L’affaire Veolia-Suez et l’État actionnaire edit

22 octobre 2020

Dans un monde capitaliste classique, l’annonce par Engie de la cession de 29% du capital de Suez à Veolia n’aurait guère fait de bruit. Quoi de plus normal, en effet, que la cession par un groupe diversifié en voie de recentrage d’une participation devenue sans objet ? Quoi de plus nécessaire qu’une cession, source de cash immédiat pour un groupe désargenté, au bilan déséquilibré et dont les besoins d’investissement sont pressants ? Mieux encore, c’est l’éventuel refus de l’offre de Veolia, seule sur la table et qui permet à Engie d’enregistrer une plus-value représentant la moitié des 3,4 milliards d’euros offerts, qui aurait fait scandale. Comment justifier en effet au regard des intérêts des actionnaires d’Engie dont le Conseil d’administration est le gardien qu’une offre aussi alléchante puisse être refusée ? Et pourtant cette transaction fait scandale.

Indignations

Elle fait scandale, d’abord, du point de vue de Suez et de ses salariés dont l’actionnaire de référence Engie a négligé les intérêts. Cette fusion aboutirait au démantèlement de Suez puisque l’activité Eau serait cédée au fonds d’investissement Meridiam. Elle acterait la désintégration de Suez puisque l’activité de Recherche Eau qui irrigue tout le groupe serait coupée d’une partie des marchés. Elle éliminerait la concurrence sur le marché français et sur nombre de marchés étrangers communs puisque Veolia contrôlerait son concurrent et en tous cas agirait de concert pour la cession de nombre d’actifs de sa proie. Pour les salariés, le management et les syndicats de Suez, Veolia et Engie ont fait bien peu cas de leurs intérêts malgré leur nouvelle « raison d’être ».

Elle fait scandale aussi du point de vue de l’État actionnaire de référence d’Engie (24% du capital, 34% des droits de vote) et donc actionnaire au deuxième degré de Suez, dont la position a été combattue puis mise en minorité par le Conseil d’Engie emmené par Jean-Pierre Clamadieu pourtant placé là par l’État actionnaire. L’opération réalisée le 5 octobre a donc été l’occasion d’une émancipation du dirigeant nommé par l’État.

Elle fait scandale enfin du point de vue de l’État puissance publique, dont les recommandations pressantes ont été négligées. L’État, expression de l’intérêt général, avait émis trois conditions à la « bonne fusion » : son caractère amical, la préservation de l’emploi, et le maintien sous contrôle français du capital de Suez. Or la décision prise par Engie d’accepter l’offre de Veolia n’en tient pas compte. Elle suscite de plus l’opposition sonore de nombre de collectivités locales qui voient un concurrent disparaître et un autre qu’ils n’ont pas choisi devenir leur partenaire obligé. Les autorités de concurrence seront bien sûr saisies partout où un risque de position dominante pèse, mais ces interventions n’auront lieu qu’après notification du projet de fusion et avant le lancement d’une OPA de Veolia sur l’ensemble du capital de Suez.

Comment la normalité capitaliste devient-elle objet de scandale public en France ? Pour comprendre cet événement il faut rappeler quelques spécificités de l’affaire Engie-Suez-Veolia avant de s’interroger sur l’évolution du rôle de l’État actionnaire.  

Que d’eau!

Veolia comme Suez sont toutes deux héritières d’une activité et d’un modèle économique qu’elles ont contribué à créer sous le Second Empire et à développer en France et dans le monde, celui de la délégation de service public dans le domaine des services locaux d’eau et d’assainissement. Ce métier les a conduites à développer une proximité avec les élus locaux qui a parfois dérapé au cours du temps, d’où depuis vingt ans une tentative de réinvention.

Le secteur a connu une double évolution. D’une part la concession de service public classique cède de plus en plus le pas à une séparation entre la concession classique qui recule avec la remunicipalisation (les régies directes) et le fermage qui devient un métier autonome. Les collectivités locales achètent des services de gestion, d’optimisation de distribution aux sociétés spécialisées comme Suez et elles conservent la propriété des réseaux ainsi que la responsabilité de l’investissement… D’autre part les grandes collectivités locales, partout dans le monde, entendent diversifier les partenariats dans l’eau ou les déchets, et ne pas s’en remettre à un seul opérateur. La synergie clientèle attendue par Veolia en absorbant Suez risque de se muer en dissynergie (le Maroc pourrait relever de ce cas de figure compte tenu de l’empreinte cumulée des deux groupes dans l’eau et l’assainissement).

Veolia et Suez ont dès lors pris des voies différentes. Suez a fait de la technologie le facteur différenciant quand Veolia a davantage misé sur l’extension du modèle classique de la DSP au reste du monde. Veolia ne mentionne à aucun moment un tournant technologique, des atouts dans le numérique, la télédétection des fuites, les smart grids, la ville intelligente qui rendrait son offre plus attractive, plus adaptée aux nouveaux marchés, alors que Suez a fait de cette conversion aux nouvelles technologies l’acte fondateur de sa stratégie de reconquête et l’a prouvé avec le rachat de GE Water.

La motivation de Veolia en lançant son assaut contre Suez est double : mettre la main sur les actifs étrangers et les technologies de Suez et prévenir les risques concurrentiels futurs avec la montée en puissance des acteurs chinois. Il s’agit rien moins que de bâtir le champion mondial de la transition énergétique et de se donner les moyens de consolider un secteur très fragmenté avant le réveil de la Chine. Mais là aussi l’argument est faible, pour au moins trois raisons. La première tient au marché chinois, à son caractère fragmenté et à la soif de technologies des acteurs chinois. La seconde tient paradoxalement à la fusion envisagée qui va libérer des actifs de Veolia Suez que des acheteurs chinois vont pouvoir acquérir. La troisième tient au fait que Veolia, déjà endetté et qui va mettre 10 milliards pour acquérir Suez, n’aura pas les moyens financiers de développer le nouvel ensemble.

L’État introuvable

Ce projet de fusion-absorption des deux groupes à l’initiative de Veolia a surpris par sa rapidité d’exécution et a rapidement mis en porte à faux l’État, à la fois comme puissance publique et comme actionnaire au deuxième degré de Suez. Après avoir posé ses conditions à la fusion Veolia-Suez, joué les bons offices, annoncé publiquement son refus d’une opération hostile et mandaté ses administrateurs en ce sens, l’État a été défait puisque le CA d’Engie a accepté l’offre de Veolia, ses trois représentants ayant été mis en minorité, et la CFDT ayant refusé de se prononcer.

Dans un premier temps, Veolia, saisissant au bond l’annonce faite par Engie de se séparer des 32% détenus dans Suez, fait une offre ferme et entreprend de convaincre le gouvernement. Le Premier ministre, sans avoir instruit le dossier et fort des assurances données par Veolia, déclare : « Ça fait sens. » La résistance de l’ensemble du corps social de Suez, du président aux syndicats de salariés, perturbe la fusion annoncée et révèle les failles sociales, concurrentielles et de gouvernance du projet porté par Veolia. Bruno Le Maire demande donc à Engie et Veolia de travailler à une solution amicale et concertée du rachat de Suez et à défaut de se prêter à une mise en concurrence de projets rivaux, l’un porté par Veolia d’absorption-désintégration de Suez, l’autre porté par des investisseurs autour d’Ardian préservant l’indépendance et l’intégrité de Suez. Cette injonction ministérielle va échouer car l’État se présente dans ce dossier sous de multiples visages.

Côté gouvernement il y a au moins trois positions affichées : celle de l’Elysée à qui on prête des intentions fluctuantes, celle de Jean Castex déjà évoquée, et celle de Bruno Le Maire.

Côté actionnaires publics, les engagements pris ne sont pas en phase avec la stratégie du ministre des Finances. La CDC, actionnaire de Veolia, soutient l’offre, quant la CNP finance l’offre Meridiam. Ainsi l’État est vendeur de Suez à travers Engie, acheteur à travers la CDC et la CNP. Il soutient l’offre à travers la parole du Premier ministre, il est neutre à travers celle du ministre des finances. Suez est ainsi soumis à une double injonction : accepter l’offre de Veolia pour qu’une opération hostile devienne amicale ou organiser un tour de table alternatif pour la reprise du bloc d’actions Engie alors que l’État acheteur-vendeur directement ou indirectement soutient Veolia.

Une fois de plus l’État est introuvable : quelle est sa stratégie, quels objectifs poursuit-il, qui s’exprime légitimement en son nom ?

Après les spectaculaires ratés de l’État-actionnaire au tournant du siècle, le rapport Douste-Blazy Diefenbaker « Entreprises publiques et Etat actionnaire » avait conduit à la création de l’Agence des participations de l’État, la responsabilité patrimoniale de l’État étant désormais clairement identifiée.

Dans ce rapport accablant pour la gestion publique, suscité par la crise de ces deux champions nationaux EDF et France Telecom, les auteurs avaient livré un réquisitoire impitoyable sur l’Etat actionnaire[1]. Deux arguments ressortaient, qui conservent une pertinence aujourd’hui.

Tout d’abord l’État ne dispose pas d’une capacité d’expertise propre. Un accord donné par un ministre à un PDG d’entreprise publique lève les objections des services. Ainsi le pouvoir discrétionnaire d’un ministre, nécessairement sous-informé et incompétent techniquement, prime sur l’avis de services dont on connaît par ailleurs la modicité des moyens et la faible expertise propre. On peut presque dire que des bavardages avec des ministres valent validation de la stratégie.

Ensuite le Conseil d’administration d’une entreprise publique est un théâtre d’ombres où un président, conforté par le ministre, enrôle des représentants de l’État muets, distille l’information à sa guise à ses amis et prend prétexte de la présence des syndicats pour vider les conseils de toute portée stratégique ou de contrôle des risques et des engagements.

Emmanuel Macron, en arrivant au pouvoir, a voulu renouveler la doctrine de l’État actionnaire actif autour de trois axes.

1- Les participations publiques ayant été largement héritées, il faut initier une politique active de gestion d’actifs qui passe par un questionnement sur les finalités de la détention et doit conduire à des arbitrages de portefeuille, par exemple en privilégiant l’innovation par rapport à l’énergie. Ce principe peut justifier le désengagement d’Engie voire la projection mondiale d’un champion national.

2 - L’Etat étant un actionnaire patient, il est légitime qu’il se voie octroyer des droits de vote doubles pour pouvoir peser sur la stratégie, comme l’illustre le cas Renault. Le poids de l’État dans le capital d’Engie lui confère un rôle particulièrement éminent dans l’évolution de l’industrie des services aux collectivités.

3 - L’État actionnaire doit exercer ses prérogatives notamment par rapport au management en lui assignant une feuille de route. Ce dernier ne peut exercer les prérogatives de l’actionnaire.

Ces principes réaffirmés interdisent donc un comportement opportuniste ou un comportement patrimonial de simple maximisation de la valeur pour l’actionnaire public. Cela lui crée des obligations vis à vis des parties prenantes : il ne peut à la fois vouloir protéger le capital autochtone, la localisation des activités sur le sol national et la défense de l’emploi, et se prêter à une OPA hostile pour empocher une plus-value.

Force est de constater avec l’affaire Veolia-Suez que l’État a encore du chemin à faire pour mettre en cohérence ses actes avec sa doctrine – et parler d’une seule voix.

Et maintenant?

La bataille pour le contrôle de Suez va à présent se livrer devant les tribunaux. Les comités d’entreprise ont dénoncé l’opération Veolia et le déficit d’information de Suez. Un délit d’entrave a déjà été constaté par la Justice. Des actions sont également menées pour établir une éventuelle action de concert entre Engie et Veolia. Ces procédures ne peuvent qu’affaiblir les deux entreprises et éroder leurs positions à l’étranger.

La bataille va aussi se livrer devant les autorités de la concurrence en France et partout où les deux groupes, leaders mondiaux avaient des intérêts. D’ores et déjà les autorités de Hong Kong considèrent que Suez est contrôlé par Veolia et interdisent l’accès simultané des deux firmes à un appel d’offres.

La bataille enfin va se livrer au sein de Suez où les personnels et le management vont s’entredéchirer, divertissant les salariés de leurs tâches pendant un à deux ans.

Beau résultat pour la puissance publique qui n’a pas su quels objectifs poursuivre, qui a été ballottée au rythme de ses expressions diverses et qui finit par ajouter des troubles aux troubles.

 

[1] Assemblée nationale, XIIe Législature, Rapport n° 1004, juillet 2003.