.
La Chine, qui fournit le monde en produits intermédiaires, a aussi aggravé la situation. Sa politique zéro-Covid implique la fermeture sporadique de milliers d’entreprises. Le coût pour la Chine est considérable – elle rentre probablement en récession ces jours-ci, du jamais-vu depuis un demi-siècle – mais l’impact sur le reste du monde est conséquent dans la mesure où il crée des goulots d’étranglement.
D’autres vagues de Covid sont toujours possibles. Le premier effet sera sans doute de réduire la demande et de modérer ainsi la pression inflationniste. Déjà, d’ailleurs, la guerre en Ukraine inquiète suffisamment pour réduire la consommation. Le spectre de la stagflation, l’inconfortable conjonction d’une inflation élevée et d’une récession, s’impose de plus en plus. Pour ceux que l’inflation inquiète, c’est plutôt rassurant car cela devrait pousser l’inflation à la baisse. Le prix à payer sera une montée du chômage. Il restera alors à voir si les gouvernements se sentent à nouveau contraints de creuser leurs déficits pour protéger leurs citoyens et leurs entreprises. À la reprise, la situation actuelle pourrait alors se reproduire.
Et ensuite?
Maintenant que l’hypothèse d’une inflation strictement temporaire s’est évanouie, quelle suite peut-on envisager ? Au-delà du rôle des politiques budgétaires et des surprises, bonnes et mauvaises, à l’horizon de deux ou trois ans, c’est la politique monétaire qui va jouer le rôle principal. La BCE mise à part, temporairement sans doute, les banques centrales des pays développés semblent déterminées à faire redescendre l’inflation avant qu’elle ne s’enkyste. Jadis, avant la crise financière globale, l’opération était simple : il suffisait de faire remonter suffisamment les taux d’intérêt. Il en va autrement aujourd’hui, et c’est là que l’on va retrouver le débat sur le lien entre masse monétaire et inflation.
La raison pour laquelle la masse monétaire a pu être massivement accrue sans créer d’inflation est importante. Normalement, une banque centrale crée de la monnaie en la prêtant aux banques commerciales, qui s’empressent de reprêter cet argent à leurs clients, en fait plusieurs fois. Ce sont ces prêts bancaires qui nourrissent la demande et l’inflation. Or depuis 2008, ce processus est largement bloqué. D’abord parce que les banques ont été fragilisées par la crise financière, ensuite parce que de nouvelles règlementations les amènent à être plus prudentes, enfin parce que particuliers et entreprises n’avaient que faire d’emprunts massifs. Le résultat est qu’aujourd’hui les banques commerciales sont assises sur des quantités gigantesques de monnaie, qu’elles peuvent prêter à leurs clients. Les sommes sont telles que le processus pourrait être explosif.
Les banques centrales en sont conscientes, bien sûr. Pour bloquer ce processus, elles disposent de deux instruments : la hausse des taux d’intérêt, qui décourage les emprunts, et la réabsorption de la masse monétaire qu’elles ont créée. Elles doivent utiliser les deux, mais elles seront soumises à de fortes réactions hostiles. Les taux d’intérêt devront monter beaucoup plus qu’on ne le suppose en ce moment. Ils devront grimper au-dessus de l’inflation, sinon le coût réel des emprunts est négatif. Même si le pic d’inflation actuel est temporaire, cela signifie des taux d’intérêt que l’on n’a pas vus depuis très longtemps. Par exemple, si l’inflation devait spontanément redescendre à 3%, ce qui est optimiste, il faudrait que les banques centrales fixent leurs taux à au moins 4%, ce qui signifie des taux d’au moins 6% pour les particuliers. Personne n’imagine ça aujourd’hui, surtout pas les gouvernements lourdement endettés.
Quant à la masse monétaire créée par les banques centrales, multipliée plus de sept fois, on l’a vu, elle a servi à stabiliser les marchés financiers (et faire grimper les cours des actions) malmenés par la crise de 2008, puis par la crise des dettes publiques dans la zone euro, par la pandémie ensuite et maintenant par la guerre en Ukraine. Réduire la masse monétaire pour tarir le risque d’un envol du crédit pourrait fragiliser les marchés financiers et faire resurgir le spectre d’une nouvelle crise. Même les banques centrales les plus déterminées à s’attaquer à l’inflation n’ont pas encore affiché des intentions ambitieuses sur cette question.
Une nouvelle époque
À l’évidence, nous sommes entrés dans une nouvelle époque en matière d’inflation et de politique monétaire. Toute une génération a vécu avec la stabilité des prix. Les banques centrales ont développé des stratégies tournées vers cet objectif, rendues possible par leur indépendance vis-à-vis des gouvernements. Fortes de leur prestige, elles ont alors pris en charge de nouvelles responsabilités, comme la stabilité financière, parfois sans partage. Certaines, comme la BCE, ont affiché des ambitions en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Aux États-Unis, la Réserve Fédérale a même annoncé se préoccuper de la distribution des revenus. Mais la roue a tourné. Elles se sont efforcées de faire remonter l’inflation devenue trop faible par rapport à leurs objectifs en inventant des nouveaux instruments : les taux d’intérêt négatifs et la création massive de monnaie. Ça n’a pas marché. Puis, après des années d’inflation trop faible, elles n’ont pas vu venir une inflation trop forte. Les voici rappelées à leur mission primaire : la stabilité des prix.
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