La guerre, c’est aussi l’intendance edit

March 20, 2023

Les observateurs s’émerveillent depuis des mois sur la manière dont la petite Ukraine a retourné la situation face à ce que l’on avait cru une armée russe redevenue invincible. Les stratèges débattent des armes qu’il faut livrer de toute urgence pour assurer la fin victorieuse de la guerre. Les diplomates débattent des conditions qu’il faudra imposer à la Russie pour qu’elle abandonne à jamais ses vieux rêves impérialistes. Mais la situation économique de l’Ukraine est précaire et pourrait bien être son talon d’Achille.

Une remarque préliminaire : les chiffres sont imprécis, sans doute édulcorés comme toutes les informations en temps de guerre, ce qui est bien normal. On fait donc avec ce que l’on a. Pour commencer, c’est environ 20% de la population qui est partie et qui reste à l’étranger, même si une partie importante des premières vagues – plus de la moitié – est revenue. Le nombre des déplacés interne est du même ordre de grandeur. Parmi ceux qui restent, très nombreux sont ceux et celles qui sont engagés dans les combats. Et puis il y a les morts et les blessés, civils et militaires en quantité gardée secrète. Avec une main d’œuvre largement laminée, l’activité économique s’est forcément effondrée.

Les évaluations internationales suggèrent que le PIB a chuté d’un tiers. Une part importante de cette activité est sans doute absorbée par l’économie de guerre. Fabriquer des armes de toutes sortes, avec semble-t-il une superbe ingéniosité, est du point de vue économique une autre perte sèche : les bombes qui s’abattent sur les troupes ennemies sont en quelque sorte une exportation non rémunérée. Une des richesses du pays, l’agriculture, est contrainte par l’occupation, les bombardements, le minage des champs et le blocage des exportations traditionnellement expédiées par voie maritime. À ce tableau cataclysmique, il faut rajouter les destructions. Des villes entières sont rasées. Les bombardements systématiques des centrales électriques et des réseaux de distribution sont suivis de réparations héroïques, qui contribuent au PIB mais ne servent qu’à rétablir la situation préexistante, sans aucun gain pour les infrastructures. Sans surprise, le taux de pauvreté absolue a explosé. Certaines estimations considèrent qu’au moins la moitié de la population vit dans des conditions extrêmes de déprivation.

Au miracle militaire s’ajoute un autre miracle : l’État continue à fonctionner. Le gouvernement assure la poursuite de la guerre, y compris toutes les activités annexes comme les soins aux blessés, les activités de police et de justice, le renseignement, les informations, les transports, etc. Il s’occupe de la population civile et maintient les services publics (alimentation, santé, éducation, retraites). Avec un PIB laminé, les recettes fiscales sont largement réduites. Officiellement, le budget est en équilibre, mais c’est en partie parce que l’Ukraine bénéficie d’une aide extérieure, de la part de pays amis et des organisations internationales, parfois sous forme de dons, mais aussi sous forme de prêts qui alourdissent la dette. De plus, les Ukrainiens à l’étranger envoyaient des sommes importantes avant la guerre, les montants ont rapidement augmenté depuis lors et atteignent un niveau semblable à l’aide financière (non militaire) fournie par les États-Unis. Cette aide et l’arrêt des importations non-essentielles expliquent aussi pourquoi la balance externe est aussi en quasi-équilibre.

L’inflation est de l’ordre de 30%, et semble-t-il stabilisée, encore un miracle. De manière admirable, le gouvernement et la banque centrale se sont mis d’accord pour limiter au maximum le rôle de la planche à billets. (Si les aides internationales promises arrivaient en temps voulu, l’inflation serait sans doute moins élevée). De plus, la banque centrale a organisé la distribution et la circulation de la monnaie en créant un réseau unifié des banques commerciales.

Combien de temps un tel semblant de normalité est-il possible ? C’est une question sans réponse, bien sûr. Comme pour l’aspect militaire, Poutine mise sur une lassitude des soutiens. Déjà on entend la petite musique de ceux qui se plaignent des sommes dépensées. D’après l’Institut de Kiel, entre janvier 2022 et janvier 2023, les promesses d’aide à l’Ukraine atteignent 143 milliards d’euros, y compris le matériel militaire, l’aide financière et l’aide humanitaire. Impressionnant ? Pas du tout. Pour les États-Unis qui viennent et tête (en gros la moitié des montants promis), cela ne représente que 0,37% du PIB. En tenant compte des sommes qui transitent par l’UE, les promesses de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne représentent respectivement 0,31, 0,36 et 0,32% de leurs PIB respectifs. Pour la France, cela correspond à deux mois du budget militaire. La figure ci-dessous montre que ce sont les pays de l’Est qui sont les plus grands contributeurs, mais ils sont bien petits. 

Si l’aide fournie par les États-Unis est entièrement sous forme de dons, celle fournie par les pays européens consiste très majoritairement en prêts que l’Ukraine devra rembourser, en principe. De plus, l’argent destiné à soutenir le budget du gouvernement ukrainien tarde à être versé. Les États-Unis ont fourni la moitié de ce qui est promis, les pays européens environ le tiers. Quant à l’aide militaire, jusqu’à présent, en pourcentage du PIB, elle représente une petite fraction des dépenses militaires engagées pour les guerres au Vietnam, en Irak et en Afghanistan.

Officiellement, les chefs d’État du monde occidental répètent inlassablement que les braves Ukrainiens se battent pour défendre la démocratie et la place des pays qui la pratiquent face aux autocraties qui veulent renverser l’ordre mondial établi depuis la seconde guerre mondiale. Voilà pourquoi nous sommes unis derrière l’Ukraine et que nous persisterons jusqu’à la victoire. La réalité économique est bien différente. Nous consacrons à cette grande œuvre historique des sommes extrêmement modestes et il n’est pas sûr que nos milliards vont continuer à ce rythme.

Certes, nous sanctionnons avec férocité la Russie, mais l’expérience accumulée des sanctions n’est pas encourageante en termes d’efficacité, il suffit de voir ce qui se passe à Cuba, au Venezuela, en Iran ou en Corée du Nord. Si ces sanctions sont maintenues sur une dizaine d’années, la Russie sera un peu appauvrie car elle aura accumulé un retard technologique comme celui atteint par l’URSS avant son effondrement, avec des voitures Lada et des réfrigérateurs spectaculairement obsolètes. Entretemps, Poutine risque fort d’avoir gagné son pari, que nous jugeons insensé, parce que l’Ukraine sera devenue trop pauvre pour poursuivre la guerre. Pire même, notre aide vient sous la condition que l’Ukraine n’attaque pas la Russie. De ce fait, les hostilités, et les pertes humaines, matérielles et financières qui les accompagnent, se déroulent uniquement sur le sol ukrainien. À Moscou, tout va bien. Le pari occidental, chasser la Russie de l’Ukraine sans attaquer la Russie, ne peut réussir que s’il est réalisé très rapidement. Un an est passé, une part importante du territoire ukrainien est sous occupation russe et l’opinion dominante est que la guerre sera longue. Pour ce qui est de l’intendance, c’est peu probable. Les miracles accomplis durant les douze derniers mois ne sont pas soutenables dans la durée quand on regarde la pingrerie des pays démocratiques.